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Vincent Tiberj : derrière l’abstention, un « biais générationnel », une « action protestataire » et une « fracture politique »


Vincent Tiberj

Sociologue

Les citoyens n’ont plus le même rapport au vote et ce changement est fortement lié au renouvellement générationnel explique, dans une tribune au « Monde », le sociologue, soulignant que les plus de 65 ans pèsent dans les urnes 1,4 fois leur poids démographique, contre moins de 50 % pour les moins de 35 ans.

Publié le 29 juin 2021 à 17h30 - Mis à jour le 12 septembre 2021 à 14h53    Temps deLecture 5 min.

Tribune. L’abstention a atteint un niveau historique record pour les départementales et les régionales 2021, y compris au second tour qui, habituellement, permet un sursaut de participation. Seul le référendum sur le quinquennat, en 2000, avait encore moins mobilisé les Français.

Très vite, l’analyse de l’abstention a tourné à la déploration : une crise civique qui s’accroît, un « je-m’en-foutisme » des citoyens, qui ont préféré profiter des terrasses ou de la plage. Journalistes, analystes et responsables politiques se sont interrogés sur le manque de pédagogie auprès des citoyens, notamment quant au rôle et à l’importance des régions.

Attention, cependant, car les explications les plus courantes passent à côté de l’essentiel : les citoyens n’ont plus le même rapport au vote et c’est l’une des variables explicatives les plus importantes pour entendre ces voix hors des urnes. Ce changement de culture est fortement lié au renouvellement générationnel.

On passe de générations nées avant-guerre ou juste après, où le vote est un devoir et une remise de soi aux élus, aux générations postérieures au baby-boom puis aux millennials (nés entre le début des années 1980 et la fin des années 1990) pour qui voter ne suffit plus. Ces changements générationnels forment désormais une nouvelle donne structurelle des élections, loin d’une simple histoire de conjoncture.

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Avant de continuer, il faut aussi rappeler que la campagne « par en haut » a été trop courte, ne créant qu’un faible bruit médiatique. Les efforts de la dernière semaine n’ont pas permis de rattraper cette faiblesse. La focale est restée essentiellement sur les questions de sécurité et d’immigration, oubliant donc les enjeux autour des inégalités, de l’éducation, ou de l’environnement.

Et les campagnes « par en bas » n’ont guère eu le temps de se mettre en place : les réunions politiques en mode distanciel ne remplacent pas le long travail de mobilisation interpersonnelle des candidates et des candidats aux départementales, notamment dans les territoires où ces notables ont encore de l’importance.

Sauf les présidentielles

Les élections des 20 et 27 juin ont donc d’abord fait parler les voix des retraités, des boomeurs et de leurs aînés. Les sondages menés lors du jour du vote des 1er et 2e tours le font bien apparaître : l’âge (et donc en fait les générations) est la variable la plus discriminante en termes de participation.

Selon les instituts, moins d’un jeune sur cinq se serait déplacé, contre une personne sur deux parmi les plus de 65 ans. Mais, ce n’est pas qu’une question liée à la jeunesse et à ce qu’on appelle son « moratoire » politique, cette période où le rapport à la politique et au vote n’est pas encore stabilisé chez les nouveaux citoyens.

L’âge (et donc en fait les générations) est la variable la plus discriminante en termes de participation

Parmi les électeurs âgés de 35 à 64 ans, moins d’un tiers s’est déplacé, preuve que l’évolution du rapport au vote est ancrée dans le long terme.

Résultat : les plus de 65 ans pèsent dans les urnes 1,4 fois leur poids dans la population tandis que les moins de 35 ans pèsent moins de 50 % de leur poids démographique réel. Et ce biais vers les seniors touche désormais toutes les urnes, sauf les élections présidentielles.

Participation en fonction des dates de naissance. Source : Vincent Tiberj, 2018, à partir des enquêtes participation de l’Insee.Participation en fonction des dates de naissance. Source : Vincent Tiberj, 2018, à partir des enquêtes participation de l’Insee.

Aux législatives de 2017, les cohortes nées dans les années 1940 et 1950 pesaient 1,3 fois leur poids quand celles nées dans les années 1980 et 1990 pesaient 0,8 et 0,6 fois leur poids. Avec le temps, ces biais générationnels de participation (et donc de représentation) vont en s’accroissant.

Des effets de démobilisation différentielle

Une partie des bons résultats des sortants, et particulièrement des sortants républicains, s’explique par ces effets de démobilisation différentielle et par l’alignement des cohortes anciennes sur la droite classique. De ce point de vue, on peut se demander si la droite est un vote d’avenir. Et cela ne date pas de 2021 : on retrouve ce biais générationnel dans l’analyse des scrutins qui ont vu l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007, sa défaite en 2012 et celle de François Fillon en 2017.

Pourquoi le vote ne fait-il plus se déplacer ? Est-ce le signe d’une crise plus large qui touche la citoyenneté dans les jeunes générations ? En fait, c’est avant tout le lien entre vote et adhésion à la démocratie représentative qui est ici en jeu.

Historiquement,d’autres modes de désignation sont possibles, comme le tirage au sort, utilisé notamment dans l’Athènes de Périclès, dans la République de Genève au XVIIe siècle et dans celle de Venise jusqu’au XVIIIe siècle. Le choix de l’élection a été validé, imposant la figure centrale des élus dans leur double dimension de représentativité et de supériorité. Résultat : voter c’est soutenir la démocratie représentative (le « système » ), voter c’est adhérer.

Pourtant, depuis les années 1990, on voit monter un vote négatif, avec des citoyens sachant de plus en plus qui ils rejettent, et de moins en moins qui ils soutiennent. D’ailleurs, depuis 2017, on compte de plus en plus de citoyens refusant de désigner un parti « dont ils se sentent proches » et même « dont ils se sentent le moins éloignés ».

Votants « de devoir »

Quand on analyse les répertoires de participation politique des cohortes, difficile de penser que les cohortes récentes sont apathiques. Elles participent, mais d’abord par l’action dite « protestataire » (entre 45 % et 54 % parmi les individus nés après 1971), en manifestant ou en pétitionnant, tout en gardant un rapport intermittent au vote (source : Vincent Tiberj, 2021, à partir de l’enquête « European Values Study 2018 », dont la partie française a été coordonnée par le laboratoire de sciences sociales Pacte).

En cela ces cohortes se distinguent fortement de celles nées avant-guerre, dont 36 % sont des votants « de devoir », assidus des urnes, mais refusant les autres modes d’action. Il existe dans toutes les cohortes des « polyparticipants » qui recourent à tous les modes d’action, mais ils sont uniquement majoritaires chez les boomeurs et baissent parmi leurs enfants et petits-enfants.

Enfin, on compte des citoyens non participatifs, qui représentent 19 % de la génération 1981-1990 et 28 % de la génération 1991-2000.

Pour ces derniers, on peut effectivement parler de fracture politique. Ces silencieux sont avant tout les peu diplômés, les précaires, les populaires et leur mutisme électoral pourrait bien faire des dégâts à l’avenir.

Vincent Tiberj est professeur des universités, enseignant à Sciences Po Bordeaux. Il a publié « Les Citoyens qui viennent. Comment le renouvellement générationnel transforme la politique en France » (PUF, 2017) et a codirigé, avec Laurent Lardeux, « Générations désenchantées ? Jeunes et démocratie » (La Documentation française).