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Émotions

Il est sur tous les fronts médiatiques venant de sortir son denier ouvrage Les épreuves de la vie.

Avec son air triste de sociologue venant de découvrir axe de recherche qui flanquerait tout par terre, il échaude et à moins d'un an des présidentielles, irrite, inspire ou dérange la théorie de prétendants ayant tous, le croyant ou au moins le laissant entendre, réponse à la situation actuelle.

Las ! le sociologue ne nous offre pas véritablement de solution mais un axe de lecture de la réalité qui pose au moins autant de problèmes qu'il n'en résout.

Constatant que les divisions qui tiraillent la société française, les contradictions qui la divisent, les mouvements qui l'agitent, sont dans leurs formes et portée atypiques et ne sont plus compréhensibles à partir du clivage gauche/droite, des rapports de classe ou même seulement de la conscience de classe ; constatant de surcroît la faiblesse des partis autant que des syndicats en même temps que la vaste confusion idéologique qui font les mouvements sociaux s'enclencher sur tout autre chose que des modèles économiques ou des projets politiques, Rosanvallon propose une véritable théorie des émotions qui seule permettrait de comprendre les français.

Appuyée sur une typologie qu'il dresse des épreuves (épreuves de l'individualité et de l'intégrité de la personne ; épreuves du lien social ; épreuves de l'incertitude ) il tente de repérer les émotions qui en découlent et nourrissent les mouvements sociaux et permettraient de dessiner l'état de la nation.

Je ne disconvient pas que l'évaporation de la classe ouvrière, l'effondrement du bloc de l'Est, le discrédit global où est tombé le marxisme auront miné jusqu'à l'idée même de classe sociale et rendu impossible toute conscience de classe. Les canons classiques d'explication ne fonctionnent plus et la victoire par capitulation honteuse du libéralisme sur le socialisme aura disqualifié autant que rendu incongrue l'idée même d'une lutte des classes. Consensus sirupeux et bienveillance incantatoire ont pris cyniquement la place au point qu'il devint presque évident de fustiger le clivage droite/gauche comme une survivance monstrueuse à ranger au musée des accessoires et que le mépris insolent et obscène des possédants paraîtrait presque aimable et généreuse bluette à côté des vulgaires revendications et des acrimonies inconvenantes des gueux ou autres derniers de cordée.

L'approche semble prometteuse d'autant que l'échiquier politique est désormais tellement fracassé qu'il en devient imprévisible et que toute clé serait la bienvenue.

Hélas je crains bien que la promesse ne soit pas tenue et que Rosanvallon se contente en bon sociologue, de classer plutôt que d'expliquer.

J'entends encore mon bon vieux maître me rappelant la règle du balancier : les théories antagonistes, selon lui, se succéderaient interminablement les unes aux autres - empirisme après rationalisme ; idéalisme après matérialisme ; inné et acquis ; tout génétique après le tout psychologique etc. Je n'y avais pas prêté alors attention.

Et si ?

Je serais de bien mauvaise foi si je déniais toute importance aux sens, à l'émotion, à l'indicible et pourtant je ne saurais consentir à cette défaite de la raison sans au moins quelque prudence. Des goûts et des couleurs on ne dispute point, nous le savons ! Rien de ce qui est perçu, ressenti, éprouvé n'est véritablement transmissible autrement que par des biais qui l'écornent ou le trahissent. Prendre le parti de l'émotion, à coup sûr, c'est renoncer à l'objet, à l'objectivité ; au réel. Je les entends déjà ces fomentateurs de fake-news m'objecter de leurs ressentis au moindre essai de preuve ou d'argument.

Ce subjectivisme avait déjà, il y a un peu plus d'un siècle succédé à un scientisme naïf et joliment dogmatique. Cela fit les beaux jours du Tout-Paris qui accourut à la Sorbonne assister aux cours d'Henry Bergson auxquels, j'imagine,il ne dut pas entendre grand chose. Le temps s'effaçait devant la duré qui allait pour un moment prendre toute la place … et ainsi de suite.

Certes, ce n'est pas un retour en arrière ni exactement un retour de balancier Tout se paie : les tranchées allaient bientôt cruellement répondre au progrès général des sciences et des techniques et je me souviens encore de ce slogan impertinent mais si joliment juste : Levi-Strauss, Althusser, une structure ne descend pas dans la rue !

L'histoire est toujours irruption qui met à bas les plans soigneusement ordonnancés. Pourtant les états d'âmes ne sont jamais des arguments. Colères, indignation, humiliation sont assurément étincelles susceptibles de mettre le feu aux poudres ; elles n'y parviennent néanmoins que parce qu'audibles et pour s'inscrire dans la rationalité du moment. L'individualisme où la modernité nous a réduits, ce sentiment d'être seul à compter, mais seul aussi sur qui compter qui est un des aspects de ce qu'autrefois Arendt nommait acosmisme n'est l'explication ni l'excuse de rien. Encore moins une justification.

Gare en tout cas aux sectes que ce type d'approche justifie. Je les entends déjà ces immigrés - d'Afrique du Nord ou d'Afrique Noire - nous dire que nous ne pouvons pas comprendre parce que nous n'avons pas été colonisés ; que notre parole n'est pas recevable parce que nous n'aurions été victime d'aucun racisme, ostracisMe ou ségrégation. Je les entends déjà ces féministes expliquer que décidément nous ne pouvons rien y entendre parce que nous ne serions pas des femmes .

Le primat de l'émotion c'est le primat de la guerre ; la justification de la surdité à l'autre.