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Eclats 4 : une histoire de cynisme ?

 

On connaît tous la formule du portail d'Auschwitz : c'est au reste celle de nombreux camps, notamment Auschwitz, Dachau, Gross-Rosen, Sachsenhausen et Theresienstadt ; en revanche c'est Jedem das Seine qui fut choisi pour Buchenwald. Ironie du sort le déporté à qui fut demandé de le réaliser le fit dans le style du Bauhaus que détestaient tout particulièrement les nazis.

Ceux-ci avaient un sens tout particulier du slogan cynique mais que veut bien signifier cynique ici.

Rien à voir évidemment avec le grand courant de la pensée grecque antique dont Antisthène d'un côté et Diogène de l'autre. Le cynisme moderne est en vérité une forme de nihilisme qui tente de dire les choses tel qu'il croit qu'elles sont et non tel qu'elles paraissent, à dénicher sous les apparences les motivations profondes de nos actes, intéressées, égocentrées ; loin de tout humanisme ou moralité qui ne seraient que des paravents. Le cynique n'exclut jamais u!ne forme de cruauté, verbale s'entend, qui ne s'embarrasse pas de blesser ou même d'humilier en mettant l'utre en face de cette vérité intime que tout le paravent social des convenances l'avait habitué à camoufler. Méfiant, pessimiste, plutôt anti-humaniste si le mot a un sens ; il rejoint souvent le sceptique en suggérant que pas grand chose n'est possible, notamment en terme de connaissance, en privilégiant le côté sordide, étriqué, égocentré et vulgaire de nos êtres et comportements.

Plus grand chose à voir avec le grand cynisme provocateur ni même avec un quelconque anticonformisme rafraîchissant. Dans le cas des nazis, l'utilisation de telles formules ne relève même pas de l'ironie ni du sarcasme car elles n'annoncent pas le contraire de ce qu'ils font mais plutôt l'exacte vérité crue et cruelle. Epaisse et glauque.

C'est que le nazisme ne peut contrefaire le vrai puisqu'il ne croit ni à la vérité ni à la représentation de la vérité ; ni au réel ni à la représentation du réel. Ne croit qu'aux expressions d'une volonté déifiée.

Comment appeler cette disposition qui fait gazer un peuple que l'on considère comme une vermine parasitaire par un dérivé d'insecticide ?

Comment nommer ce dispositif qui fit assassiner un peuple par cela même qui donne la vie : respirer ?

L'horreur commencerait-elle à cet instant exact où l'on confond être et représentation ? où l'on oublie que les mots sont symbole de sens ?

La langue magique aime les formules et fait comme si les mots étaient des actes ; la terreur est du même ordre, à peine inversé, faisant comme si les actes n'étaient que des mots.

Je crois bien que l'humanité, pour ses plus grands bonheur et inquiétude, se joue dans ce recul que la conscience adopte face au monde mais encore face à elle-même ; mais aussi à l'égard des mots dont elle veut ne pas ignorer qu'à la fois ils masquent le réel. Ignorer cet écart, ne pas vouloir faire l'effort de cette mise à distance, faire semblant de croire en l'incantation des mots c'est faire la bête. Il n'est que l'enfant qui s'imagine que, se cachant les yeux, le monde en viendrait à disparaître ou bien à l'inverse que lui-même deviendrait invisible. Ou donc faire l'enfant.

Il y a dans le nazisme, en sus de l'absence totale d'humanité, en plus de cette cruauté absolue que représente cet éloge inconditionnel de la volonté, au delà du mépris sidéral pour tout ce qui n'est pas lui ou au moins allemand, indépendamment de la vacuité démagogique de son programme initial, il y a quelque chose de l'ordre du crétinisme qui va bien plus loin que l'inintelligence. On ne comprendra jamais, ce ne se peut, qu'un peuple, plutôt instruit, développé économiquement et socialement, à la culture plutôt brillante, ait pu sombrer, avec telle ferveur et délectation dans cette négation de tout, dans cette régression sadique. Les conditions historiques en disent une petite part ! Seulement.

Mais la forme que prend ce crétinisme - qui se repère dans la médiocrité des acteurs autant que dans la malignité absolue des actes - participe de cet écart à quoi l'on se refuse, de cet abrutissement absolu qui veut ignorer ce qui distingue l'être de la chose.

Dans ce qu'on aurait pu prendre pour du cynisme ! qui en demeure aux antipodes.