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Traces

Nous en laissons souvent, partout. Parfois volontairement et nous les érigeons alors en monuments ou en autels qui salueront notre passage ou bien nos exploits. Souvent involontairement - ils ne sont pas loin alors de ressembler à nos déchets ou à notre mémoire défaillante. Celles-ci que l'on abandonne pour marquer notre territoire, nos propriétés ou notre intimité même ont parfois des allures guerrières ; revêtent l'armure d'avertissements. Parfois, si souvent hélas, ils sont fruits de notre négligence, de notre empressement à consommer, de notre incapacité à saisir sans presque aussitôt jeter.

J'aime que tracer signifier dessiner une ligne et donc une route aussi, mais renvoie - via le latin trahere - à l'acte de tirer, de traîner et ainsi à l'un des gestes les plus anciens de notre passé agraire et de nos ambitions de bâtisseurs. La charrue est avec le métier à tisser l'outil le plus ancien nous ayant permis d'habiter le monde.

J'aime à me promener le long des berges : on y voit toujours la même chose … et pourtant non. Des sapins jaunis qui durent bien égayer quelque réveillon et prendre plaisir à être le centre de l'attention avant aussitôt d'être abandonnés et oubliés … les fêtes n'ont de sens que transitoires.

Parfois, pourtant des surprises.

De celles que je faillis ne pas voir et qui, sans avoir aucune importance, amorcent éclats de joie. Plus émouvantes, parce que mieux construites que ces invraisemblables cadenas, ces pièces de Scrabble, collées ici sur un recoin du muret traduisent naïvement l'exception, ou l'intime … en tout cas l'intempestif qui n'a place ni ici ni à ce moment-là. Mais exhausse tout, nonobstant.

Ou encore ce couple, surpris en sa pause entre deux efforts de ce footing supposé maintenir en forme leurs corps déjà vieillis mais pas encore vermoulus, mais respirant une joie apaisée de pouvoir, en ce matin de février arraché à la grisaille, tout en regardant la foule marcher voire courir devant lui, apprivoiser quelques rayons de soleil et redonner ainsi vivacité à des visages soudain lumineux.

Bien sûr il est des monuments qui se veulent trace des grandes figures ou des grands événements. Le pont Alexandre III n'usurpe sans doute pas sa réputation de plus beau pont de Paris, il échoue néanmoins à donner figure consistance à ce tsar bigrement réactionnaire et franchement antipathique. Bien sûr la Seine traversée, d'autres figures émergent à qui on veut rendre hommage. Mais ces traces-là, pour honorables qu'elles fussent, demeurent néanmoins guerrières : on se peut les admirer ; les aimer sûrement non.

Mémoire intéressante que celle offerte ici d'un Churchill semblant d'un pas sans doute lourd mais déterminé courir vers son destin. Ténacité, entêtement presque maniaque à rien céder firent assurément la réputation de ce grand aboyeur, bien peu amène, piètre séducteur mais au charisme sidéral. Tout dans cette statue le suggère, elle vaut pour cela.

Autre bougon légendaire, comme s'il fallait, pour marquer son temps, être vieillard acariâtre et atrabilaire mesquin à l'occasion, cet autre homme de guerre même si la plus grande partie de son existence avait fait de lui un grand parlementaire, Clemenceau, ici représenté, écharpe au vent, semble aller du même pas volontaire. Les hommes de guerre marchent et ne regardent pas derrière eux.

Sans doute faut-il ces traces … elles nous parleront quelques temps encore et puis s'éloigneront comme des figures trop lointaines, hâtivement remplacées par d'autres à leur tour déboulonnées.

Il est pourtant d'autres traces que flattent la vie et m'émeuvent bien plus.

Cette petite vieille qui scrute presque en vain les clapotis de poissons qu'elle s'entête de nourrir même si je la soupçonne de n'y plus assez voir pour seulement vérifier que son geste fût fructueux.

Ou bien encore, ici, dans la fissure dessinée d'entre deux pierres, cette seule victoire qui importe : celle de la vie, se déjouant des prouesses techniques, ou des stratégies si fines d'arasement où l'urbaniste s'imagine pouvoir dessiner l'espace autant que le temps.

Ou bien aussi, puisque je ne m'en lasse pas, bien plus mystérieux et enchanteurs que la machinerie qu'ils réfléchissent, prémisses de l'œuvre ou promesse simplement de rêve, ces reflets ondoyants qui ne déforment rien mais métamorphosent tout et suggèrent aux yeux qui s'efforcent de ne pas ciller qu'il n'est de vie que dans ce mouvement jamais éteint.

La grande leçon à retenir est ici qui se répète encore et toujours comme si nous l'avions apprise par cœur telles les fables de notre enfance au point de ne pouvoir plus les extirper de notre mémoire : jetons, cassons, enfouissons ou engloutissons nos hontes comme nos déchets, ne demeureront à la fin que les ultimes écorniflures de nos générosités. Les dieux acariâtres peuvent toujours vouloir encore et encore se venger et s'affairer à engloutir l'infâme engeance qui ne sut ni les reconnaître ni les honorer, à la fin, pourtant, demeurent, qui nous regardent, mais veillent surtout, comme chêne et tilleul, Philémon et Baucis qui incarnent la meilleure part de nous-mêmes.