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Rosanvallon dans l'Obs

EXCLUSIF. Dans « les Epreuves de la vie » (Seuil), l'historien et sociologue plaide pour une nouvelle approche de l'analyse de la société française, plus subjective. Il faut, dit-il, comprendre les affects des Français, ouvrir et décrypter la boîte noire de leurs attentes, leurs colères et leurs peurs.



Pourquoi a-t-on tant de mal à décrypter les ressorts des derniers mouvements sociaux, des « gilets jaunes » aux « antivax », en passant par le rejet de la réforme des retraites ? Dans un essai novateur à paraître au Seuil, « Les Epreuves de la vie », le professeur au Collège de France Pierre Rosanvallon juge que notre grille de lecture des conflits qui travaillent la société est incomplète : il considère comme crucial de mieux comprendre des émotions vécues par les Français lors des différentes épreuves de la vie : sentiment de mépris, de peur, de colère... Et de trouver des réponses politiques à ces maux disparates. Interview exclusive.

L'OBS. A vous lire, ce ne sont plus seulement les intérêts qui guident les citoyens, ce sont les affects : peur, sentiment d'être méprisé ou invisibilisé... Les outils d'analyse traditionnels, comme la statistique, l'économétrie, sont-ils obsolètes pour comprendre la société ?

 Pierre Rosanvallon. Ces outils restent précieux pour une analyse objective de l'économie et de la société : les inégalités, les conditions de travail, la structure de l'emploi, la formation du profit... Mais ils ont des limites. Ils ne permettent pas d'appréhender les ressorts de l'action. Les historiens le savent bien : si l'on veut comprendre les révolutions ou les mouvements sociaux, les statistiques sur les salaires ou les inégalités ne suffisent pas. Et les récents événements montrent que nous avons aujourd'hui besoin d'une appréhension subjective des faits sociaux. C'est la perplexité des économistes et des sociologues face aux « gilets jaunes » qui m'a amené à m'interroger. Il était clair que, pour comprendre leur surgissement, les variables objectives comme les revenus ou le rattachement aux territoires ne suffisaient pas.

Ce qui les a fait descendre dans la rue, c'est avant tout un sentiment, viscéral, d'être méprisés par ceux d'en haut, ceux qui parlent un autre langage que le leur et qui ne les comprennent pas. D'où la haine exprimée contre Macron, elle aussi viscérale. Dans sa vision traditionnelle, la lutte des classes oppose le patronat au salariat ; mais là, on était dans autre chose. S'il y a eu des mots d'ordre pour marcher sur l'Elysée, personne n'a ainsi songé à s'attaquer au siège du Medef. Il y avait d'ailleurs parmi les « gilets jaunes » des petits patrons, des autoentrepreneurs... Ce qui a déclenché ce mouvement, si tant est qu'on puisse l'appeler ainsi, c'est une réaction à la taxe sur les carburants, semblable à celle qui a suivi la réduction à 80 km/h de la vitesse autorisée sur les routes. Dans les deux cas, des tas de gens ont eu l'impression qu'un pouvoir prenait des décisions uniquement en considérant des chiffres globaux, mais pas leur situation particulière. Ils disaient « ma voiture c'est ma vie » mais avaient le sentiment de ne pas être entendus.

Le mouvement contre la réforme des retraites ne peut-il pas être analysé, lui, comme une défense classique d'intérêts ?

Je ne dirais pas cela. Au début, certes, il semblait parfaitement correspondre à la définition traditionnelle du conflit social. Il y avait un projet de régime universel, qui conduisait à une réduction des avantages des travailleurs bénéficiant de régimes spéciaux, et ces derniers le jugeaient donc insupportable. Mais si le mouvement des retraites est devenu massif, ce n'était pas pour relayer cette première réaction. Sa montée en puissance a reflété une incertitude généralisée sur les montants des retraites à venir. Comme les « gilets jaunes », il diffère donc profondément des mouvements sociaux classiques des années 1970, 1980 ou 1990. Rien à voir, par exemple, avec ce qui s'est passé en 1995 : on était alors encore dans le grand conflit traditionnel, avec les syndicats s'affichant contre le patronat et le gouvernement. Un commun plus immédiat et plus existentiel

Vous placez au coeur de votre analyse la notion d'épreuve. Qu'entendez-vous par là ?

Ce qui s'exprimait, dans ces deux mouvements, c'étaient des émotions très intenses de différents registres : le ressentiment, la colère, la peur face à l'avenir. On était sur un terrain différent de celui des intérêts, et c'est ce qui caractérise le grand phénomène contemporain. Bien sûr, les divergences d'intérêts existent, la lutte des classes subsiste, mais elle n'est plus le seul fil rouge de la réalité sociale. La conflictualité s'exprime aussi sur un autre terrain, celui des émotions, qui elles-mêmes procèdent du sentiment de vivre des épreuves très difficiles. Ces épreuves peuvent être existentielles : pourquoi parle-t-on de plus en plus de harcèlement, d'inceste, de violences sexuelles, d'emprise ? Parce que la définition de « soi » ne procède pas seulement du constat d'une situation matérielle, mais de l'analyse de tout un ensemble de rapports sociaux perçus comme destructeurs de la personnalité. J'ai proposé un outillage conceptuel pour rendre compte de ce déplacement des champs de conflictualité. Je distingue ainsi les épreuves existentielles, les épreuves du mépris, les épreuves de l'injustice... Il existe aussi des conflits liés à la peur de l'avenir, aux discriminations... Ils se sont d'autant plus développés qu'il existe désormais un sentiment d'unicité des personnes, comme l'a bien montré le mouvement #MeToo. Chacun pense qu'il vaut quelque chose pour lui-même, qu'il n'est pas qu'un numéro. C'est un développement positif de l'individualité.

Positif ?

Oui, car on se trompe quand on oppose l'individu et la collectivité. On assiste actuellement à une redéfinition de ces deux notions. Ce que j'appelle « l'individualisme de singularité » ne renvoie pas au rétrécissement de la vision du monde, au nombrilisme, à l'égoïsme, à l'atomisation de la société. C'est un approfondissement de l'individualité, vécue comme un droit. C'est fondamental : si les droits de l'homme comptent autant, c'est qu'ils apparaissent comme le vecteur de l'intégrité de la personne. Aujourd'hui, chacun veut être reconnu à la fois comme quelqu'un et comme quelconque : je veux être respecté comme une personne particulière, et en même temps, quelle que soit mon origine, je veux être comme les autres. C'est une évolution majeure : il y a cinquante ans, l'individu se définissait uniquement par son universalité : on progressait en étant « quelconque ». Aujourd'hui, ce n'est plus seulement sur un mode identitaire que se construisent les collectifs : les nouvelles communautés d'épreuve expriment un commun plus immédiat et plus existentiel. Ces épreuves ont toujours existé. Ce qui est nouveau, c'est l'expression des souffrances qu'elles causent.

Pourquoi celle-ci a-t-elle pris tant d'ampleur ?

Il y a toujours eu du mépris social. Mais au bas de l'échelle, les gens avaient construit, à travers leurs organisations collectives, un sentiment de fierté. La notion de classe ouvrière, telle qu'elle était instrumentalisée par les syndicats et les partis, était une machine à produire non seulement du commun, mais aussi de la fierté. C'était très visible dans l'univers communiste. On était fier d'être ouvrier, le travail était reconnu. Mieux : « l'avenir nous appartenait ». On était des sujets historiques : l'avenir, c'était nous, pas les autres ! On vivait dans un monde ouvrier qui lui-même avait ses élites. On était fier d'avoir à ses côtés Langevin, Picasso, Aragon. Cette fierté de classe a été détruite, et depuis, le sentiment d'être méprisé a été plus vivement ressenti. Parallèlement, la sensibilité aux discriminations s'est développée. Les travailleurs algériens, dans les années 1950, baissaient la tête ; ce n'est pas le cas de leurs enfants, qui sont des Français. Citoyens à part entière, ils trouvent à juste titre révoltant d'être maltraités par la police ou déconsidérés. Ils éprouvent un dysfonctionnement du lien social, une atteinte au principe républicain proclamé d'une « société des égaux ». Le macronisme ou la pure arithmétique des intérêts matériels Mépris, discrimination, invisibilité...

La politique est-elle vraiment aveugle à ces phénomènes ?

Le langage politique est resté imperméable à ces évolutions, sauf du côté des partis populistes, qui se sont posés en orchestrateurs des peurs et des colères. Ils ont compris, eux, que les affects comptaient tout autant que les intérêts. Cette importance des affects a été théorisée ; je pense à Chantal Mouffe et Ernesto Laclau [deux chercheurs post-marxistes, NDLR], mais aussi aux « insoumis » : Mélenchon a consacré plusieurs passages de ses livres à cette question. Du côté du Rassemblement national (RN), rien n'a été théorisé, mais il est clair que la prise en compte des affects existe aussi. Le RN est ainsi un puissant « entrepreneur de ressentiment ». Mais il n'a fait qu'en exploiter le caractère négatif, sans le lier à un véritable projet d'émancipation. Chez Macron, c'est presque l'inverse : lui incarne le projet d'un retour à la pure rationalité sociale. Une de ses phrases clés, c'est : « Je vais vous expliquer. » Elle traduit l'idée que le mécontentement et le conflit ne peuvent venir que d'une perception biaisée de la réalité sociale. On touche là au plus profond du macronisme. On aurait tort de n'y voir qu'une forme de social-libéralisme qui aurait tourné au néolibéralisme classique. Le fait fondamental, ce n'est pas celui-là : c'est une culture de la raison gouvernante et de la pure arithmétique des intérêts matériels. Une culture technocratique ? Elle inclut bien sûr une dimension technocratique, mais cela va bien au-delà. Elle est une philosophie du pouvoir et de la société. Et c'est la raison pour laquelle il n'a compris ni les « gilets jaunes » ni le mouvement contre la réforme des retraites.

Ce projet de retraite à points, sur le papier, était parfaitement défendable, et d'ailleurs ses premiers inspirateurs appartenaient à l'Institut des Politiques publiques et à l'Ecole d'Economie de Paris. Antoine Bozio et Thomas Piketty...

Oui. Mais c'est le passage à la réalité qui s'est mal déroulé, car le projet a soulevé un sentiment d'incertitude qui s'est amplifié et a fini par le tuer. Cette idée qu'on peut gouverner la société en appliquant des modèles, sans travailler sur les conditions de leur mise en marche, est une illusion.

Autrefois, était-il plus facile d'appliquer des modèles ?

Il y a une énorme différence. Autrefois ces grandes réformes structurelles étaient négociées avec des syndicats plus forts qu'aujourd'hui. Certes, il y a eu sur la réforme des retraites des consultations, mais elles étaient d'ordre général : elles ne portaient pas sur la mise en oeuvre concrète du projet. Et surtout, les syndicats sont aujourd'hui plus faibles. Or qu'est-ce qu'un syndicat ? C'est une puissance d'intermédiation, qui produit du commun, mais qui fait aussi le lien entre les sentiments personnels et les réalités collectives. Autrefois, les réformes générales étaient passées au tamis de cette pédagogie syndicale, qui était essentielle. Ce n'est plus le cas. La peur du déclassement Pourquoi la classe politique, en dehors des partis populistes, n'a-t-elle pas vu poindre ces mutations ? Elle n'était pas la seule. Les instruments de connaissance de la société ont contribué aussi à cet aveuglement. Exemple : on a constaté que la pauvreté avait changé de nature. Mais ce n'est que depuis très peu de temps que l'on se soucie de prendre en compte la « pauvreté subjective », et que l'on constate que l'appréhension de la situation est aussi importante que la situation elle-même. La « peur du déclassement » est aussi importante que le déclassement... Voilà ! Ce livre d'Eric Maurin sur « la Peur du déclassement », que nous avons publié (1), était pionnier en la matière. Il montrait pourquoi il peut y avoir un décalage énorme entre l'objectivité des phénomènes et leur perception. De même, l'irruption des « gilets jaunes » était un ensemble de réactions subjectives plus qu'un « mouvement ». C'est un phénomène social d'une ampleur considérable, mais qui a été difficile à décrypter, parce qu'il a changé de nature. Entre les « gilets jaunes » des ronds-points et les rassemblements urbains, toute une série d'acteurs ont cherché à « revendre leur marchandise » : extrême droite, extrême gauche, activistes divers... Et le phénomène est devenu difficile à lire. Mais si au moins, à travers lui, on a pris conscience que les affects gouvernent les sociétés autant que les intérêts, il restera comme une date importante dans l'histoire sociale.

Cette mutation dépasse-t-elle les frontières hexagonales ?

Oui, les épreuves sont désormais le lot du genre humain. Prenez le langage des révolutions arabes : elles parlaient de dignité, de respect, d'humiliation... mais pas de lutte anticapitaliste ni de pouvoir d'achat. Aux Etats-Unis, les mots utilisés par certains mouvements comme Black Lives Matter sont très proches. C'est un phénomène vraiment universel. Une nouvelle idéologie est-elle en train de se former autour de ces notions ? La compréhension de ce nouveau fait social peut être le terreau d'une nouvelle culture politique. Face à ces expériences du mépris, de l'injustice, une politique de la dignité et de la reconnaissance peut se développer. Il s'agirait alors, à rebours de la vision technocratique, de réencastrer la règle dans la réalité locale et sociale. De renoncer à instrumentaliser la peur, comme le font certains partis réactionnaires, mais au contraire de développer une stratégie de réduction de l'incertitude... Thomas Hobbes définissait l'Etat comme un « réducteur d'incertitudes » : c'est aussi le rôle du travail intellectuel. Des efforts sont faits dans ce sens. Prenez le climat : juste avant l'été, le Giec, dans son nouveau rapport, essaie de « construire » l'incertitude pour donner un cadre rendant lisibles les effets de l'action publique.

L'incertitude ne vient-elle pas aussi de la dégradation de l'autorité de nombreux acteurs : le scientifique, le leader politique, le leader syndical ?

La notion d'autorité a reculé pour deux raisons. La première, c'est que le sentiment d'une « évidence » de la connaissance a disparu. Autrefois, les chercheurs ou les savants produisaient seuls la connaissance. Aujourd'hui, avec la diffusion généralisée des informations, les individus ont la prétention de le faire eux-mêmes. Cela commence déjà par sa propre santé : on ne s'en remet plus à ce que nous dit le médecin, on cherche sur internet de quoi faire son diagnostic alternatif. Mais ce qui est le plus important, c'est la perception que la connaissance est traversée par un conflit, qu'elle est devenue un terrain essentiel de la lutte sociale. Entre puissants et faibles. Entre gouvernants et assujettis. Si l'on veut modifier cela, il faut rendre la connaissance moins arrogante. Elle doit correspondre à la pratique d'un doute, d'une modestie. Il faut désacraliser le savant. Exposer la réalité du travail scientifique, pour que chacun puisse le comprendre, au lieu de présumer qu'il est manipulé par des lobbys pétroliers, pharmaceutiques ou autres. La conflictualité à l'ancienne, où s'affrontaient des intérêts, pouvait être féconde : un rapport de forces s'imposait, un compromis était trouvé. Il y avait du « grain à moudre ».

Avec la conflictualité des affects que vous décrivez, parcellisée et diffuse, on se demande comment il est possible de lui trouver des débouchés...

Ce n'est certes pas un « Grenelle » qui va régler la question du mépris dans la société : c'est un travail qui sera forcément disséminé. La législation et les politiques publiques peuvent jouer un rôle pour combattre les atteintes à l'intégrité individuelle : emprise, burn-out, violences sexuelles. Mais la compréhension de ces phénomènes peut aussi jouer un puissant rôle, en les rendant sensibles dans la société. On l'a bien vu avec #MeToo, il est essentiel de raconter ces expériences de domination, de discrimination, d'injustice, de mépris : ces témoignages, c'est le début d'une reconquête. Ces récits peuvent aussi passer par le cinéma. Et par une révolution du langage politique, qui s'en tient trop souvent à des généralités perçues comme coupées de la réalité, ne faisant pas assez écho aux impératifs de dignité, de reconnaissance ou d'égalité qui mobilisent au premier chef les personnes. Cette révolution du langage doit s'appuyer sur de nouveaux modes de description et d'expression de la société. Ce sont deux préalables à la réorientation de la philosophie et du contenu des diverses politiques publiques.

(1) « La Peur du déclassement » (La République des Idées, Seuil, 2009). Pierre Rosanvallon, bio express Pierre Rosanvallon est professeur au Collège de France. Il est l'auteur d'une oeuvre importante dont, récemment, « Notre histoire intellectuelle et politique (1968-2018) » (2018) et « le Siècle du populisme. Histoire, théorie, critique » (2020), publiés au Seuil. Paraît cette semaine chez le même éditeur : « les Epreuves de la vie ». A paraître dans « L'OBS » du 26 août 2021.