index précédent suivant

 

 

Bricolage

Il en est qui me lisent. Certains sont même amis et le demeurent nonobstant. Il aura fallu l'ironie bienveillante d'un de ces derniers, pour me tancer d'avoir ainsi évoqué le bricolage sans même citer M de Certeau. Je concède n'y avoir pas songé même si le personnage est loin de m'être inconnu. Il fait partie d'une période qui s'est fichtrement éloignée désormais au point de n'être pas certain que ce qu'il écrivit fût encore audible.

Le personnage est passionnant pourtant : qu'un homme d’Église - jésuite en l'occurrence - traverse ainsi tout l'espace alors flamboyant mais troublé des sciences humaines de la fin des années 60 et 70, où bataillèrent les Levi-Strauss, Lacan, Barthes, Foucault et autre Althusser, en ces contrées intellectuelles qui peineront à se remettre de mai 68 en même temps que le marxisme aveuglait les bonnes volontés de ses ultimes certitudes scientistes, qu'un tel exemplaire, désormais devenu rare, de prêtre ou religieux intellectuels et chercheurs s'aventurât ainsi aux lisières de la foi et de la science, aurait évidemment du m'intriguer … Ce ne fut pas le cas sans doute parce que chez lui, à ce qu'il me parut alors, la sphère métaphysique pénétrait rarement celle des sciences humaines ou se contenta seulement de la longer.

Je me souvenais pourtant assez bien de ses réflexions sur l'Histoire ; moins de cette invention du quotidien où il avait repéré les mille et une petites ruses que pouvait avoir fomentées l'individu non pas tant pour résister à l'emprise du collectif que pour s'inventer sa forme de liberté.

Je ne sache pas que même le marxisme le plus orthodoxe de l'époque eût jamais considéré que l'individu fût incapable d'échapper au déterminisme de la superstructure - le ebensosehr du L'homme fait autant l'histoire que l'histoire fait l'homme m'avait toujours semblé pouvoir régler son compte - Bachelard évoquait son caractère monstrueux - au déterminisme absolu des dogmatiques de tout poil. Je ne sache pas que même un Foucault eût jamais affirmé que l'individu fût totalement démuni face aux diktats du pouvoir quand même ce dernier se conjuguât avec efficacité farouche en terme de visibilité et de savoir. Qu'importe d'ailleurs !

De Certeau avait vu la jointure : c'est en cela qu'il intéresse encore. D'entre le local et le global, le collectif et l'individu, jamais il n'est de rupture, de solution de continuité. La frontière est poreuse ou bien alors, comme toute frontière, à la fois protège-t-elle, assaille et laisse transiter. Au cœur du social dont il se croit l'élément premier, il est cette particule qui, précisément, ne l'est pas. En droit ou en philosophie cet atome - puisque c'est le même mot - ne jure que par le privé s'articulant en opposition au public, que par l'intime qu'il faille préserver à tout prix. Mais quoi ? qui croira jamais qu'il s'agisse ici d'une de ces batailles où les forces sagement rangées piafferaient, l'arme au poing, de part et d'autre d'un front soigneusement dessiné ? qui aurait la naïveté d'imaginer que l'un fût seulement l'antonyme de l'autre ? Il en va ici à l'aune de cette physique quantique qui envisage l'infiniment petit où, d'entre le dehors et le dedans, le ici et l'ailleurs il subsiste une infinité de positions possibles. Autant dire que l'un fût grevé de l'autre, marqué comme par autant de grenaille. Que l'un constituât l'autre en une boucle qui ne dit pas seulement le système par quoi il se tiendrait autant qu'il le maintiendrait, mais l'infini variété de l'être se nourrissant avec avidité de tout ce qu'il n'est pas. J'aime ces étranges anfractuosités où la contradiction s'efface, émoussée suavement pr l'ambivalence du devenir.

Bricoler mais lire aussi ; nager à contre-courant et s'arracher à l'emprise de la performance ; rêver de créer et aimer ; dessiner du rêve et rêver de légèreté c'est effectivement inventer le quotidien, c'est creuser une niche où s'éprend l'individu. Inventer de l'insu.

Foucault avait compris la monstrueuse machinerie du panoptique mais il ne pouvait pas ne pas savoir que dans toute mise en scène, subsiste toujours - ou s'insinue - un angle mort. Tel est l'espace de l'individu qui, comme le point n'occupe en réalité aucun espace mais le constitue. Tel est l'atome où se rêve notre liberté : la bricole est comme nos rêves, nos œuvres ou nos paresses. Un défi.

Parce que l'être lui-même est un défi.

Peut-être faudrait-il ainsi élaborer une philosophie de l'insu. Je rêve, comme Freud le fit en son temps, qu'en dessous du soigneux ordonnancement du monde, en dessous des apparences qui bernent les empressés, mais plus archaïques même que les modèles enthousiasmant nos savants pas toujours fous, plus profondément encore que la structure inimaginable de l'atome, dans cette descente vertigineuse qui pourrait ne pas connaître de limite, je rêve, oui, de cette bulle lumineuse jusqu'à l'aveuglement, qui ne serait ni silencieuse, ni effrayante et sans doute pas même infinie où s'ourdirait non comme un complot mais plutôt comme une espérance, où s'enclencherait, presque inaudible d'abord, la subtile machinerie moins de l'être que du plaisir d'être.

Nous ne savons jamais comment de tels miracles débutent et il m'arrive de penser que la parole originaire - la tradition s'est trompée - ne fut pas prononcée de manière tonitruante mais à peine chuchotée. Les biologistes nous confient combien la vie est le résultat hautement improbable d'une combinatoire impossible.

Peut-être le monde a-t-il été créé par mégarde.

Nous sommes les fruits incroyables de cet insu.