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Recul

 

Cet article dans Le Monde de ce soir à l'occasion sans doute du 15 Août comparant les études d'une enquête avec une autre menée en 1988 à l'occasion d'une visite de Jean-Paul II en Alsace. Questions portant sur le sens des fêtes, la possession d'objets rituels, ou le texte des prières - mais pas sur la fréquentation des églises - qui toutes révèlent une véritable désaffection même si certains commentaires laissent à espérer une culture persistante.

Je demeure méfiant à l'égard de telles questions tant il est en réalité difficile d'évaluer la portée et la puissance d'un sentiment religieux dont tout me laisse à penser, décidément, qu'il relève de l'intériorité, pour ne pas écrire de l'intimité bien plus que de l'exhibition même s'il est exact que la catholicité, surtout, a fait de la messe, de la procession et jusqu'à la confession un acte social supposé souder le collectif. Surprenantes, certaines réponses sur le sens de Noël, moins sur l'Assomption qui suggèrent que le culte marial serait en perte de notoriété. Assez caractéristique en revanche la désaffection à l'égard des objets du culte : chapelets, missels et crucifix quittent progressivement nos espaces usuels.

Faut-il s'en réjouir ou s'en inquiéter ?

Pour ce que la catholicité put trop souvent signifier de dogmatisme, de conservatisme voire d'intolérance - considérons simplement le fourvoiement de l’Église lors de l'Affaire Dreyfus si bien analysé par Mauriac ou son empressement à soutenir Vichy - sûrement faut-il s'en réjouir.

Pour ce que ceci implique d'acculturation, je suis plutôt enclin à m'en inquiéter.

Autre façon de dire que face au religieux, l'on n'est jamais tout-à-fait serein …

Rien de ce débat fumeux et douteux au sujet des racines chrétiennes de l'Europe n'aurait tenu avec un minimum de connaissance ! rien de ces errements identitaires lors de l'incendie de Notre-Dame

Sans tout simplement un minimum de culture …

Ce brouillage idéologique que je perçois, qui se traduit si souvent par ce sabir managérial ou pseudo-scientifique insupportable, mais surtout fallacieux, empêche de voir, de comprendre et ne permet même plus - cf populisme - de distinguer d'entre extrême-gauche et extrême-droite. On ne bâtit rien sur du sable et l'art du jugement - autrement dit la liberté de penser - a besoin de repères et d'éléments de comparaison. Nous le savons depuis Platon et ses ombres projetées au fond de la caverne. La référence chrétienne en valait bien une autre et j'ironise à me voir presque la regretter.

Curieuse période qui, à l'orée des pires catastrophes, ou du moins de leur crainte, ne sait même plus chercher dans son passé un sens qui puisse fonder son action. Qui, face à l'adversité, sait encore se réunir mais déjà plus s'insurger, tout au plus protester d'un je suis Charlie, Notre Dame ou que sais-je d'autre, ne réalisant même plus que cette émotion dégoulinante, corrodant toute rationalité, est en réalité la victoire posthume d'un fantasme d'extrême-droite.

Cette infâme dégoulinade d'émotions, de sensations, de sentiments qui vise, au nom d'une plus grande proximité, à s'installer au lieu même de ce qui n'est ni dicible ni explicable, est autre manière, illusoire mais dangereuse surtout, de nous réduire à cette communauté surgie du vocabulaire US, si étrangère à la logique républicaine mais désormais, insidieusement campée dans presque tous nos discours - celui-ci souligne les devoirs du citoyens vis-à-vis de la communauté nationale ; tel président d'université évoque la communauté universitaire ; tel entrepreneur évoque la communauté de ses clients (sic) - où le sentiment d'identité et la fierté de ses racines a supplanté l'objectivité et la variété de nos appartenances.

Je dois être resté pascalien de trouver ainsi détestable cet aveuglement qui nierait toute limite de la raison autant que putride cet anti-intellectualisme où je devine moins les naïvetés de l"ignorance que les ardeurs imbéciles de la bête brute. Je dois être resté humaniste, en dépit de tout, pour éprouver un respect absolu pour la foi de l'autre même si je préfère l'intimité de la prière à l'obédience absolue à une Eglise. - A ce titre, dans l'intarissable Credo, pourquoi donc suis-je ainsi gêné qu'en son énumération s'y entremêle après la croyance en Dieu, en son Fils, en sa résurrection … celle en l'unicité de l'église ?

Je crois regretter, décidément, que l'antonyme d'exhibition soit inhibition. Le chrétien a rarement su en faire la synthèse : tout au mieux les sépare-t-il entre la règle, là, de côté, à l'écart du monde, et le siècle où il importe de se manifester, de se réaliser. J'ai longtemps cru que cette défiance à l'égard de l'ostentatoire presque toujours suspectée d'hypocrisie, avait été l'apanage des protestants et que la gêne ressentie tenait pour partie à l'atmosphère plutôt austère de l'Alsace de mon enfance. A lire Appelfeld, et surtout le portrait qu'il dresse de son grand-père - je comprends - ce que parfois je suspectais - que le judaïsme s'est toujours astreint à maintenir - et parfois d'un seul tenant - un rapport direct à Dieu et la solidité du rapport à l'autre. Ce pourquoi l'essentiel du rituel est dans la prière et dans la lecture de la Torah - ce que chacun doit faire sans en être jamais privé par un quelconque officiant. Ce pourquoi le rabbin a sans doute une fonction d'organisateur et de conseil mais n'est en rien un intermédiaire non plus qu'un officiant au sens chrétien du terme. Il appartient à chacun de lire et commenter - c'est précisément la capacité de le faire qui fait de lui un juif adulte.

Alors, oui, je suis reconnaissant à la République d'avoir su cesser de se mêler de ces questions-là et de les laisser où seules elles devraient éclore - dans l'intimité de la conscience. Or, précisément, même là elles semblent se tarir.

Curieuse époque qui, tout obsédée qu'elle reste de ses performance, rentabilité, efficacité et aisance matérielle à conforter, se préoccupa tant d'avenir qu'elle aura fini par le rendre sinon impossible en tout cas dangereux ; qu'elle se sera coupée de son propre sol - qui n'est pas que de terre mais d'histoire, de culture … de passé.

S'il y a crise de la culture c'est dans cette rupture de continuité qui nous isole du passé qui nous interdit de nous pouvoir encore appuyer sur lui. Nous avions, jusqu'à présent, su nous jouer de nos tensions ambivalentes pour envisager le futur sans trahir trop le passé et cette boucle de rétroaction, à sa manière, constitua la dialectique de nos débâcles autant que de nos emblavements.

Il m'apparaît parfois que nous sommes comme aux premiers jours, à peine certains de ce qu'au-delà de notre perpétuation nous désirons véritablement, incapable de percer dans le sol balise qui nous oriente. On peut y considérer le comble de la barbarie ou bien au contraire l'aurore de toutes les promesses. Ce qu'il me reste d'expérience ou de souvenirs m'enseigne combien l'histoire est tragique ; combien il est presque impossible de quitter la ligne de combat :

 

 

Er hat zwei Gegner: Der Erste bedriingt ihn von hinten, vom Ursprung her. Der Zweite verwehrt ihm den Weg nach vorn. Er kämpft mit beiden. Eigentlich unterstützt ihn der Erste im Kampf mit dem Zweiten, denn er will ihn nach vorn driingen und ebenso unterstützt ihn der Zweite im Kampf mit dem Ersten; denn er treibt ihn doch zurück. So ist es aber nur theoretisch. Denn es sind ja nicht nur die zwei Gegner da, sondern auch noch er selbst, und wer kennt eigentlich seine Absichten? lmmerhin ist es sein Traum, daß er einmal in einem unbewachten Augenblick - dazu gehort allerdings eine Nacht, so finster wie noch keine war - aus der Kampflinie ausspringt und wegen seiner Kampfeserfahrung zum Richter über seine miteinander kiimpfenden Gegner erhoben wird.

« Il a deux antagonistes : le premier le pousse de derrière, depuis l'origine. Le second barre la route devant lui. Il se bat avec les deux. Certes, le premier le soutient dans son combat contre le second car il veut le pousser en avant et de même le second le pousse en arrière. Mais il n'en est ainsi que théoriquement. Car il n'y a pas seulement les deux antagonistes en présence mais aussi, encore lui-même, et qui connait réellement ses intentions ? Son rêve, cependant, est qu'une fois, dans un moment d'inadvertance - et il y faudrait assurément une nuit plus sombre qu'il n'y en eut jamais - il quitte d'un saut la ligne de combat et soit élevé, à cause de son expérience du combat, à la position d'arbitre sur ses antagonistes dans leur combat l'un contre l'autre.» Kafka cité par Arendt dans la préface de La crise de la culture

 

Mais il n'est pas d'acteur qui se puisse être arbitre de lui-même.