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Anticipations et impuissance

 

Tout a été déjà dit. Tout est toujours à redire. Ce fait massif, à lui seul, pourrait conduire à désespérer. L'humanité semblerait sourde ; elle l'est, pour l'essentiel. C'est de cela qu'il s'agit avant tout, dans toute discussion portant sur les questions politiques fondamentales. Telle est, pour l'humanité moderne, la question des rapports entre son savoir et son pouvoir - plus exactement : entre la puissance constamment croissante de la technoscience et l'impouvoir manifeste des collectivités humaines contemporaines. Le mot de rapport est déjà mauvais. Il n'y a pas de rapport. Il y a un pouvoir - qui est impouvoir quant à l'essentiel - de la technoscience contemporaine, pouvoir anonyme à tous égards, irresponsable et incontrôlable (car inassignable) et, pour l'instant (un très long instant en vérité), une « passivité » complète des humains (y compris des scientifiques et des techniciens eux-mêmes considérés comme citoyens) . Passivité complète et même complaisante devant un cours des événements dont ils veulent croire encore qu'il leur est bénéfique, sans être plus tout à fait persuadés qu'il le leur sera à la longue. Castoriadis, Voie sans issue, parue dans Ecrits politiques VII

 

Ce passage a une trentaine d'années … A lire ce qu'il écrit sur l'aveuglement des acteurs de la connaissance, sur la confiance benoîte et souvent niaise que ces grands intellectuels que sont les scientifiques nourrissent dans la capacité des sciences à améliorer la réalité humaine, sur l'écart vertigineux entre les avancées des sciences et des techniques et l'impuissance à modifier en rien le cours des événements et des sociétés ; à lire ce qu'il écrit des périls environnementaux et climatiques comment ne pas songer à l'immensité du temps perdu.

Tout a été déjà dit. Tout est toujours à redire. Faut-il y voir une des figures du tragique ? Ou bien au contraire un motif d'espérance ?

Que tout soit toujours à refaire, redire et réapprendre, après tout, n'est-il pas ceci même qui nous permet de changer, d'évoluer. De progresser ? L'abeille et l'architecte nous l'avaient de longtemps enseigné ; autant que la génétique : il n'y a pas d'hérédité des caractères acquis. D'être ce ver nu, cet animal presque monstrueux, contraint à chaque génération de s'inventer, de se réinventer est sa définition même qui le place dans cette situation inédite d'être à la fois du et devant le monde ; de n'avoir pas de place assignée ; d'être plus question que réponse. Le fondement de la culture ; le moteur de l'histoire - un des moteurs en tout cas. Un motif d'espérance, oui, décidément.

D'un autre côté, s'agiter, entreprendre, se remettre en question, vouloir rénover, adapter, ajuster, améliorer dans l'espoir d'être meilleur - voire seulement moins mauvais - ou seulement plus efficace mais s'apercevoir que tous ses efforts sont vains comme si nous étions la définition même de l'impuissance ou qu'un destin toujours s'interposât entre nous et le réalité pour nous interdire de dessiner autre chose que le brouillon défiguré de nos désirs, je ne crois pas qu'il soit forme plus douloureuse de ce cri de la bête que cache la tragédie.

Tout de l'humain se joue par cette négation de soi et du monde où l'homme s'espère trouver une place … les grecs eurent-ils pourtant tellement tort de considérer que vivre, déjà, était risque d'injustice et qu'il eût mieux valu, sans doute, n'avoir jamais été ; qu'à chaque détour, gronde le danger non tant celui qui nous menacerait que celui que nous représentons à l'endroit, de l'autre du monde ; qu'entre le toujours trop et le vraiment pas assez nous ne saurions jamais trouver juste mesure ?

Qui n'a, ne serait ce qu'en passant et pour l'oublier bien vite tant la chose est désarmante ; qui n'a noté, comme si la chose était anodine quand au contraire elle fiche une dague empoisonnée dans le cœur même de ce qu'il y a de meilleur dans l'humain et dans l'odyssée liturgique de son progrès ; qui ne s'est attristé de l'écart impressionnant et sans cesse creusé entre les progrès techniques et scientifiques qui semblent devoir avancer à marche forcé depuis un siècle et demi et l'impossibilité de constater la moindre avancée morale, le moindre motif d'espérance, l'infime trace de ce qu'autrefois on ne répugnait pas de nommer civilisation ?

Nos religions, au moins depuis le Décalogue, sont des invites à être meilleurs que ce que nous sommes ; à dominer nos pulsions agressives et à nous avancer à l'approche de l'autre. Il est difficile de dire que l'actualité nous pousserait à penser le contraire. Et quand bien même l'on aimerait prendre du recul par rapport à l'actualité - aux dérives démagogiques et antidémocratiques des uns, aux haines recuites des autres, à l'incroyable embrouillamini idéologique qui fait les uns et les autres prendre des positions parfois stupéfiantes, souvent stupides, désolantes toujours - ce n'est assurément pas le sanglant XXe qui nous y aiderait.

Nous n'avons jamais eu autant besoin de philosophie ! L'époque n'a jamais été aussi peu philosophique d'aujourd'hui.

Castoriadis est précis comme souvent : il n'évoque pas l'impuissance mais l'impouvoir ! Il n'a pas de relation entre sciences, techniques et le pouvoir même institutionnel. Ce qui explique que celles-ci puissent avancer sans en rien faire progresser l'autre. L'invraisemblable retard pris en quarante ans qu'une apathie coupable aura provoqué tant par intérêts spécieux qu'aveuglement idéologique depuis la prise de conscience des périls environnementaux. Nous ne sommes pas armés, semble-t-il, pour seulement comprendre le pire qui nous menace ; a fortiori pour tâcher de nous en prémunir. Nos politiques, par étroitesse ou par paresse, s'obstinent à entonner le grand air libéral de la déréglementation, et du dégraissage de la fonction publique ; nos gauches, qui ne ressemblent plus à rien, se déchirent à espérer encore des progrès techniques et de la croissance qu'ils parviennent à nous sortir du guêpier ou à redouter de cette même croissance qu'elle n'amplifie encore le désastre climatique comme si, écartelée d'entre Charybde et Scylla, elles ne parvenaient plus à rien imaginer de neuf hormis susurrer les lustres passés.

C'est en cet impouvoir que je scrute le tragique : il est trop tard, certes, mais peut-être a-t-il toujours été trop tard.

Dès le début …