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Eclats 3 : Affronter le vide

 

Comment regarder cela ? Tout est fait ici pour vous perdre : ces trois troncs qui barrent tout l'espace de la photo et ces feuillages qui l'ombrent de noir plus qu'il n'était déjà nécessaire.

Ce qu'elle donne à voir est impossible à regarder et presque à voir. Tout en bas, taches à peine plus claires que les broussailles derrière elles, un groupe de femmes que l'on distingue à peine ; nues ou se déshabillant.

Il faut agrandir la photo pour y entrevoir ou plutôt deviner devant la haie, servant sans doute à camoufler la scène, un amoncellement d'objets, des valises sans doute.

On est en Août 44 - au plus fort de la destruction des juifs hongrois. Les cadences sont telles que les salles de déshabillage ne désemplissant pas, on les faisait attendre dans le bosquet attenant au four crématoire puis on les y fera déshabiller. Parfos même, manquant de Zyklon B, on jeta femmes et hommes encore vivants dans la fournaise… Sera-t-il jamais noirceur plus éclatante ?

Cette scène suit donc immédiatement celle que représente cette photo conservée à Yad Vashem.

Dans celle-ci, des regards d'effroi ou déjà désespérés mais des regards d'hommes et de femmes ; des regards d'humains. Pour peu de temps, ils sont ici encore ; parfois même apaisés dans l'attente d'on ne sait quoi … Croient-ils encore aux mirages qu'on leur présente ? Savent-ils qu'ils vont mourir et comment ? Je ne sais. On ne peut savoir. Quelque chose en nous obstinément s'accroche en dépit de tous les signes. Au moins firent-ils semblant pour les enfants

Ils ne voyaient pas ; ne pouvaient pas voir ; ne le voulaient pas.

Voici la bordure sacrée que nul ne franchit sans dommages. Je n'admets toujours pas la polémique mais j'en devine les affres. La photographie donne à voir : elle est faite pour cela. Mais ici personne ne voit … et la rencontre n'a pas lieu. Nous les regardons, les discernons à peine mais le ferions-nous mieux que nous serions non seulement gênés mais interdits. Voici l'autre, radical : je ne puis me mettre à sa place - même par analogie ; ce qu'il ressent est à mille coudées de toute perception ou émotion possible. Je le vois mais ne puis l'accueillir.

L'âme suinte de tristesse devant cette étrangeté, que dis-je, cet étrangement fatidique : je voudrais les accueillir ; m'approcher ; leur dire que mon regard même les maintiendra à jamais dans le règne de l'humain. Même en ceci j'échoue. Ils sont déjà partis ; déjà ailleurs. Je le sais. Ceux-là même qui pourtant survécurent échouèrent néanmoins à parler : il n'y a pas d'oreille pour cela ; il n'y en aura jamais. Non par égoïsme ou insensibilité mais par cette distance réfractaire - tellement effrayante.

Oui bien sûr cette photo, à l'agrandir, donne quelque chose à deviner qu'on aimerait ne pas voir. Ces femmes qui s'essayent encore à cacher leur nudité, dernier paravent de leur dignité, ou qui portent ce qu'on a peine à supposer mais qui pourrait bien être cet enfantelet qu'elles emmèneront bientôt avec elles peinant à le rassurer encore … je ne connais pas de plus déchirante métaphore de la cécité. Ces photos, prises en dépit de tous les dangers, avec les difficultés qu'une prise de vue à l'improviste supposait, ces photos qui ne sont ni claires ni nettes, en réalité à la fois révèlent et cachent ; ne profanent rien en nous empêchant d'être véritables spectateurs.

Ceux-là qui prirent le risque insensé de prendre ces photos, ceux-là assurément voulurent témoigner. Est-ce véritablement un hasard si celui-ci qui témoigne se nomme martyr. C'est pour cela au moins qu'on ne peut récuser ces photos. Ces hommes, meurtris jusqu'à l'infini, furent prêts à tout pour que les nazis ne réussissent pas le double crime - absolu - de l'assassinat des hommes et de la mémoire des hommes.

Oui, le mal absolu a laissé quelques traces ; eux n'en étaient pas assurés et ne le pouvaient. Ce qu'ils firent est une victoire ; maigre ; immense.

Alors, non, on ne peut pas rejouer la grande scène des iconoclastes et des iconodules. La question ne saurait être celle de ce qui se peut représenter et de ce qui ne le devrait jamais. Quoi ? l'on devrait au nom d'une casuistique étriquée de l'image ou de la crainte de l’idolâtrie, dire à ces hommes vous n'aviez pas le droit de prendre ces photos ; et nous interdire de les regarder au nom d'une invraisemblable profanation.

Alors, oui, il y a certainement quelque chose de l'ordre du sacré si l'on entend par là que l'objet sacré est ce qui nous permet sinon d'assurer le lien entre deux mondes au moins de nous rappeler combien, au delà de lui, s'annonce un autre monde. Sans doute est-ce un sacré à l'envers tant il introduit à l'enfer. Mais non ces photos ne sont pas sacrilèges qui nous rappellent simplement que quelque chose de l'humain, définitivement, s'est perdu, dans ces recoins polonais.

Le temps d'une certaine manière s'est arrêté là ! Plus jamais les aiguilles ne tourneront dans le même sens.

Pour la deuxième fois de son histoire - et cette fois-ci contre elle-même - l'humanité a commis l'impardonnable.

A la dérobée, à travers une fenêtre , sans être vu, là, devant nous, la vacuité pure. L'évidement de tout espoir L'étiolement de toute dignité.

Et sur ce rien, qui est silence insoutenable, il faudrait pouvoir reconstruire quelque chose.

Le peut-on encore quand on porte en soi les ultimes remugles de la mort ?