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Rituel

 

Il y a quelque agrément à parcourir, tous les matins, le même chemin fût ce pour aller travailler. Ceci se nomme rituel. La promenade n'en est plus une mais un trajet : maigre consolation. En revanche de scruter à même heure les mêmes perspectives accuse à merveille combien le mouvement même est allégorie de l'inerte.

Ces deux dernières semaines, muni de mon appareil - pour me donner l'illusion de vacances se prolongeant encore ? - je me rendis au travail à pied le long des berges scrutant lever de soleil mais aussi ces ciels que j'adore qui parfois mettent en scène des épopées magnifiques qui imposent silence à maints alexandrins de notre littérature parfois bavarde. Me croira-t-on si je dis que les matins blafards de brumes incrustées racontent la même histoire que les traînées rose-bleu d'une nuit s'obstinant effrontément à s'attarder ?

Et pourtant …

Nous croyons tous aller quelque part et les plus émouvants de nos moralisateurs nous suggèrent de regarder dans la même direction quand le plus sordide des managers ne jure ni n'incante mieux qu'objectif à la lèvre gourmande et rapport d'état intermédiaire à la confession. Nous aurions dû y regarder de plus près. Certes les carrières longues dans un même métier et au même endroit se font rare, même dans la Fonction Publique, il n'empêche qu'au bilan, nous nous serons tous beaucoup répétés ; aurons fait les mêmes gestes ou tellement semblables et emprunté les mêmes sentiers forestiers qui ne mènent, on le sait, nulle part. Nous avons pris nos routines pour des rites et avons fini par y croire.

Quand bien même j'eusse actualisé mes cours et même parfois les avoir radicalement modifiés, j'aurai pourtant, en quarante années répété sensiblement les mêmes choses au même type de public. Les choses de la connaissance, en dépit des illusions des bougistes de tout poil et des idolâtres de savoirs verrouillés et de certitudes paresseuses, en fin de compte ne changent pas autant qu'on le croit ou seulement à la surface où l'on se contente trop souvent de les courtiser. La jeunesse, quant à elle, de génération en génération, redécouvre les mêmes traquenards, ruses, peines et émouvantes naïvetés pour s'inventer un avenir et taire les incertitudes de l'être et s'imagine d'autant plus novatrice et moderne que sans mémoire - ou sans illusion - elle méconnaît la morne lassitude des espérances anciennes.

Nous croyons filer droit … nous ne parvenons en réalité qu'à réinventer le cercle imparfait du temps qui inlassablement nous essouffle. Rien ne ressemble plus à la ligne droite qu'une adroite courbure. Rien n'imite mieux le mouvement que l'inerte. Comme s'ils n'étaient que reflets inversés et mensongers que nous offrent insidieusement ou imposent cruellement nos miroirs. Faut-il compter combien de fois j'aurai répété tel ou tel cours - sans doute 150 fois - répété la même sentence ou glissé la même plaisanterie ? J'aurai ouvert, puis refermé la porte de mon bureau, allumé mon ordinateur et l'avoir branché sur le vidéo-projecteur pour un diaporama, certes ravaudé à de multiples reprises, mais illustrant pourtant même idée, même conseil ou même directive …

Combien de fois aurai-je suivi le même itinéraire ? Dit bonjour à la délicieuse Maguy ? Fait semblant d'écouter mes chefs - il y en eut neuf - mes directeurs - il y en aura eu quatre - ou de leur faire accroire que leurs initiatives étaient sagaces, pertinentes sans parfois y consentir autrement que par lassitude ? Me serai-je agacé de tel propos ou manigance qui signalent l'ordinaire indigne de tout univers étriqué ? De telle réforme - je ne les compte plus - qui toutes aboutirent à une piteuse régression tant l'entropie l'emporte toujours qui défie les prétentions hâbleuses et fières d'en finir avec l'ancien monde ?

Ad nauseam.

Faites semblant de croire et à la fin vous croirez ! L’église aura, des siècles durant, enfermé les fidèles dans les rets étroits d'un récit sempiternellement répété au gré de processions, chorals, sermons accusateurs, génuflexions et aveux coupables … comment à la fin ne pas entendre sous ces refrains méticuleusement répétés la mélodie naturelle et pieuse de l'être ?

La modernité des Lumières puis l'empressement scientiste du XIXe se seront contentés de substituer une divinité à une autre ; un chaînon à un autre. L’idolâtrie du travail est bien sotte mais bien peu consolatrice. Décidément quitte à se prosterner, autant ne pas le faire devant idole mécréante et cynique, non ?

Il y a sans doute autant de grandeur que d'humilité à se glisser ainsi dans le flux d'une histoire originaire, à poser ses pas dans les traces si anciennes et presque effacées qu'on pourrait les deviner célestes et je ne doute pas qu'à la fin on ne finisse par éprouver satisfaction à y apporter son écot … nous avons tellement besoin de nous croire utiles à défaut d'être indispensables. A prolonger, de note en note, l'ultime écho de la parole originaire, du sens ou de l'idéal, le long de la portée de l'existence.

Il en est un peu moins, avouons-le, à croire jamais qu'on eût de notre patte marqué en rien les affairements auxquels nous avons concédé nos efforts. Sitôt partis, on nous oublie et recouvre nos maigres initiatives d'un silence poli certes, mais accablant. Il ne peut en être autrement. Je l'ai dit : pour parvenir à poser sa marque et croire parvenir à améliorer les choses, il n'est pas d'autre solution que de balayer le passé. Voici tout le paradoxe de nos ambitions voire de nos démesures : pas de futur qui ne s'appuie sur le passé ; mais de présent qui ne le biffe d'un revers de mépris.

Ils s'affairent - et croient devoir le faire - à célébrer notre départ ; certains se rengorgent d'ainsi célébrer et prolonger l'institution à travers nous qui la servîmes ; en réalité, ils consacrent seulement leur empressement à tourner la page. Ils prendront toujours pour ratiocination de vieux conservateur ou désillusion aigrie ce sentiment qu'on prend insidieusement non pas que rien ne vaille rien, ni la peine qu'on y mettrait mais bien plutôt la certitude mesurée mais ferme que les traces laissées sont bien trop fragiles pour que nous devions nous en enorgueillir. Le soulagement ne n'avoir pu gratter la terre qu'à la surface.

Ils auraient tort : ce n'est pas ici aigreur apeurée. Ils ont raison : c'est affaire d'âge.

Peuvent-ils entendre sans ironiser ou sans le redouter combien vieillir revient à lentement dénouer les liens qui vous unissaient au monde. Affaire de dénuement, ce départ mérite silence.