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Transmettre … ou la tentation de la démesure

 

Pourquoi, à ce moment précis, ai-je songé à cette fable de La Fontaine qui est pourtant loin d'être la plus connue ! Pourquoi ai-je surtout pensé à la morale de l'histoire, à son épilogue ?

Je blâme ici plus de gens qu'on ne pense.
Tout babillard, tout censeur, tout pédant,
Se peut connaître au discours que j'avance :
Chacun des trois fait un peuple fort grand ;
Le Créateur en a béni l'engeance.
En toute affaire ils ne font que songer
          Aux moyens d'exercer leur langue.
Hé mon ami, tire-moi de danger ; 
          Tu feras après ta harangue.
L'enfant et le maître d'école I, 19

 

J'étais en cours et répondais à la remarque d'une étudiante au sujet d'un collègue perçu sans doute comme trop rugueux, si rustique ou tellement baroque pour parvenir sereinement à faire aimer sa matière ou au moins la correctement transmettre. Ni la jeune fille ni son aimable reproche ne m'agacèrent : il est d'un grand classique ; compréhensible mais inapproprié ! Pourquoi donc y répondis-je plutôt que de passer à la suite ? Peut-être parce qu'elle me parut à ce moment là résumer l'essence de nos illusions, de nos doutes ; de nos quêtes pourtant. Mais aussi de nos insuffisances : nous n'avons pas assez de mots pour théoriser ce que nous faisons ; jamais assez d'oreille pour écouter ceux-là même à qui nous nous adressons.

Derrière les grands mots - que je n'aime pas - de compétences, surtout quand il s'agit d'évoquer la si ridicule montée des compétences - ou de savoir-être - joliment suranné désormais mais que l'on ressort à l'occasion pour s'oindre du baume d'un supposé supplément d'âme, demeure la question du rôle que nous nous assignons à nous-mêmes. Un peu gêné pourtant d'y revenir - il est vrai que ce n'est pas la première fois que j'aborde le sujet de mon métier - comme si c'était là ultime tropisme d'un narcissisme invétéré ; soucieux néanmoins de ramener la chose à quelque humilité.

Je me suis souvent amusé de voir notre ministère s'arroger le doux titre d'éducation nationale au moment [1] où elle cessa en réalité de prétendre plus éduquer. Reprenant les préceptes de Condorcet, on se refusa longtemps effectivement à confier l'éducation à autre que la famille se contentant de diffuser une morale humaniste, universalisable, républicaine. On y renoncera bien vite : le modèle spartiate avait quelque chose de rédhibitoire. Il fallait seulement pouvoir exister entre la parentèle et le confessionnal ! Désormais des pans entiers de l'école se contentent de diffuser un savoir réduit à quelques sentencieuses recettes : comment s'étonner alors que la technologie l'emporte dans le choix des étudiants ? Elle correspond si bien à la vacuité tant idéologique que morale de la doxa pragmatico-utilitariste du moment. Si les universités - de plus en plus difficilement grâce aux réformes successives - continuent d'être des lieux de recherche, elles sont aussi devenues, par mimétisme avec les Grandes Ecoles et par soumission à l'idéologie dominante, de grands déversoirs de savoirs tout faits, clos sur eux-mêmes, ficelés comme des dogmes si étouffants qu'en comparaison même une fervente piété à la Port-Royal eût semblé galéjade laxiste de collégiens, des dogmes présentés comme des recettes à appliquer ; à apprendre seulement - par cœur évidemment. L'esprit managérial a gagné qui découpe, rend compte, organise et met en musique selon des schémas pré-établis. Le monde universitaire y aura gagné sa névrose : comment donc concilier la recherche qui suppose ouverture d'esprit, doutes, remises en questions et hésitations, avec cet état d'esprit de boutiquier, d'apothicaire avaricieux ou de représentant de commerce cauteleux ? Je m'amuse seulement de voir les mêmes désirer intégrer parfois ce noble métier - y trouver statut en tout cas - au moment même où la sinistrose ambiante et le déclinisme pas même ripoliné rejettent sur le dos de l'école la quasi-totalité des frustrations, crises et renoncements de la cité entière. Haro sur le baudet !

En réalité la question n'est pas là : à la fois plus sérieuse et bien moins impérieuse.

S'il m'est arrivé de rêver de la fonction enseignante comme étant celle d'un passeur d'âmes, je crois bien avoir trop rêvé, pris désirs pour réalités ou pire encore, joué la sublimation lot de tous les cache-misère. L'enseignant est toujours plus qu'un simple passe-plats : parce qu'il s'agit de relation humaine, s'y joue toujours plus que de simples échanges de procédés. De là à jouer les Pygmalion … quand même.

Peut-être revenir aux mots : Maître ; magister ! décidément la prétention n'est pas même cachée. Contrairement à l'habile politique qui ne sera jamais aussi puissant qu'à l'instant où il feindra de ne point l'être, l'enseignant n'est jamais aussi médiocre que lorsqu'il concède boursouflure à sa charge. Curieuse dilection ainsi que la sienne d'ainsi toujours se ficher au centre de tout ; de proclamer que le monde tournerait moins bien sans lui, voire pas du tout. Étonnante névrose que de se croire indispensable.

Qu'est-ce un enseignant finalement sinon cet enfant qui avait eu tellement nourri crainte du monde extérieur qu'à un moment il aura choisi de céder à l'angoisse : rester calfeutré dans le cocon scolaire ? Qu'est-ce donc enseigner finalement sinon interminablement substituer à la diversité infinie des choses, à l'imprévisible déroulé des événements et à l'étonnante irrationalité des êtres, son sage petit défilé de mots convenus, toujours les mêmes, si rassurants … des mots qui, de surcroît, ne sont même pas les siens ? Car enfin que signifie d'ainsi contrefaire le maître et de s'enorgueillir parfois de titres ronflants sinon parader en posture hautes et dominantes ; sinon céder aux troubles d'un orgueil paresseux - quoi de plus aisé que paraître supérieur à des enfants ou adolescents ? - aux outrances d'une vanité. L'enseignant a la superbe facile ; le verbe parfois haut, parfois même empâté mais toujours envahissant.

Mais le geste si rare.

La Fontaine ne dit pas autre chose.

Se contenterait-il encore de parler ! non il bavarde, pérore, harangue, sermonne ! Donneur invétéré de leçons - il faut dire que c'est son métier - il finira bien par se croire détenteur de quelque sagesse. La fatuité guette au coin de chaque cours !

Mais plus grave encore, le voici pris dans l'étau d'un statut qui le met constamment sous le regard des autres : d'un supérieur hiérarchique ou d'un collègue toisant la qualité de sa recherche ou d'un autre encore qui lui accordera ou non le financement nécessaire à son labeur ; d'un troisième enfin qui décidera, anonymement et collégialement bien sûr, en toute objectivité évidemment, d'une promotion de grade qu'il attendra souvent moins pour la légère augmentation de salaire qu'elle entraînera que pour la gloire d'un titre dont il s'étonnera toujours qu'il ne suscite pas plus les hourvaris enthousiastes d'une foule ivre de componction déférente et d'admiration cauteleuse. Le prof est comme ses élèves et étudiants toujours en examen, toujours noté ; toujours maltraité : sans doute est-ce pour cela qu'il les toise souvent avec dédain ou avec ce mépris qu'il croit généreux parce qu'il souffre mal que ces manants eussent progressé avec moins de souffrances qu'il n'en éprouva lui-même pour gravir ces foutus échelons qui ne mènent à rien mais sans lesquels sa trajectoire ressemblerait encore plus à une ascension propitiatoire où le sacrifié lui-même serait dédaigné par les cieux ! Car sa prétendue vocation où suinte l'acrimonie propre à toute abnégation contrite, a tout d'un parcours impossible, d'un sacrifice inutile, d'un labyrinthe au terme duquel même le Minotaure se détournerait.

Il ne vaut pas mieux que les autres ; le sait mais feint de le croire et faire accroire. Est-ce si grave ? Non d'ailleurs ! Demande-t-on aux parents des certificats de compétences pour élever leurs enfants ? Faudrait-il imposer à tous un master de sciences de l'éducation pour transmettre ? Evidemment non pas plus que nous n'élisons nos représentants politiques pour leur supposée compétence.

Il fut un temps où sa vêture avait tout de la bure de magistrat ou de prêtre : c'est vrai qu'alors, il affectait à merveille les simagrées du prélat ombrageux ou les fièvres du prédicateur empressé et même ses élans sonnaient alors comme sermons et réprimandes. On lui aura fait, à sa décharge, à peu près tous les coups - des plus pendables au plus sournois : celui de la vocation qui justifiait qu'on le payât mal ; de l'engagement républicain lui qui en endossa la mission de hussard noir ; aujourd'hui de l'incompétence paresseuse puisqu'après tout il n'est plus de crises sociales ou d'échecs qui ne lui soit de près ou de loin imputable. En réalité on ne l'exhaussait que pour mieux le morfondre.

Alors quoi ?

Comment comprendre que la tâche la plus noble mais en même temps la plus incontournable qui soit - transmettre aux jeunes générations ce qui de nos histoire, culture, savoir et savoir-faire, dignité, devoir et espérances méritait de l'être et qui de nous fait des humains, comment expliquer, oui, que de tout temps ou presque on refusa d'y regarder de trop près au point même d'en confier la tâche aux esclaves, aux laquais. Comment comprendre que de tout temps on pratiqua ainsi le grand écart d'en magnifier la gloire et d'en mépriser la réalité ? Comme si cette glaise dont on fait des hommes ne se pouvait regarder en face, ni décemment se saisir à pleine main.…

C'est la gloire, je l'ai toujours pensé, de la République, d'avoir toujours su, cahin-caha, se perpétuer même avec des acteurs médiocres. Le juste ordonnancement des ordres, des pouvoirs et des efforts suffisant amplement à compenser la piètre qualité des acteurs. Nul ne fut jamais besoin de héros, de saints ou de martyrs. Seules les théocraties et les tyrannies ont besoin d'êtres d'exception ! Il en va de même ici. La transmission se fait, incroyablement, mais se fait, avec des parents que rien n'a préparé à cela ; avec des institutions toute de guingois ; des instituteurs qui ahanent seuls, miséreux et rejetés.

Moquons-nous d'eux tant qu'on pourra. On fera bien. Mais souvenons-nous qu'en dépit de leurs faiblesses, ignorances, renoncements et hésitations - ou bien à cause d'eux - souvenons-nous qu'ils sont ce qui nous demeure de l'âme du monde.

Je ne vois pas sans angoisse mes étudiants désirer tout sauf de devenir enseignants. Je ne vois pas sans inquiétude se tarir la source : incroyable époque, quand je songe à ce qu'il en était du temps de ma jeunesse, où les candidatures aux concours de recrutement sont notoirement insuffisantes.

Une société où l'on paie moins bien ses enseignants que les gardiens de prison ; où plus personne ne veut être enseignant, est une société qui ne croit plus en son avenir.

Alors oui ! sans doute sommes-nous ridicules parfois ! bavards ! prétentieux et incapables de regarder le monde autrement que de l'étouffé de notre monde clos ! oui sans doute sommes-nous infantiles parfois ; infantilisés toujours ! Serviles et bien peu courageux !

Mais j'interdis à quiconque de prétendre que ce ne serait pas le plus beau métier du monde ; qu'il n'est pas de plus grande joie que de voir s'éveiller en l'autre cette lueur qui fait la vie désirable.

Ce métier, je l'ai aimé mon existence durant parce que d'abord il n'a cessé de me mettre face à l'autre : il n'est pas d'humanité qui vaille qui ne doive s'aguerrir dans le regard de l'autre ; s'adoucir par le visage de l'autre. Ce métier me manquera ! peut-être parce que ce n'est pas un métier ! non plus qu'une vocation.

Un art de vivre.

Quand l'arc-en-ciel se dévoile au monde . Dès que se montre l'arc-en-ciel, ils se révèlent et « Le temps du chant est arrivé » c'est-à-dire le moment d'élaguer le monde de ses ignobles . Et pourquoi donc sont-ils malgré tout sauvegardés ? Parce que « Les bourgeons apparaissent sur la terre ». Si les bourgeons n’apparaissaient pas, les ignobles auraient quitté le monde qui lui-même ne pourrait plus subsister. Qui soutient le monde et permet aux patriarches de se révéler ? La voix des enfants qui étudient la Torah; c'est grâce à eux que le monde est sauvé. Zohar

 

 

 


 1) Le ministère de l’instruction publique prend le nom de ministère de l’éducation nationale le 3 juin 1932 lors de la formation du troisième cabinet Herriot, pour ne plus changer d’appellation sauf aux débuts du régime de Vichy où il redevient très brièvement celui de l’« instruction publique », et pendant le septennat de Valery Giscard d’Estaing où il n’est plus que le ministère de l’éducation, sans l’épithète « nationale », européanisme oblige.