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Objectif

Dans un documentaire vu il y a quelques temps, JL Godard commentant son cinéma et voulant le qualifier d'ouvert et de tolérant, se piquait de jouer sur les mots objectif à grande ouverture pour indiquer que son propos était de tout filmer, de tout montrer avec la plus grande ouverture d'esprit. Appuya même son propos en indiquant que ceci ne s'appelait pas un subjectif mais un objectif ce qui ne saurait être un hasard.

Quelle prodigieuse sottise ! L'homme valait mieux que cela mais peut-être le discours fut-il suffisant pour question convenue de journaliste paresseux !

Jamais l'art ne saurait sans se trahir être objectif ni plus la peinture que la photographie ou le cinéma, non plus le théâtre que la littérature. Je ne suis pas certain que les artistes soient les mieux placés pour parler de leur art. Baudelaire s'est trompé sur la photographie, pour ne prendre que cet exemple. Les cordonniers … on le sait. Il n'est rien de plus triste qu'une théorie sur le rire : il n'est qu'à lire Bergson. Qui écrit qu'il est triste n'est pas triste, Sartre l'avait bien compris.

Voici malédiction bien connue. Il vaudra toujours mieux faire que dire ce que l'on fait, le vouloir expliquer ou pire encore s'en pavaner. C'est que l'on ne peut d'un même tenant et agir et penser ce que l'on fait. Il n'est que les dieux que la parole ne paralyse pas. Je ne n'ai jamais regretté : tant de sottises nous ont été ainsi épargnées.

Il y a quelque chose dans la création de métaphysique sinon de profondément mystérieux. Comment en parler sans éviter les écueils ?

Certains y parvinrent pourtant ; mais justement ce furent plus souvent des interprètes que des créateurs.

De la reproduction à la création, un fossé où se nichent tous les mystères.

J'avais déjà évoqué , comme autant de métamorphoses, ces objets où soudain nous devinons sans nécessairement le rechercher, des formes nouvelles, magiques … non plutôt fantastiques. Parce que le fantastique c'est justement l'irruption lente et insidieuse de l'étrange dans le quotidien le plus banal.

Promenade le long des berges comme souvent. A la nuit tombée, ce qui m'est plus insolite. A la recherche sans doute d'un jeu d'ombres se disputant la scène à la lumière rétive à céder la place.

Ici, comme une évidence, cet arbre, côtoyé à de (trop) multiples reprises, subitement n'était plus un arbre. Devant moi, quelque chose comme le visage d'un ogre, pas terrifiant non, presque bienveillant, me toisant de son œil grand ouvert.

A ce moment là, mais à ce moment seulement - je n'ai pas le talent de me maintenir sur ces promontoires-ci - j'étais poète. Je voyais ce que nul n'avait vu, n'aurait jamais cru pouvoir observer : la puissance sacrée des choses, ce miracle si rarement renouvelé où la matière brute, noire, épaisse - si noire et si épaisse que nous nous blessons souvent à nous y vouloir agripper, à la vouloir saisir et maîtriser - s'ébroue et se fait vie, regard. Ce moment où, sous le doigt des dieux, terres et eaux se séparent, où le ciel s'illumine et fait se reculer les ultimes ressacs de l'ombre.

Je ne rêvais pas. Dans les temps antiques que répètent encore les aèdes, dans ces épopées si anciennes qu'il fallut bien quelque historien, poète ou peintre pour nous en offrir lointain écho, les augures ne faisaient-ils pas profession de lire dans les cieux pour quérir le soutien des dieux ou éviter leur courroux. Ceux-ci délimitaient de leur bâton un espace dans le ciel qu'ils appelaient - templum - à l'intérieur duquel ils attendaient que surgisse le signe - ces vautours qui devaient désigner le fondateur d'un empire millénaire.

Je ne rêvais pas : tout-à-coup tout s'inversait. Ce n'était plus moi qui de mes yeux embués, tentait de regarder le monde, le monde des choses ; c'était au cintraire le monde qui me toisait et prenait figure de géant de légende.

Nous n'entendons plus ni fées, ni sylphes, ni gnomes ni nains ni plus les naïades que les nixes qui habitaient autrefois les forêts et en prenaient soin. Il suffit pourtant de tendre l'oreille ou de patiemment observer. Car le monde nous parle et regarde au moins autant que l'inverse.

C'est de cette rencontre, à peine murmurée, tout juste esquissée, que naît l'œuvre.

Que l'on cherche dans les tréfonds de notre imaginaire ou les bas-fonds de notre conscience, toujours nous reproduisons le même geste et revivifions la même croyance : il n'est pas d'objet, pas d'écureuil grimpant au sommet d'un arbre ; pas d'éclair déchirant la nuit, pas de silence ni de musique, pas de parole ou de lueur qui n'ait un sens qu'il n'appartient qu'à nous de dénicher, de découvrir … d'inventer.

L'œuvre est là, qui s'offre à nous ; qui nous offre un monde ; qui nous présente comme une carte aux trésors, le chemin et la vie parce qu'il n'est rien qui ne soit absurde mais tout au contraire qui nous attend, qui s'impatiente du sens que nous parviendrons à lui conférer.

Ce n'est décidément pas un hasard si tant le latin mundus que le grec cosmos κόσμος désignent à la mois l'ordre, le monde, l'univers et l'ornement des femmes. Il n'est de monde que pour nous, qu'orné par nous.

Le monde nous attend pour qu'enfin nous lui donnions un nom …

 

 


L Jouvet De Molière à Giraudoux Conférence donnée à Boson en 1951

 

 

 

Au moins pour le plaisir, cet extrait d'Entrée des artistes