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Eclats :
De l'indicible, de l'innommable ; de l'invisible ou de l'immontrable. Bref de l'absolu

Autour, encore de ce livre de C Cognet sur les prises de vues clandestines des camps nazis.

J'ai déjà fait allusion à la controverse des images : ces quelques pages en rendent assez bien compte me semble-t-il, qui disent à la fois la gêne qu'on peut éprouver à les regarder mais qu'on ressentirait tout autant à les ignorer ; la position radicale d'un Lanzmann refusant absolument tout document et travaillant seulement sur des témoignages, mais le refusant au point de déclarer que s'il en avait trouvé, non seulement il ne s'en serait pas servi mais les aurait sans doute détruits; ou celle de Resnay, l'auteur de Nuit et Brouillard. Qu'on les lise.

Je ne doute pas une seule seconde de la difficulté de traiter un tel sujet. M'agace seulement ceux qui, s'y étant attelés, se piquent soudainement d'en être expert ou censeur au point de sembler vouloir en monopoliser la représentation. Non Lanzmann, quoiqu'on puise penser de votre film, vous n'êtes pas propriétaire du génocide et si, par un certain côté, vous devez beaucoup aux six millions de morts, ces derniers ne vous doivent rien. Jamais.

Je n'aime décidément pas les donneurs de leçons.

Alors oui, ces quatre photos, par ailleurs connues, prises à l'intérieur du camp d'Auschwitz.

Celle-ci, ainsi qu'une autre qui lui ressemble, fut prise de biais depuis la porte ouverte de la chambre à gaz dans la zone de Krematorium V. La scène est claire : les hommes du SonderKommando - rappelons que c'était des déportés eux-mêmes, voués à disparaître eux aussi assez vite - ont traîné les corps pour les jeter dans le bûcher.

La mise à mort a déjà eu lieu. Celle-ci ne sera pas montrée, évidemment. Ce à quoi on assiste, c'est, à bien y réfléchir, une seconde mise à mort. Celui-ci, qu'on a assassiné, n'a même pas l'honneur d'une tombe ; d'une trace. Ce serait encore lui reconnaître la dignité d'homme qu'on s'est au contraire acharné à lui dénier. Tout de lui doit disparaître, lui, son nom, la moindre trace qu'il eût vécu ; même l'ultime souvenir de sa mise à mort.

Comment représenter ceci qui justement ne veut se donner à voir non plus que ne le peut ?

Quel secret avait bien pu percer Joe Bousquet pour savoir écrire en si peu de mots ce qui à nous s'impose avec éclat : «Voir bien, c'est voir de loin» ? Me voici condamné, comme pour l'objet que je voudrais saisir ou pour l'autre que j'aimerais tant rencontrer, à devoir reculer et devenir presque étranger. J'aimerais tant être, comme on dit, solidaire - faire un tout, solide, compact, avec le monde ou l'autre mais je suis projeté hors de tout dans cet espace abstrait que l'on nomme la pensée où subitement je me sens détaché, insensible - seul à en hurler.

Bien sûr, ici, il n'y a, ne le peut, ni prise de vue, ni perspective volontaire ; ni recul, rien que le geste furtif de la prise en espérant que nul ne le voit. L'angle biaisé de la fenêtre dit admirablement cette extériorité : aurait-il été plus près, l'homme n'aurait pu prendre la photo ; aurait-il été plus près, il aurait participé à l'action. Pas plus qu'on ne peut agir et penser d'un seul tenant, on ne peut agir et regarder d'un même effort. Le paradoxe - ou est-ce de l'ironie ? - tient en cette embrasure de fenêtre qui le protège

Dira-t-on jamais assez combien l'action dévore tout ! combien elle est l'inverse d'elle-même - la plus implacable des passions.

Ceux-là, là-bas, si près pourtant, qui traînent les cadavres pour les jeter dans la fournaise, qui sont les complices involontaires, forcés, damnés car condamnés déjà, comment voulez-vous qu'ils puissent penser ? Ce serait s'écarter, si peu que ce soit, mais s'épuiser en spasmes tragiques. Comment ces hommes parvinrent-ils à payer si monstrueusement le prix d'une vie qui plus jamais n'aurait de saveur ? En collant au plus près à la chose et tâcher d'être chose parmi les chose ; en se réduisant à l'être-là, inerte, opaque ; obscur à en hurler ; insensible à s'en disloquer.

Rien d'absolu ne peut décidément se regarder en face qui autrement vous consumerait. A l'une des extrémités, l’Être plein, triomphant, lumineux à vous en aveugler et consumer ; qui n'a peut-être même pas de nom mais qui s'il en possédait un ne pourrait évidemment entrer dans le fini des mots. A l'autre bout, comme son négatif mais comment le nommer ? Ne pas croire qu'il soit simplement le contraire de l’Être ou même sa contradictoire. Lui non plus ne se peut penser ou dire ; représenter ni même nier. Néant serait encore quelque chose ; Mal serait presque trop peu dire…

Il m'arrive de comprendre les représentations bien un peu ridicules parfois que le Moyen-Age s'en fit. On se situe tellement au-delà de toutes les limites de l'être …

Pourtant ce que ces photos volées ne montrent pas, suggèrent à peine ; ce que ces hommes vécurent, turent et hurlèrent, y ressemble à s'y méprendre.

Quelle semble vaine alors la polémique des photos supposées dire le vrai ou non ; l'obscénité d'un regard qui en viendrait à souiller - quoi ? - la pureté, l'horreur ? l'implacable objurgation à pleurer jusqu'à la fin de toute larme possible ?

Il est des moments, ils sont si rares, si douloureusement soutenables que le réflexe vous fait presque naturellement baisser les yeux quand il faudrait affronter l'épreuve sinon fièrement au moins courageusement ; il est des moments, oui, qui ressemble à s'y méprendre à des croisées où pourtant toutes les routes mènent à d'identiques impossibles ; des espaces où rien ne vous appelle ni personne ne vous cherche ; des secondes terrifiantes où même le plus petit écart est impossible.

Cette solitude, qui peut la représenter ? Cet effroi devant une Lumière qui elle-même eût détourné le regard …

Etre passé ainsi de l'autre côté du miroir et savoir qu'on ne pourra plus jamais rebrousser chemin même si l'on devait y survivre.

Parce que l'on aura vu ce que nul homme ne devrait voir ; entendu ce que quiconque ne peut écouter sans que retentisse du fond des âges l'improbable cri ; et fait que que jamais personne ne peut faire sans en être immédiatement pétrifié.

Ce qui là se donne à voir, à la fois me colle à la peau, scelle mes paupières et m'intime l'ordre de me taire.

Hommes, si vous le pouvez encore, regardez avec infini respect ceux qui pour leur malheur et le nôtre sont passés de l'autre côté ; n'oubliez jamais ces gestes contraints que l'ombre définitivement victorieuse imposa pour nous perdre. Et qui nous fit perdre.