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Fin du Débat …

Les deux fondateurs - Nora et Gauchet - de la revue en annoncent la fin. Elle avait démarré aux tout débuts des années 80 pour tenter d'établir les conditions d'un véritable débat à un moment où la fin de la guerre froide semblait pouvoir mettre fin au règne de l'invective.

Quarante ans plus tard, affirment-ils, le débat serait redevenu impossible. D'une part il se restreint à un public de plus en plus étriqué ; d'autre part, comme aux grandes heures du soupçon, l'imputation, l'attaque ad hominem, l'invective et l'anathème minent toute possibilité d'un véritable dialogue. Dégagent un fumet bien détestable.

A regarder de près ce qui se dit (je n'ose écrire ce qui se pense) sur les réseaux sociaux [2] comment ne pas leur donner raison ?

On peut toujours discuter des mérites comparés de telle ou telle revue et même se demander, d'ailleurs, si l'objet revue est encore approprié à notre époque. Tout précisément doit pouvoir se discuter.

Or, précisément, tout ne le semble plus l'être … C'est en tout cas l'analyse qui est la leur. Que je partage. Il n'est qu'à prendre les récentes polémiques sur le genre, les postures féministes adoptées à l'occasion des développements de l'affaire Matzneff, voire les appels à la haine à l'occasion de la sortie du film J'accuse de Polanski pour comprendre à quoi ici l'on se réfère.

Fin du débat ? Fin, provisoire on l'espère, de la possibilité même du débat. Dialoguer - c'en est à pleurer d'avoir à le rappeler - suppose de reconnaître préalablement l'autre comme un interlocuteur ; est à ce titre l'antonyme exact du rejet ou de la négation de l'autre qu'est tout acte violent. Est aux antipodes des attitudes actuelles qui relèvent d'ailleurs plus souvent de l'émotion, de la sensation, du sentiment que de la raison qui s'attache à prendre du recul, à prendre le temps d'examiner, à raisonner avant de juger. Les statues que l'on déboulonne ou les Je suis Charlie d'il y a 5 ans sont autant de signes de la régression de la volonté raisonnante au profit de la haine bileuse et atrabilaire.

Entendre ainsi C Fourest expliquer que la position des experts et autres consultants - que l'on accueille très volontiers désormais sur les plateaux de télévision, plus volontiers d'ailleurs que des universitaires et mieux encore que de vulgaires collègues journalistes, et ce d'ailleurs moins pour leurs propos que pour la certitude qu'ils y feront polémique par leurs provocations en tout genre -l'entendre pérorer sur le fait que cette position, oui, serait encore trop genrée est identiquement significatif. On n'y analyse pas ce qui est dit, on ne débat pas de la pertinence de ces supposés spécialistes alors même que la domination de la droite extrême s'y repère désormais aisément ; on fait seulement remarquer que, les femmes ne s'autorisant pas à se croire expertes, les hommes y sont sur-représentés. Entendons bien : la position de l'expert est évaluée non pas en fonction de l'expertise qu'il délivre, de la pertinence de ses propos mais du sexe qui est le sien.

Ne s'intéresser plus à ce qui est dit, mais seulement à qui le dit n'est autre chose que du fascisme intellectuel ; que de la ségrégation !

Et rappelle, ce n'est pas faux, les sinistres et souvent odieux d'où parles-tu camarade des grandes années …

Nora et Gauchet semblent mettre ce phénomène sur le compte de la radicalisation ! Je n'en suis pas convaincu ou, plutôt, le terme me semble être bien trompeur. Etre engagé dans la défense d'une cause, militer pour un idéal, politique notamment, n'est pas nécessairement contradictoire avec l'honnêteté intellectuelle. D'aucuns y parvinrent ; même si ce fut difficile parfois pour les uns et les autres, que ceci renvoie évidemment à la presque impossible concomitance de l'action et de la réflexion sur cette action, maintes fois relevée ici et soulignée magnifiquement par Arendt ; qu'il y faille effort et volonté - s'arrêter à un moment d'agir et se demander si ce que l'on fait correspond encore à ce que l'on pense voire si son action n'aboutirait pas au contraire de ce que l'on souhaite obtenir ou enfin tâcher au moins de comprendre les motifs bien plus que les motivations de l'autre qui n'est pas qu'un adversaire politique …et ne le devrait d'ailleurs demeurer que métaphoriquement - non décidément rien n'interdit d'être à la fois acteur sur le terrain et dans son laboratoire de recherche ou sur sa table de travail. Rien ne devrait l'empêcher.

Et si c'est là radicalité, elle consisterait à ne même plus le tenter. Comment ne pas songer à ce plaisir de fonctionner [3] qu'évoquait Arendt ? A cet insidieux processus par lequel on cesse de penser, de réfléchir, et se laisse piéger dans les rets de l'action … et du plaisir de l'action.

C'est là où Arendt, encore une fois vit la banalité : dans ce retrait de la pensée qui aboutit en réalité très vite au refus de considérer l'autre ; à cette paresse qui ne vous fait plus voir l'autre que sous les stéréotypes de ses propres préjugés :

Il s'agit simplement de ce refus de se représenter ce qu'il en est véritablement de l'autre Arendt - Entretien avec Fest 1964

 

Entre les messieurs je sais tout et les appels à la haine, nous voici bien mal partis !

 

Sans doute la figure de l'intellectuel engagé n'allait-elle pas sans ambiguïté, sans trouble dévotion des uns ni aveuglement des autres ; sans doute le magistère exercé par certains n'alla pas sans abus, pouvoirs abusés … Quand même ! je me demande si je ne préfère pas ces figures parfois même autoritaires - Sartre, notamment - à ces silences coupables : les intellectuels n'osant plus sortir de leurs laboratoires, refusant toute prise de parti ont déserté le débat public ou alors au contraire, perdant toute mesure, laissent libre cours à leurs passions ; les politiques quant à eux pataugent dans leurs platitudes technocratiques de peur des coups à prendre - même sur des sujets dits sociétaux - et se taisent …

Laissant libre parole à des Zemmour et autres fossoyeurs d'avenir. Ou à un Jadot de se croire homme providentiel !

 


 


1)  L'émission de France Culture

2) Pour exemple cet échange de tweets - fin Août, début septembre, à propos d'un jeune venant d'intégrer la rue d'Ulm qui se voit immédiatement ramené à sa condition bourgeoise

 

3) Arendt ibid

Il voulait participer. Il voulait dire Nous, et cette participation, ce désir de dire Nous, suffisait tout à fait à rendre possibles les plus grands crimes. Les crimes de Hitler ne sont cependant en réalité pas ceux qui sont vraiment caractéristiques ·de ce genre de choses; car ils étaient impuissants sans le soutien des autres.

Par conséquent qu'y a-t-il là de particulier ? Je ne prendrai en compte qu'Eichmann parce que je le connais. Et je dirai tout d'abord ceci: eh bien, c'est le fait de participer, c'est au sein de la participation, lorsque de nombreux individus agissent de concert, que naît la puissance. Aussi longtemps qu'on est seul on est toujours impuissant, si fort soit-on. Ce sentiment de puissance qui naît de l'action de concert n'est nullement mauvais en soi, il est universellement humain. Et il n'est pas bon non plus : il est tout simplement neutre. Il s'agit simplement là d'un phénomène humain universel qu'il faut décrire en tant ·que tel. Cette action procure un sentiment de plaisir extrême. Je ne vais pas commencer à me lancer dans des citations à ce sujet - on pourrait le faire pendant des heures s'agissant de la Révolution américaine Je dirais ici que la perversion propre à l'action consiste dans le fait de fonctionner, et que ce fonctionnement procure un sentiment de plaisir qui est toujours présent ; mais je dirais aussi que tout ce qui est en jeu dans l'action, y compris dans le fait d'agir de concert - délibérer ensemble, parvenir à des décisions précises, endosser la responsabilité, penser ce que nous faisons - tout cela est éliminé dans le fait de fonctionner. Nous avons ici affaire au fait de tourner purement à vide. Et c'est le plaisir de ce pur fonctionnement qui était tout à fait évident chez Eichmann. Je ne crois pas qu'îl était mû par un désir de puissance. Il était le fonctionnaire type. Et un fonctionnaire, lorsqu'il n'est rien d'autre qu'un fonctionnaire, est vraiment un homme très dangereux. Je·ne crois pas que l'idéologie ait joué un grand rôle là-dedans. C'est cela qui me paraît décisif.