index précédent suivant

 

 

Eclats
Retouches

Ce livre, qui vient de sortir. Troublant mais je le soupçonnais. Des photos ici analysées. L'auteur ne se contente pas de décrire les photos, il les analyse tout en retraçant, quand c'est possible, les conditions où elles ont été prises et le portrait du photographe.

Mais ces photos sont bien plus que des témoignages : elles émergent de ce continent noir d'où rien ne devait jamais sortir ni plus d'hommes évadés, que de témoignages écrits ou photographiques. H Arendt avait bien analysé dans le Système totalitaire comment les nazis projetaient de non seulement de faire disparaître totalement juifs et tsiganes mais aussi mais surtout toute trace même de leur mise à mort. Ainsi fut-il fait à Sobibor où les SS dissimulèrent toute trace en plantant des arbres et installant une ferme sur les lieux même qu'occupait le camp.

Livre bien nommé, oui, ces photos sont comme des esquilles, des fragments accidentellement ou miraculeusement détachés de cette grande ombre infernale.

Ces photos, comment les regarder sans se mettre dans l'abjecte posture du voyeur ?

Dans un chapitre, intitulé Querelle des images, l'auteur rappelle la controverse qui avait opposé, entre autres, Cl Lanzmann à G Didi-Huberman et le refus de celui-là d'utiliser quelque document d'archives que ce soit pour son film Shoah, refus qui avait fini par devenir un dogme pour toute une génération de cinéastes.

Comment filmer la mort ; comment filmer cette morts-là ? Comment représenter l'horreur absolue sans la transformer en spectacle ? comment éviter l'esthétisme ? la morale ?

Sujet piégeux, passionnant à coup sûr ; agaçant. J'ai du mal, je l'eus dès l'émergence de cette polémique, avec les censeurs et les donneurs de leçons; Je peux comprendre la démarche de Lanzmann, je ne supporte pour autant ni la condamnation péremptoire de tous ceux qui adoptent une position différente ni les critique parfois odieuses qu'on leur adressa ; encore moins son affirmation selon quoi s'il avait trouvé photos ou film sur l'intérieur des chambre à gaz non seulement il ne les aurait pas utilisés mais les aurait même détruits.

Je ne veux pas rentrer dans ce débat où tous les coups sont permis et les imputations fréquemment odieuses. Je ne crois pas qu'il y ait ici réponse tranchée possible. Je crois seulement que la valeur d'une photo ici dépend surtout de qui l'utilise et la regarde - ce qui est vrai de tout document photographique ou filmique, mais de manière plus aiguë et douloureuse ici - et que la difficulté même n'empêcha pas Schwartz-Bart d'écrire, à la fin du Dernier des Justes**, narrant la fin de son héros dans la chambre à gaz, une des plus poignantes pages de toute l'histoire de la littérature. Certes, ce ne fut pas une représentation visuelle.

Mais une représentation néanmoins.

La question, moins douloureuse, se pose à propos de cette photo de G Angéli prise à Buchenwald et dont le Mémorial de Buchenwald conserve la seule épreuve encore existante. C'est que le photographe, à son retour en France en Avril 45, retoucha la photo et effaça le groupe d'hommes étendus sur l'herbe en face même du four crématoire.

Il eut peur que la juxtaposition de ces hommes en train de se détendre et du crématoire ne donnât une image adoucie de l'horreur des camps.

Comment ne pas songer au grand-père d'Anne Franck qui donna, dans un premier temps, une version non modifiée mais expurgée du Journal de l'adolescente y éliminant les passages qu'il avait jugés inappropriés ?

La leçon est sans doute qu'on ne devrait pas donner pour original un document que l'on aurait déformé, fût ce pour des raisons honorables : ceci finit toujours par se voir et savoir et jeter le doute sur l'ensemble du document lui-même.

Reste, à mes yeux d'amateur, le quiproquo toujours simpliste, mais d'autant plus lorsqu'il s'agit de photo, qu'une représentation ne dit pas le réel pas plus que les mots ne disent les choses ; qu'imaginer que les premiers fidèlement recopient le second est un leurre mais surtout une tromperie fallacieuse. La photo n'a pas affaire avec la vérité mais avec le regard : elle est rencontre entre l’épaisseur des choses et la ténuité presque diaphane du regard ; une rencontre improbable entre l'absolu péremptoire de ce qui se donne comme universel et le fragile relatif de ce qui ne prétend à rien de plus qu'au subjectif. La photo c'est cela : ce télescopage d'entre universel et particulier qui ne donne raison à personne ni plus au photographe qu'au critique ni évidemment non plus au spectateur.

Ce que cette retouche dit en revanche c'est la certitude de l'indicible. Il s'est vécu là bas quelque chose que personne ne pourra véritablement transmettre même si tous les survivants s'attachèrent, après s'être tus, à transmettre ; à témoigner.

C'est cet indicible-ci qui m'émeut qui me rappelle aussi ce regard presque implorant d'un père qui aurait bien aimé, je crois, dire … mais ne le put jamais.

 

Imaginaire

 

L'arbre de Goethe tel est le titre donné à cette photo. C'est que cet arbre, décharné, ne portant plus feuilles ou simple signe de vie, aura été à la fois l'objet d'une croyance tenace dans le camp - ce serait sous cet arbre que Goethe, à la fin de sa vie, aima méditer - et le symbole, même erroné, d'une Allemagne humaniste, lettrée.

Voici en tout cas, encore illustré ici, l'art sinon de l'opposition en tout cas du contraste : cet arbre est le seul élément naturel pas même vivant au milieu de cet espace trop humain, trop bétonné qu'est le camp. Des bâtiments dont l'un serait la buanderie, l'autre sur la droite, les cuisines. Des hommes qui marchent d'un pas apparemment tranquille ; les mains dans les poches. Ici encore une sérénité qui heurte l'image atroce que nous nourrissons des camps. Si l'on approche son regard, on observe des hommes, adossés aux bâtiments, regroupés par grappes … Tous semblent attendre. Mais quoi ?

La photo a été prise un dimanche après-midi de juin 44. Les hommes se reposent, en tout cas mettent à profit cet après-midi, où nul travail ne leur était imposé, pour reprendre des forces voire s'affairer aux petits trafics inévitables qu'imposait la survie dans les camps.

La légende voulait que l'arbre détruit signerait la fin de l'Allemagne nazie : l'ironie voudra que l'arbre fut effectivement définitivement détruit lors d'un bombardement en août 44.

Rien ici encore n'est vrai mais tout évocateur : l'arbre n'était sans doute pas celui de Goethe ; ces scènes de calme sont trompeuses qui ne donne presque rien à comprendre de l'ordinaire du camp. Rien pourtant n'est trafiqué, retouché.

Entre nous et l'image, une épaisseur inépuisable de questions, de doutes, de certitudes pourtant vite écornées, de craintes et d'espérances : je crains bien qu'à mesure que nous nous vantons d'approcher du réel, en réalité nous nous en éloignions de manière vertigineuse. Et j'ai la faiblesse de penser qu'il en est mieux ainsi.

L'horreur de ce qui s'est passé ici ne pourra jamais ni être décrite ni montrée ni racontée. S'il est limite aux mots, elle vous explose à la figure à cet endroit précis. Mais n'oublions pas que rien non plus de ce que nous éprouvons n'entre jamais véritablement dans le glacis des mots.

Ce nous devrait inciter à l'humilité. Que je n'ai pas décelée chez Lanzmann. Dommage.

 

 

A Schwartz-Bart

Quand la nappe de gaz eut tout recouvert, il y eut dans le ciel noir de la chambre de mort un silence d'environ une minute, coupé seulement par les hautes quintes de toux et par les manifes­ tations de ceux qui étaient trop enfoncés dans 1'agonie pour en faire 1'offrande ; et ruisseau d'abord, puis cascade, torrent irrépressible de majesté, le poème qu'à travers la fumée des incendies et par-dessus les bûchers de l'histoire, les Juifs - qui depuis deux mille ans ne portaient pas l'épée et n'eurent jamais ni royaumes de mission ni esclaves de couleur -, le vieux poème d'amour qu'ils traçaient en lettres de sang sur la dure écorce terrestre déferla dans la chambre à gaz, 1'investit, en domina le sombre ricanement abyssal : « CREMA ISRAËL ADONAÏ ELOHENOU ADONAÏ EH'OTH... " Ecoute Israël, l'Eternel notre Dieu, l'Eternel est Un. 0 Seigneur, par ta grâce tu nourris les vivants, et par ta grande miséricorde tu ressuscites les morts ; et tu soutiens les faibles, guéris les malades, brises le fer des esclaves ; et tu gardes fidèlement tes promesses à ceux qui dorment dans la poussière. Qui est comme toi, ô Père miséricordieux, et qui peut te ressembler ?... » 

Les voix mouraient une à une le long du poème inachevé ; déjà, les enfants expirants plantaient leurs ongles dans les cuisses d'Ernie, en un suprême recours, et déjà l'étreinte de Golda se faisait plus molle, ses baisers s'estompaient, quand s'accrochant farouche au cou de l'aimé elle exhala en un souffle discordant :

-Je ne te reverrai donc plus jamais ? Plus jamais ?

Ernie parvint à rejeter l'aiguille de feu perçant sa gorge et cependant que le corps féminin s'affaissait contre lui, les yeux exorbités dans la nuit opaque, il cria tout contre l'oreille de Golda , inanimée:

-Tout à l'heure, je te le jure !... 

Puis il sut qu'il ne pouvait plus rien pour personne au monde, et dans l'éclair qui précéda son propre anéantissement, il se sou­ vint avec bonheur de la légende de rabbi Chanina ben Teradion, telle que la rapportait joyeusement l'ancêtre : lorsque le doux rab­ bi, enveloppé dans le rouleau de la Thora, fut jeté par les Romains sur le bûcher pour avoir enseigné la Loi, et qu'on alluma les fagots aux branches vertes encore pour faire durer son supplice, les élèves lui dirent : Maître, que vois-tu ? Et rabbi Chanina répondit : 

- Je vois le parchemin qui brûle, mais les lettres s'envolent ... Oh oui, sûrement, les lettres s 'envolent, se répéta Ernie Lévy tandis que la flamme qui embrasait sa poitrine, d'un seul coup, envahit son cerveau. De ses bras moribonds, ilétreignit le corps de Golda en un geste déjà inconscient de protection aimante, et c'est dans cette posture que les trouva une demi-heure plus tard l'équipe du Sonderkommando chargée de brûler les Juifs au four crématoire. Il en fut ainsi de millions, qui passèrent de l'état de Luftmensch à celui de Luft. Je ne traduirai pas. Ainsi donc, cette histoire ne s'achèvera pas sur quelque tombe à visiter en souvenir. Car la fumée qui sort des crématoires obéit tout comme une autre aux lois physiques : les particules s'assemblent et se dispersent au vent, qui les pousse. Le seul pèlerinage serait, estimable lecteur, de regarder parfois un ciel d'orage avec mélancolie.

Et loué. Auschwitz. Soit. Maïdanek.,L'Eternel. Treblinka. Et loué. Buchenwald. Soit. Matthausen. L'Eternel. Belzec. Et loué. Sobibor. Soit. Chelmno.,L'Eternel. Ponary. Et loué. Theresienstadt. Soit. Varsovie. L'Eternel. Vilno. Et loué. Skarzysko. Soit. Bergen-Belsen. L'Eternel. Janow. Et loué. Dora. Soit. Neuengamme. L'Eternel. Pustkow. Et loué... Parfois, il est vrai, le cœur veut crever de chagrin. Mais souvent aussi, le soir de préférence, je ne puis m'empêcher de penser qu'Emie Lévy, mort six millions de fois, est encore vivant, quelque part, je ne sais où... Hier, comme je tremblais de désespoir au milieu de la rue, cloué au sol, une goutte de pitié tomba d'en haut sur mon visage ; mais il n'y avait nul souffle dans l'air, aucun nuage dans le ciel... il n'y avait qu'une présence.