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A quelques mois de l’élection présidentielle 2022, Pierre Rosanvallon éclaire la mécanique de nos choix politiques
Par Solenn de Royer

 

 

Pour comprendre l’état réel de la société, le regard des citoyens sur la classe dirigeante, il faut oublier les statistiques et les sondages, et décrypter la boîte noire du « ressenti » quotidien, théorise le sociologue et historien dans son nouvel ouvrage, « Les Epreuves de la vie ».

 

 

Chaque pouvoir connaît son lot de mouvements sociaux, mais ceux qui scandent ce quinquennat sont inédits (« gilets jaunes » tous les samedis ou anti-passe sanitaire en plein été), singuliers (spontanés, sans chefs de file) ou massifs (le mouvement contre les retraites a été plus long qu’en 1995).

Des mobilisations nouvelles, difficiles à appréhender dans un contexte politique et social gazeux, aussi imprévisible qu’insaisissable, marqué par la volatilité, l’empire de l’immédiateté et un débat public placé sous le joug de réseaux sociaux qui favorisent caricatures et excès.

Lire aussi les bonnes feuilles de l’ouvrage de Pierre Rosanvallon: Pierre Rosanvallon : « Aujourd’hui, ce sont les épreuves de la vie qui redessinent la carte du social »

Ces dernières années, plusieurs experts ont tenté d’apporter des outils pour lire cette société française en pleine mutation. Après les thèses controversées du géographe Christophe Guilluy, qui appréhendait le pays à l’aune d’une fracture territoriale (La France périphérique, Flammarion, 2014), le journaliste britannique David Goodhart a dessiné un nouveau clivage issu de la mondialisation, opposant les « Anywhere » et les « Somewhere », ceux qui se vivent comme étant « de partout » et ceux qui se sentent « de quelque part ». Le sondeur Jérôme Fourquet a lui aussi proposé une grille d’interprétation avec son Archipel français (Seuil, 2019), dans lequel il narrait la naissance d’une nation multiple et divisée, fragmentée.

 

Le professeur au Collège de France Pierre Rosanvallon en dessine une nouvelle, plus subjective, fondée sur une lecture des « épreuves » auxquelles sont confrontés les Français, nouveaux fondements, selon lui, de l’action collective. Les structures globales de la société ne peuvent plus expliquer les récents mouvements sociaux, des « gilets jaunes » aux antivaccins, en passant par le phénomène #metoo, observe l’auteur du livre Les Epreuves de la vie, publié le 26 août au Seuil.

Les sondages ne sont pas suffisants non plus pour comprendre où en sont les Français. A contrario, le vécu et ressenti, les « épreuves de la vie », peuvent « dire la vérité de l’état d’une société », fait valoir l’auteur, qui propose de se fonder sur la perception que les citoyens ont de leur situation personnelle, et de celle du pays, pour mieux appréhender celui-ci. Afin de comprendre les Français, il faudrait donc saisir ce qui les anime, les épreuves générant des émotions qui guident les comportements et déterminent les rapports à autrui ou aux institutions, poursuit-il.

Injustice et mépris

Le sociologue et historien dresse une typologie de ces épreuves. Celles de l’individualité et de l’intégrité personnelles (harcèlement, violences sexuelles, burn-out) d’abord, qui comportent aussi une dimension systémique (histoire de la domination masculine ; organisation du travail). Celles du lien social, ensuite, qui se déclinent autour du mépris, de l’injustice ou de la discrimination, et nourrissent ressentiment, colère ou indignation, soit le principal carburant des populismes. Les épreuves de l’incertitude, enfin, de plus en plus nombreuses à l’âge des bouleversements économiques et sociaux (peur du déclassement), climatiques, sanitaires, ou encore géopolitiques.

Dans un monde où les identités de classe et les organisations collectives ont perdu de leur centralité, croit-il, ce sont désormais les « communautés d’émotion » ou les « communautés d’indignation » – soit des similarités d’expériences – qui permettraient de créer du « commun ». Les « épreuves » redessineraient ainsi la « carte du social », cette notion se superposant, voire se substituant, à celle d’« intérêt de classe ».

C’est à cette aune que le professeur au Collège de France examine les récentes mobilisations, qu’il s’agisse du mouvement #metoo, ou des débats sur l’héritage colonial, liés aux discriminations. Il revient longuement aussi sur les « gilets jaunes », qui se sont levés contre l’injustice et le mépris de « ceux d’en haut ». Pour Pierre Rosanvallon, ce ne sont pas les intérêts de classe qui ont primé dans cette lutte – le patronat n’a pas été ciblé –, mais le sentiment partagé d’être méprisé et la volonté de reconquérir une fierté. Même le mouvement contre les retraites, plus classique en apparence, peut se lire comme un cri face à « l’incertitude généralisée sur l’avenir de chacun ». « L’épreuve du mépris est au cœur de la question sociale d’aujourd’hui », résume l’auteur.

L’échec de M. Macron

Emmanuel Macron, qui a fréquenté Pierre Rosanvallon à la revue Esprit, et classe son think tank, La République des idées, parmi « les plus pertinents du champ intellectuel français », avait semblé saisir quelque chose d’approchant à l’aube de la dernière présidentielle, regrettant de voir les Français « recroquevillés sur [des] passions tristes », selon la formule de Spinoza. Dans son livre-programme Révolution (XO Editions, 2016), M. Macron listait « la jalousie, la défiance, la désunion, une certaine forme de mesquinerie, parfois de bassesse », auxquelles il opposait « les grandes passions joyeuses pour la liberté, le savoir, l’universel ».

Mais, une fois au pouvoir, il n’a su ni apaiser ni réenchanter la démocratie, se voyant même parfois reprocher de mettre la société sous tension, afin d’apparaître comme le seul garant de l’ordre et de la raison. Sa pratique verticale et solitaire du pouvoir a pu brusquer une partie des Français qui avaient cru en sa promesse d’horizontalité, tout comme ses petites phrases (« ceux qui ne sont rien », etc.) ont pu blesser. M. Macron, note Pierre Rosanvallon, a donné une « version contemporaine typique » de cette « épreuve du mépris », la « teintant même parfois d’un certain parfum d’arrogance ».

« Lorsque les “expériences subjectives” décrites par Pierre Rosanvallon envahissent le débat public, le président de la République prend toute la foudre, observe le député (La République en marche) de Paris Gilles Le Gendre. Et si, par conviction et philosophie, il place la raison au-dessus de tout, il aggrave son cas. Cette contradiction ne se résoudra pas par le chemin de Damas du président, mais par une profonde refondation démocratique. »

Secoué par le réel, M. Macron a reconnu lui-même des maladresses, et tenté de se réformer. « Je n’ai pas réussi à réconcilier le peuple français avec ses dirigeants », avait-il concédé en pleine crise des « gilets jaunes », ajoutant que le pouvoir ne leur avait « sans doute » pas assez apporté de « considération ».

Pierre Rosanvallon observe que les élites, baignées dans la culture technocratique – qui entend définir le bien public objectivement, tenant les émotions à distance –, ont longtemps été insensibles à la dimension émotionnelle du monde social. « La forme de cécité qui en découle est du même coup génératrice d’impuissance ou de fourvoiement pour cause de méconnaissance du pays réel », écrit-il. Ce qui ouvre un boulevard aux populistes, devenus « entrepreneurs d’émotions ». « La grande force des populismes est d’avoir compris le rôle central qui est désormais joué par les émotions en politique (…), ils font [de celles-ci] le mode d’expression d’un nouveau type d’affrontement social et politique », avance l’auteur.

Un « nouvel art de gouvernement »

A l’Elysée, on rappelle que Pierre Rosanvallon a beaucoup écrit sur les limites de la démocratie représentative (Le Peuple introuvable, Gallimard, 1998) et sur la nécessité de trouver les voies d’une démocratie enrichie en dehors des grands rendez-vous électoraux. « Emmanuel Macron est le premier à avoir proposé une réponse à ces analyses », fait valoir un conseiller, qui évoquele grand débat national ou la convention citoyenne pour le climat.

Quoi qu’il en soit, cette approche du monde social par les épreuves a d’évidentes conséquences pour les gouvernants, qui ne peuvent apporter de réponses pertinentes « s’ils se cantonnent aux statistiques ou aux analyses objectives d’une société système », écrit l’auteur. Même impact pour les candidats à l’Elysée, « qui ne pourront arriver au pouvoir que s’ils se montrent soucieux d’entrer en résonance avec le paysage émotionnel du pays qui dessine son nouvel horizon d’attente ».

De son côté, le sociologue et historien en appelle à un « nouvel art de gouvernement », soit despolitiques de respect et de dignité, et une attention aux réalités sensiblement vécues. Cette « démocratie des épreuves » serait la « seule alternative aux impasses et aux dangers liés d’un côté au populisme et de l’autre à ce qui relève à la fois d’un technolibéralisme et d’un républicanisme du repli sur soi. » Que l’on y adhère ou non, cette « théorie des épreuves » pourrait irriguer le débat public et la campagne à venir.

Solenn de Royer