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Troubles

 

Ce soir dans Le Monde ! Fallait s'y attendre ! Les revoici, la lippe gourmande d'épurations à perpétrer, de petites vengeances à ourdir, de bonne conscience à asséner ; de balourdes certitudes à exhiber ! Oui, c'était sans doute prévisible cette insane victoire des moralistes de tout poil. On scrute, on pourchasse, on vilipende, dénigre, diffame et rabaisse ; on conspue ou vitupère et bientôt voue aux gémonies. Ah quelle est belle la chasse aux sorcières.

Les archives étant, grâce à Internet, aisément accessibles, nul n'est plus besoin de mémoire ou de culture ni même d'épuisants efforts pour aller fouiller dans le passé, telle ou telle phrase que celui-ci ou celui-là eût prononcée ou écrite il y a trente, quarante ans ! Malheur à celui qui n'a jamais proféré une sottise, poussé sa pensée pour le plaisir d'un bon mot, ou simplement poussé jusqu'à l'absurde un raisonnement pour vérifier s'il tenait. Les voici, l'étalon à la main, mesurant au millimètre près ce qui est acceptable ou seulement tolérable. A l'instar des censeurs de l'ère puritaine millimétrant décolletés des actrices à l'aune de leurs inavouables hantises.

Des idoles vont être déboulonnées … c'est tellement jouissif de brûler les icônes qu'on avait adorées ! Les sycophantes adorent les bûchers ; les capons confondent aisément pensée et suée haineuse !

J'ai déjà évoqué la chose déjà à de multiples reprises et si la chose me trouble c'est sans doute parce que, doublement, elle synthétise les contradictions que nous fomentons autour de la moralité.

J'ai trop travaillé la question de la morale pour ne pas la juger structurante ni deviner que même sa négation demeure encire une morale. Pourtant, m'a toujours agacé et agace encore les saillies insanes des moralistes de tout poil. Je demeure à la fois fils des années 68 et lecteur de Nietzsche. Comment donc concilier cette contradiction ?

Reste, derrière le cas particulier de la pédophilie, la question de la sexualité que j'ai assurément sous-estimée. Je me suis longtemps cantonné à cette méfiance distante à l'égard d'une relation qui me paraissait plus mimer la proximité avec l'autre que la véritablement fonder ou même seulement permettre ; que je jugeais donc fallacieuse pour cette raison.

Or en ceci je me suis gravement trompé … La sexualité n'est pas seulement l'écot que l'on paie à la bête ; elle est le miroir de notre difficulté à inventer notre humanité. Non elle n'est pas mensongère de faire accroire une proximité fallacieuse d'avec l'autre mais au contraire terriblement révélatrice … de nos tensions, tendances ; contradictions.

 

Un objet bien obscur

Même en mettant de côté la réticence à évoquer le sujet qu'on peut toujours mettre sur le compte de la pudeur mais c'est ne rien dire - tout au plus mettre un nom sur une attitude justifiée par des siècles de théologies et de morale - je ne peux que constater que la complexité de cet objet autour de quoi tout semble tourner mais sur lequel on jette un voile. Car avec Matzneff ce sont bien deux interdits qui furent bravés qui aujourd’hui suscitent l'opprobre : la pédophilie c'est-à-dire le commerce charnel avec des êtres dont le jeune âge interdit qu'on puisse véritablement parler de relations librement consenties ; l'exhibition dans des textes pas même de fiction - c'est un journal - où l'auteur étale avec complaisance ses conquêtes à peine nubiles.

Même le mot semble gêner puisqu'on lui substitue désormais genre dès lors qu'il s'agit de comprendre les phénomènes sociaux, culturels, économiques etc liés à la distinction sexuelle.

Par quel biais entendre ceci qui est sujet qui me gêne non tant pour ce qu'il est que pour l'image inversée de nous-mêmes qu'il renvoyait ? Pour ce paradoxe d'à la fois constituer la part la plus intime et pourtant la plus universelle de nous-mêmes. Et de nous poser problème, quoiqu'on en dise ou en ait, de nous poser question même - et peut-être surtout - quand elle se pique ne pas poser problème.

Question ouverte en forme de blessure au coin de l'âme.

Partir peut-être de ces deux textes qui se rejoignent - étrangement pourtant quand on songe ce que furent et revendiquèrent leurs auteurs. Même écart, identique retenue chez Mauriac et Camus quand bien même ce dernier ne se privât guère d'en goûter les délices et que celui-là suggérât plus souvent qu'à son tour y avoir été agité par d'inavouables tentations en dépit de la facture très pieuse de son œuvre.

Aimer les corps, ce n'est pas aimer les êtres. Les posséder et en jouer, jusqu'à la satiété, jusqu'au dégoût, ce n'est pas le pire, c'est l'indifférence qui est le pire et qui vient à bout même du ressentiment. Que l'obsession de l'autre tourne à l'ennui de sa présence, ce changement lent ou rapide est la fatalité des passions et fait du mariage ce que presque partout nous voyons qu'il est. En considérant un certain visage, en écoutant une certaine voix, nous essayons de nous rappeler le temps où pour nous ce visage faisait la nuit et le jour sur le monde el où l'air que nous espérions était moins nécessaire à notre vie que cette voix bouleversante. C'est maintenant un visage comme tous les visages, une voix comme toutes les voix : c'est la petite ligne blanche à peine distincte d'une très ancienne cicatrice. Mauriac Mémoires intérieurs

Car ce qu'on y lit est tout sauf anodin et en rien positif puisque de la sexualité souligne plutôt les méfaits que les agréments :

La sexualité ne mène à rien. Elle n'est pas immorale mais elle est improductive. On peut s'y livrer pour le temps où l'on ne désire pas produire. Mais seule la chasteté est liée à un progrès personnel. Il y a un temps où la sexualité est une victoire - quand on la dégage des impératifs moraux. Mais elle devient vite ensuite une défaite - et la seule victoire est conquise sur elle à son tour : c'est la chasteté. (…) La sexualité débridée conduit à une philosophie de la non-signification du monde. La chasteté lui rend au contraire un sens (au monde) . Camus, Carnet II, p 52 et 57

Car enfin on ne fera pas que, par miracle, sensations, émotions devinssent transmissibles ni même d'ailleurs compréhensibles. Très ancienne certitude que posèrent les grecs et qui explique peut-être la défiance qu'ils lui réservèrent : l'âme est une forteresse hérissée d'autant de crémaillères que de pics, fermée sur elle-même, tournée vers l'intérieur en dépit des apparences ; à la gloire de soi-même bien plus qu'en quête de l'autre. Que je puisse par des truchements divers informer l'autre de mes appétences, envoyer des signaux physiologiques ou non, qui l’attirassent vers moi ou au contraire l’en fissent plutôt écarter de peur, de dégoût ou d'indifférence, tout ceci relève seulement de la communication la plus élémentaire procédant par signaux.

Mais jamais du dialogue.

On reste ici rivé au registre le plus obscur du sensible, en cet angle mort qui ne se comprend ni explique qui, tout au mieux se signale. Les phéromones sont faits pour cela. Aussi paradoxal que ceci puisse sembler au premier regard, la sexualité ne mène pas à l'autre ni à sa connaissance ; pas même à sa reconnaissance. Et manque souvent de peu, de si peu, de l'instrumentaliser.

C’est assez dire que si, comme toute tendance et désir, la sexualité explique que nous soyons en mouvement, agissions et entretenions une relation avec le monde et l’autre, elle relève pourtant bien de l’irrationnel pur - de ce qui, à proprement parler ne se dit pas, ne s'explique ni ne s'analyse, bref ne se comprend pas ; de cet envers exact de ce que nos cultures valorisent pourtant : la pensée, l’abstrait ; le rationnel où elle considèrent l'essence de l'humain. Nous le savons depuis toujours, nous ne savons saisir l'absolu ni par la raison ni donc par le langage ; tous les récits le racontent et les théories le justifient : l'absolu aveugle. Trop près, la sombre évidence aveugle presque autant que le soleil, là-haut, au dehors. Ni le soleil ni la mort … et, assurément, nul ne peut toiser la face de Dieu. Au plus loin de nous, en cet extrême qui se peut écrire aussi bien apogée que  ἔσχατος, eschatos, ce qui vient en dernier, à l'extrémité, le divin. A distance vertigineuse de nous, même si quelque chose de la ressemblance s'y joue, le divin qui pourtant ne saurait entrer dans le fini des mots :

Il m’a tousjours semblé qu’à un homme Chrestien cette sorte de parler est pleine d’indiscretion et d’irreverence : Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut desdire, Dieu ne peut faire cecy, ou cela. Je ne trouve pas bon d’enfermer ainsi la puissance divine soubs les loix de nostre parolle. Et l’apparence qui s’offre à nous, en ces propositions, il la faudroit representer plus reveremment et plus religieusement. Montaigne Livre II

Voici pour l'apogée.

Au plus près de nous, au plus intime donc, qui colle au plus irrécusable à notre réalité matérielle, la sexualité qui n'est pas beaucoup plus dicible. Il y a identique impératif, pour la conscience et le désir, à maintenir l'écart le plus net possible entre sujet et objet, entre soi et le monde. Je ne puis avoir de désir que de ce que je ne possède pas ou ne serais. Parviendrais-je à mes fins, mon désir serait-il accompli – ce qui se nomme plaisir – aussitôt ce dernier serait-il achevé, en quelque sorte épuisé en même temps que j’en perdrais conscience.

 Plaisir du latin placere  placeo mais aussi placidus, sensation de bien-être, d’agrément, correspondant précisément à ce que par nos actions nous recherchons au point qu’un Épicure - mais Spinoza dira-t-il jamais autre chose ? - soupçonnera que le plaisir fût seulement le nom de ce que nous recherchons. Au point de devoir tout inverser : tel être, chose ou puissance n'est pas objet de quête parce que plaisant mais plaisant parce qu'objet de notre désir. Mais cet agrément, pour puissant voire violent qu'il puisse paraître - et irrésistible nous sembler - demeure furtif qui, à l’opposé du bonheur, dure finalement assez peu.

Sensation vive à mesure qu’on l’approche mais sensation vite diffuse, voire bientôt inconsciente. Le plaisir est souvent qualifié et donc associé à un domaine d’objets (sexuel ; alimentaire ; professionnel …) mais plus souvent encore associé à une absence de souffrance comme s'il valait moins pour lui-même que pour ce qu'il n'était pas. Nul n’est besoin de tenter ici une théorie du plaisir : de la petite mort qui associe implicitement la quasi perte de conscience de soi à l’impossibilité de définir cet agrément autrement que de manière négative, on comprend bien que le plaisir - a fortiori quand il est sexuel - est la pointe avancée du risque que représentent à la fois la trop grande proximité d’avec l’autre et l’objet et l’excès, la démesure consubstantiellement lié au plaisir.

Voici pour le périgée.

On comprend bien pourquoi, en tout cas les métaphysiques de la transcendance la toise d’un œil suspicieux : elle n’est pas le péché originel mais une des formes. Celle qui rappelle que non, finalement, notre royaume non plus n'est pas de ce monde ; que nous n'en venons pas ni ne nous y résumons ; que tout en nous regimbe d'y demeurer arrimé. Trop de textes le racontent pour que ce soit un hasard :

A chaque fois, cette logique du juste milieu qui est la marque de l'orient méditerranéen et pas seulement de la crainte grecque de l'hybris. Rien de trop mais rien de trop peu non plus. C'est en ceci que la sexualité est révélatrice qui nous rappelle la part de nous-mêmes à quoi nous voulons échapper ; que nous cherchons sinon à nier, au moins à dépasser mais dont en même temps nous ne pouvons nous passer. Notre côté pas nécessairement obscur mais tellement mal éclairé qu'il en devient trouble et troublant. Mais en face, comme une promesse, un idéal ou le projet possible d'une volonté, la possibilité de s'en extirper, de se dépasser. De devenir autre.

 


C’est assurément un vrai sujet, pas même controversé, que de retracer cette obsession de tout dualisme métaphysique à toujours tronquer l’être ; à déprécier l'ici et maintenant pour ce que Nietzsche appelait arrière-monde. Des dérives inquisitoriales du christianisme au rejet violent du religieux à partie du XIXe, ç'aura toujours été la même histoire - celle d'un rapport de force, pour ne pas dire d’une lutte armée - entre corps et esprit, matière et pensée ; passion et raison ; nature et culture. Il n'est pas faux de dire que le dualisme se solde toujours à la fin par un dénigrement de la matière et un exhaussement de la pensée : Marx l'avait repéré. Mais, l'affirmation inverse d'une pensée déterminée par la matière - le matérialisme historique en est la preuve patente - ne signifie de loin pas la soumission à l'état présent des choses. Bien au contraire mais plutôt, en se jouant des forces opposées qui l'animent, suscite le projet d'en devenir comme maître et possesseur. Miracle de la dialectique ou de la complexité ? Toujours est-il que les rapports troubles que la pensée entretient avec la matière, que nos aspirations - parfois - nobles peinent à inventer avec nos pulsions sexuelles, ressemblent à s'y méprendre au dialogue si difficile entre la pesanteur et la grâce, entre nos existences dans ce qu'elles peuvent avoir de plus matériellement trivial et cette voix malaisément éteinte, que même les arguties utilitaristes et les sophismes pragmatiques ne parviennent pas à étouffer, voix qui appelle à un ailleurs, à un mieux en tout cas à un projet qui dépasse notre seul horizon individuel immédiat. Car enfin, on ne peut pas dire non plus que la représentation de l'homme comme machine de consommation ou, à peine mieux, à un fin calculateur de ses intérêts objectifs eût quoique ce soit de désirable. Ni qui correspondît aux révoltes actuelles. C'est d'ailleurs exactement ce que suggérait Malraux à propos des contestations de la fin des années 60, où l'on peut voir au moins un refus du monde tel qu'il est proposé - imposé !

Je ne crois pas du tout à cet air abruti du monde entier sauf la Chine ne comprenant plus rien à rien et attendant doucement qu'arrive on ne sait pas quoi ! Malraux

Je ne tiens pas pour anodin qu'un Freud, par exemple, opposât principe de plaisir à principe de réalité comme la satisfaction pleine et immédiate des pulsions au renoncement en tout cas au report de celle-ci au profit d'objectifs sublimés. Car tout est ici résumé de notre tendance narcissique avec quoi il faut sans cesse transiger ; de la nécessité de nous ouvrir au monde sans trop nous nier nous-mêmes comme si nous étions sans cesse guettés par la double tentation - et le double écueil - de nous oublier nous-mêmes ou d'oublier le monde. Parce que la sexualité vise à la satisfaction de soi sans véritablement pouvoir communiquer avec l'autre, elle est le symbole parfait de l'oubli risqué de l'autre et du monde : quoi d'étonnant alors qu'elle soit alors présentée avec permanente réticence ?

Assurément la modernité en tout cas la pensée complexe aura cherché un point d'équilibre qui ne niât pas notre corps mais ne nous y réduisît point. Depuis Levi-Strauss mais encore la biologie et la génétique, nature et culture ne s'opposent plus terme à terme. Depuis Freud, mais Marx déjà, les deux s'enroulent dans une spirale serrée - un peu comme la double hélice de l'ADN - où chacune contribue à la production de l’autre. Au point qu’un Morin a pu imaginer que ce fût précisément grâce à ces tensions internes que l'homme parvînt à dominer et à prendre toute la place (demens/sapiens)

Je ne suis pas certain qu'elle y soit parvenue hors des théories. La suprématie, par capitulation en rase campagne des idéologies inverses, de la doxa libérale, pragmatique et utilitariste laisse clairement entrevoir le contraire - même si provisoirement : les soulèvements divers et variés, les craintes suscitées par les bouleversements climatiques, les régressions sociales observées un peu partout laissent entendre le contraire.

Il n’empêche !

Peu d’entre nous se contentent d’être étalon performant où il est difficile de voir autre chose que la sempiternelle et plutôt sordide production du couple consommation/production ; quelque chose en nous tend vers autre chose sans que nous sachions véritablement quoi ni en quoi !

Il n’empêche le désir nous porte vers nous-même et n'est qu'une répétitive exaltation de soi ! Qui manque souvent de peu d’instrumentaliser l’autre - et donc de le violenter. Où l'on retrouve le même défi lancé à l'humain de ne pouvoir prospérer qu'en niant, détruisant, réifiant et de trouver moyen de juguler cette agressivité, de la sublimer ; de lui trouver forme en tout cas qui n'aliène pas l'autre ni ne détruise le monde.
Or, tout ce qui vise à l’empêcher, tout ce qui participe de la reconnaissance de l’autre et donc de la réciprocité relève d'un effort, d'une retenue. Oui Camus n'a pas tort : Il y a un temps où la sexualité est une victoire - quand on la dégage des impératifs moraux. Mais elle devient vite ensuite une défaite

Montaigne, décidément, n'a pas tort : nous ne sommes pas armés pour saisir ni donc comprendre les absolus ni ces objets, simples, qui ne sont bâtis que d'eux-mêmes et ne se prêtent pas à définition.

Qu'on y regarde de près et l'on ne voit rien ! Qu'on en prenne du recul et plus rien n'y a de sens. Entremêlez de la raison à la chose, tentez d'y glisser causalités, rationalités et la chose devient immédiatement absurde, ridicule ; sotte. Mettez y de l'humour vous la rendrez vulgaire/

Un objet stérile en tout cas stérilisant

Mais Camus dit autre chose qui tient à l'improductivité. Voici argument bien différent de celui utilisé par Mauriac, ivre d'absolu, déduisant de ce qu'un amour puisse s'achever, qu'il n'eût en réalité jamais véritablement eu lieu.

Comment entendre ceci sinon à partir de la distinction qu'H Arendt faisait entre travail et œuvre ?

Le monde fait de main d'homme des objets, l'artifice humain érigé par l'homo faber, ne devient pour les mortels une patrie, dont la stabilité résiste et survit au mouvement toujours changeant de leurs vies et de leurs action que dans la mesure où il transcende à la fois le pur fonctionnalisme des choses produites pour la consommation et la pure utilité des objets produit pour l'usage. La vie au sens non biologique, le laps de temps dont chaque humain dispose entre la naissance et la mort, se manifeste dans l'action et dans la parole qui l'une et l'autre partagent l'essentielle futilité de la vie .«Accomplir de grandes actions et dire de grandes paroles » ne laisse point de trace, nul produit qui puisse durer après que le moment aura passé de l'acte et du verbe. Si l'animal laborans a besoin de l'homo faber pour faciliter son travail et soulager sa peine, si les mortels ont besoin de lui pour édifier une patrie sur terre, les hommes de parole et d'action ont besoin aussi de l'homo faber en sa capacité la plus élevée : ils ont besoin de l'artiste ; du poète et de l'historiographe, du bâtisseur de monuments ou de !'écrivain, car sans eux le seul produit de leur activité, l'histoire qu'ils jouent et qu'ils racontent, ne survivrait pas un instant. Afin d'être ce que le monde est toujours censé être, patrie des hommes durant leur vie sur terre, l'artifice humain doit pouvoir accueillir l'action et la parole, activités qui, non seulement sont tout à fait inutiles aux nécessités de la vie, mais, en outre, diffèrent totalement des multiples activités de fabrication par lesquelles sont produits le monde et tout ce qu'il contient. Nous n'avons pas ici à choisir entre Platon et Protagoras, ni ·décider qui de l'homme ou d'un dieu doit être la mesure de toutes choses. Ce qui est sûr, c'est que la mesure ne peut être ni la nécessité contraignante de la vie biologique et du travail ni l'instrumentalisme utilitaire de l'usage et de la fabrication. H Arendt Condition de l'homme moderne p 198 - 199

Le monde n'est pour nous un monde - une patrie au sens d'Arendt - que pour autant que nous puissions lui donner un sens ; notre sens. Y poser notre marque mais non tant celle de la possession, de la maîtrise voire de la destruction que celle de la permanence. Parce que l'œuvre nous dépasse elle offre en même temps à notre rapport au monde une solidité, une objectivité que ne peuvent offrir nos marchandises. Que, dans l'esprit d'Arendt, l'œuvre d'art soit ce qui signe le plus spécifiquement l'humanité de l'homme et lui assure sa dignité, ne fait aucun doute et aide à comprendre ce qu'elle entendit par Verlassenheit - désolation. Où elle voit pire mutilation que dans aliénation. Et donne à voir ce qu'elle appelle acosmisme.

Dans le rapport amoureux à l’autre – qu’il soit seulement sexuel ou aussi sentimental – le monde n’a aucune part ; il en est même l’antonyme. C'est aussi pour cela que vie privée, vie intime peuvent fonctionner comme des compensations, des refuges ; des exutoires. C'est au fond ce que suggère Freud quand il énonce qu'être normal c'est aimer et travailler comme si les deux fonctionnaient comme un jeu de compensation réciproque, chacun atténuant ou réduisant les affres et entraves de l'autre. La passion non seulement met à mal l'autonomie de la volonté mais semble assez exclusive pour rendre inepte tout ce qui n'est pas son objet mais, on le comprend bien ne visant que la satisfaction de sa propre tension il ne contribue en rien à transformer le monde en patrie.

Il y a assurément dans la relation amoureuse quelque chose de l'exclusif même quand elle ne verse pas dans la démesure de la passion. En réalité, même quand rabotée par le souci et la quête de l'autre, elle s'entiche aussi du plaisir et du bonheur de l'autre, elle n'en reste pas moins ivresse de soi et ne vise que cette fièvre-là. C'est l'impossibilité de l'atteindre jamais, ou en tout cas durablement, qui contraint ce moi au grand détour par le monde, par l'étrangement de l'épreuve, par l'engagement. Freud n'avait pas tout à fait tort d'imaginer inconciliables plaisir et réalité mais peut-être est-ce moins ici le plaisir que le moi qui peine à trouver sa place dans le monde ou son chemin vers lui.

Sans doute cherchons-nous un équilibre - un juste milieu - entre nous, l'autre et le monde. La sexualité y a incontestablement un rôle mais ne saurait le constituer à elle seule, ni même le garantir. Elle en serait même plutôt l'angle mort.

A l'instar du funambule du Zarathoustra, nous restons sur le fil parvenant difficilement à avancer ; incapables de rebrousser chemin mais dans l'impossibilité de de arrêter. Condamnés à avancer. Sempiternellement inachevés. Mais à la fin, il tombe. Entre le Sur-homme et la bête, selon Nietzsche, tels nous serions. Hantés par l'un ; grevés par l'autre. Une torsion entre l'être et le presque rien.

La sexualité est cette torsion là !

 


l'expression est semble-t-il d'A Paré désignant la syncope d'abord et par extension tout évanouissement ou état extrême

Montaigne Essais II

Il m’a tousjours semblé qu’à un homme Chrestien cette sorte de parler est pleine d’indiscretion et d’irreverence : Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut desdire, Dieu ne peut faire cecy, ou cela. Je ne trouve pas bon d’enfermer ainsi la puissance divine soubs les loix de nostre parolle. Et l’apparence qui s’offre à nous, en ces propositions, il la faudroit representer plus reveremment et plus religieusement.

Nostre parler a ses foiblesses et ses deffaults, comme tout le reste. La plus part des occasions des troubles du monde sont Grammariens. Noz procez ne naissent que du debat de l’interpretation des loix ; et la plus part des guerres, de cette impuissance de n’avoir sçeu clairement exprimer les conventions et traictez d’accord des Princes. Combien de querelles et combien importantes a produit au monde le doubte du sens de cette syllabe, Hoc ? Prenons la clause que la Logique mesmes nous presentera pour la plus claire. Si vous dictes, Il faict beau temps, et que vous dissiez verité, il faict donc beau temps. Voyla pas une forme de parler certaine ? Encore nous trompera elle : Qu’il soit ainsi, suyvons l’exemple : si vous dites, Je ments, et que vous dissiez vray, vous mentez donc. L’art, la raison, la force de la conclusion de cette-cy, sont pareilles à l’autre, toutesfois nous voyla embourbez. Je voy les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur generale conception en aucune maniere de parler : car il leur faudroit un nouveau langage. Le nostre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies. De façon que quand ils disent, Je doubte, on les tient incontinent à la gorge, pour leur faire avouër, qu’aumoins assurent et sçavent ils cela, qu’ils doubtent. Ainsin on les a contraints de se sauver dans cette comparaison de la medecine, sans laquelle leur humeur seroit inexplicable. Quand ils prononcent, J’ignore, ou, Je doubte, ils disent que cette proposition s’emporte elle mesme quant et quant le reste : ny plus ny moins que la rubarbe, qui pousse hors les mauvaises humeurs, et s’emporte hors quant et quant elle mesmes.

Cette fantasie est plus seurement conceuë par interrogation : Que sçay-je ? comme je la porte à la devise d’une balance.

Voyez comment on se prevault de cette sorte de parler pleine d’irreverence. Aux disputes qui sont à present en nostre religion, si vous pressez trop les adversaires, ils vous diront tout destroussément, qu’il n’est pas en la puissance de Dieu de faire que son corps soit en paradis et en la terre, et en plusieurs lieux ensemble. Et ce mocqueur ancien comment il en faict son profit. Au moins, dit-il, est-ce une non legere consolation à l’homme, de ce qu’il voit Dieu ne pouvoir pas toutes choses : car il ne se peut tuer quand il le voudroit, qui est la plus grande faveur que nous ayons en nostre condition : il ne peut faire les mortels immortels, ny revivre les trespassez, ny que celuy qui a vescu n’ait point vescu, celuy qui a eu des honneurs, ne les ait point eus, n’ayant autre droit sur le passé que de l’oubliance. Et afin que cette societé de l’homme à Dieu, s’accouple encore par des exemples plaisans, il ne peut faire que deux fois dix ne soyent vingt. Voyla ce qu’il dit, et qu’un Chrestien devroit eviter de passer par sa bouche. Là où au rebours, il semble que les hommes recherchent cette folle fierté de langage pour ramener Dieu à leur mesure.

cras vel atra Nube polum pater occupato, Vel sole puro, non tamen irritum Quodcumque retro est efficiet, neque Diffinget infectúmque reddet Quod fugiens semel hora vexit.

Quand nous disons que l’infinité des siecles tant passez qu’avenir n’est à Dieu qu’un instant : que sa bonté, sapience, puissance sont mesme chose avecques son essence ; nostre parole le dit, mais nostre intelligence ne l’apprehende point. Et toutesfois nostre outrecuidance veut faire passer la divinité par nostre estamine : Et de là s’engendrent toutes les resveries et erreurs, desquelles le monde se trouve saisi, ramenant et poisant à sa balance, chose si esloignée de son poix. Mirum quo procedat improbitas cordis humani, parvulo aliquo invitata successu.

 


 

À PROPOS D'UN PROCÈS

Nous avons reçu le communiqué suivant :

" Les 27, 28 et 29 janvier, devant la cour d'assises des Yvelines, vont comparaître, pour attentat à la pudeur sans violence sur des mineurs de quinze ans, Bernard Dejager, Jean-Claude Gallien et Jean Burckhardt, qui, arrêtés à l'automne 1973, sont déjà restés plus de trois ans en détention provisoire. Seul Bernard Dejager a récemment bénéficié du principe de la liberté des inculpés.

"Une si longue détention préventive pour instruire une simple affaire de " mœurs ", où les enfants n'ont pas été victimes de la moindre violence, mais, au contraire, ont précisé aux juges d'instruction qu'ils étaient consentants (quoique la justice leur dénie actuellement tout droit au consentement), une si longue détention préventive nous paraît déjà scandaleuse.

" Aujourd'hui, ils risquent d'être condamnés à une grave peine de réclusion criminelle soit pour avoir eu des relations sexuelles avec ces mineurs, garçons et filles, soit pour avoir favorisé et photographié leurs jeux sexuels.

" Nous considérons qu'il y a une disproportion manifeste, d'une part, entre la qualification de " crime " qui justifie une telle sévérité, et la nature des faits reprochés ; d'autre part, entre le caractère désuet de la loi et la réalité quotidienne d'une société qui tend à reconnaître chez les enfants et les adolescents l'existence d'une vie sexuelle (si une fille de treize ans a droit à la pilule, c'est pour quoi faire ?).

" La loi française se contredit lorsqu'elle reconnaît une capacité de discernement à un mineur de treize ou quatorze ans qu'elle peut juger et condamner, alors qu'elle lui refuse cette capacité quand il s'agit de sa vie affective et sexuelle.

" Trois ans de prison pour des caresses et des baisers, cela suffit. Nous ne comprendrions pas que le 29 janvier Dejager, Gallien et Burckhardt ne retrouvent pas la liberté. "

Ont signé ce communiqué : Louis Aragon, Francis Ponge, Roland Barthes, Simone de Beauvoir, Judith Belladona, docteur Michel Bon, psychosociologue, Bertrand Boulin, Jean-Louis Bory, François Chatelet, Patrice Chéreau, Jean-Pierre Colin, Copi, Michel Cressole, Gilles et Fanny Deleuze, Bernard Dort, Françoise d'Eaubonne, docteur Maurice Eme, psychiatre, Jean-Pierre Faye, docteur Pierrette Garrou, psychiatre, Philippe Gavi, docteur Pierre-Edmond Gay, psychanalyste, docteur Claire Gellman, psychologue, docteur Robert Gellman, psychiatre, André Glucksmann, Félix Guattari, Daniel Guérin, Pierre Guyotat, Pierre Hahn, Jean-Luc Henning, Christian Hennion, Jacques Henric, Guy Hocquenghem, docteur Bernard Kouchner, Françoise Laborie, Madeleine Laïk, Jack Lang, Georges Lapassade, Raymond Lepoutre, Michel Leyris, Jean-François Lyotard, Dionys Mascolo, Gabriel Matzneff, Catherine Millet, Vincent Monteil, docteur Bernard Muldworf, psychiatre, Négrepont, Marc Pierret, Anne Querrien, Griselidis Real, François Régnault, Claude et Olivier Revault d'Allonnes, Christiane Rochefort, Gilles Sandier, Pierre Samuel, Jean-Paul Sartre, René Schérer, Philippe Sollers, Gérard Soulier, Victoria Thérame, Marie rhonon, Catherine Valabrègue, docteur Gérard Vallès, psychiatre, Hélène Vedrines, Jean-Marie Vincent Jean-Michel Wilhelm, Danielle Sallel nave, Alain Cuny.