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Orgueil, vanité … petites faiblesses ordinaires

De la sotte vanité
La sotte vanité semble être une passion inquiète de se faire valoir par les plus petites choses, ou de chercher dans les sujets les plus frivoles du nom et de la distinction. Ainsi un homme vain, s’il se trouve à un repas, affecte toujours de s’asseoir proche de celui qui l’a convié. Il consacre à Apollon la chevelure d’un fils qui lui vient de naître ; et dès qu’il est parvenu à l’âge de puberté, il le conduit lui-même à Delphes, lui coupe les cheveux, et les dépose dans  le temple comme un monument d’un vœu solennel qu’il a accompli. Il aime à se faire suivre par un More. S’il fait un payement, il affecte que ce soit dans une monnaie toute neuve, et qui ne vienne que d’être frappée. Après qu’il a immolé un bœuf devant quelque autel, il se fait réserver la peau du front de cet animal, il l’orne de rubans et de fleurs, et l’attache à l’endroit de sa maison le plus exposé à la vue de ceux qui passent, afin que personne du peuple n’ignore qu’il a sacrifié un bœuf. Une autre fois, au retour d’une cavalcade qu’il aura faite avec d’autres citoyens, il renvoie chez soi par un valet tout son équipage, et ne garde qu’une riche robe dont il est habillé, et qu’il traîne le reste du jour dans la place publique. S’il lui meurt un petit chien, il l’enterre, lui dresse une épitaphe avec ces mots : Il était de race de Malte. Il consacre un anneau à Esculape, qu’il use à force d’y pendre des couronnes de fleurs. Il se parfume tous les jours. Il remplit avec un grand faste tout le temps de sa magistrature ; et sortant de charge, il rend compte au peuple avec ostentation des sacrifices qu’il a faits, comme du nombre et de la qualité des victimes qu’il a immolées. Alors, revêtu d’une robe blanche, et couronné de fleurs, il paraît dans l’assemblée du peuple : « Nous pouvons, dit-il, vous assurer, ô Athéniens, que pendant le temps de notre gouvernement nous avons sacrifié à Cybèle, et que nous lui avons rendu des honneurs tels que les mérite de nous la mère des Dieux : espérez donc toutes choses heureuses de cette déesse. » Après avoir parlé ainsi, il se retire dans sa maison, où il fait un long récit à sa femme de la manière dont tout lui a réussi au delà même de ses souhaits.
Théophraste in Caractères, La Bruyère

Je crois bien avoir toujours éprouvé quelque difficulté à tracer une différence entre les deux et, à consulter dictionnaire et autres ressources en ligne, je mesure bien ne pas être le seul. Les deux termes fonctionnent comme de quasi-synonymes quoique la tendance soit bien de considérer plutôt dans la vanité le souci d'être reconnu par les autres quand l'orgueil serait un sentiment de supériorité qui n'eût aucun besoin de l'autre et s'en félicitât même.
[1]

Pourquoi ai-je aujourd'hui songé à ceci au point de vouloir écrire sur le sujet ? De l'observation quotidienne, de l'écoute de l'autre, bien sûr. De la crainte peut-être d'y sombrer moi-même sans quoi je n'y eusse pas été si sensible. On ne vit pas ni ne travaille au milieu des autres sans bientôt que vous apparaissent comme des évidences petits travers et coquetteries ridicules, emphases et écueils ordinaires. On n'écrit pas, comme je le fais sans un jour se dire qu'après tout ce qui en surgit n'est pas si mauvais, peut-être même bon au point de le confier à d'autres. Et il n'est jamais loin d'entre se juger important et devenir importun.

Va donc pour ce regard sans plaisir ni complaisance …

orgueil : Présomption, estime exagérée, amour excessif de soi-même, qui fait que l'on est persuadé de sa propre excellence, que l'on se juge supérieur aux autres, dit notamment le dictionnaire non sans rappeler qu'il s'agit ici du premier des péchés capitaux.

Quant à la vanité, elle m'intrigue. Comment donc est-on passé du vide que suggère le terme dès le latin, à cette fanfaronnade ? Vanus glisse effectivement du vide au creux et du creux au mensonger, à l'imposteur, au fourbe.

Comment parler ici de ce que je ressens sans tomber ni dans le reproche que Montaigne adresse à Cicéron ni dans le piège consistant à sombrer moi-même dans le travers que je veux ici croquer. Il est tellement aisé, pointant la défaillance d'autrui de présumer avec fiel subreptice qu'on en serait soi-même assez prémuni pour le mieux observer chez le prochain. Tu vois la paille …

Il n'est sans doute pas blessure plus douloureuse que celle infligée à l'amour-propre parce qu'elle ferraille en ceci même qui nous constitue et maintient : le rapport à l'autre. Je n'a de sens que dans le face-à-face avec l'autre ; je se constitue dans ce regard que je porte sur l'autre et l'autre réciproquement sur moi. Et quand violence éclate, elle naît de l'impuissance où nous demeurons souvent de reconnaître en l'autre la même irrépressible tension que nous éprouvons à être vu, reconnu par lui. A voir en lui un visage, aurait écrit Lévinas. Un visage qui nous interdit de meurtrir. Qui est tant notre réciproque que notre opposé : notre miroir, simplement.

Soit !

Mais quel est ce glissement insidieux qui fait ainsi tomber, de la légitime soif d'exister et de s'en voir reconnu droit et mérite par l'autre, à l'intempestive et souvent ridicule propension à l'hyperbole ?

Parcourant quelques fables de La Fontaine, presque par mégarde - mais j'ai désappris depuis longtemps de soupçonner le hasard inciter mes lectures - je réalisai qu'il n'était pas qu'histoire de grenouille s'aventurant à gonfler de sa propre importance.

Là ce mulet vaniteux se parant des gloires de son maître mais à qui l'on rappellera bientôt, l'âge venu, sa rustre origine ; ici ce mulet tout vantard de porter argent qu'avoine mais qui le regrettera bien quand les voleurs s'en prirent à lui plutôt qu'à l'autre ; mais surtout ce rat toisant avec mépris la lourdeur de l'éléphant qui venait passer par là avec armes et bagages portant sa maîtresse en quelque lieu de pèlerinage mais qui dut bien le regretter se faisant croquer par le chat de la Sultane. A chaque fois … la même histoire ou presque. Un quidam se hissant plus haut qu'il ne peut ; paradant de vertus qui ne sont pas siennes ; se prévalant de puissances usurpées.

Il n'est pourtant pas outrageant de se vouloir faire connaître ; mais si ridicule de si peu à faire étalage.

Voici au contraire celui-ci qui eût tant aimé gravir les échelons et, des cimes avérées mais si lentement et besogneusement gravies, dispenser enfin savoir, analyses, et hypothèses hardies sous les transports de publics exaltés et l'estimable admiration des pairs. De quoi rêve-t-il qui fût honteux ? A tout prendre n'est-il pas digne d'enrichir le savoir ? pas moins en tout cas que les responsabilités prises en son métier, son entreprise, sa cité ! toujours plus, me semble-t-il, que de s’époumoner à entasser richesses sur prébendes ; puissance sur autorité, conquêtes sur aventures ! De quoi rêve-t-il, celui-ci à la mine grave et ombrageuse figure, sinon d'un titre, d'un poste, d'une auréole … que sais-je ? de ce petit quelque chose d'à peine visible mais de tellement tangible qui signerait respect, égard qu'on lui dût ? J'écoute telle ITV de Bachelard ou même de Mauriac et surprend le journaliste d'appeler son interlocuteur Maître ! Bachelard proteste ; Mauriac capitalise l'hommage sans barguigner. Entre ministricule et magister il doit bien y avoir un jeu en trompe-l'œil : l'un vaut l'autre et il m'arrive d'admirer combien celui qui importe désapprend vite de le faire savoir. C'étaient les années 60 : on y pratiquait encore le titre obséquieux ! On n'oserait plus aujourd'hui sans éclater de rire. Quoique … je soupçonne certains d'en avoir la nostalgie.

Dans la salle des pas perdus, les ministres et les diplomates circulaient, gravement discutant, l'œil compétent, convaincus de l'importance de leurs fugaces affaires de fourmilières tôt dispa­rues, convaincus aussi de leur propre importance, avec profon­deur échangeant d'inutiles vues, comiquement solennels et imposants, suivis de leurs hémorroïdes, soudain souriants et aimables.
A Cohen

Oui je les vois : il y a peu encore ils se seraient accrochés à leurs hermines et perruques ; attachés à l'allégeance de l'appariteur leur ouvrant porte et avançant siège comme si leur dignité se fût flétrie d'en faire eux-même l'effort ; attentifs à leurs pas si lents qu'ils auraient aimés de majesté cadencés mais ne furent que de podagre impotence ; jaloux du moindre signe qui traçât d'entre eux et le monde une ligne que le vulgaire n'eût pas même osé imaginer franchir ; assurés non seulement de leur supériorité ; convaincus d'être d'autant plus admirables qu'indispensables comme si l'accrétion du monde ne tenait qu'à leur généreuse abnégation. Je les vois, eux qui durent bien inventer la componction. Ils sont clercs qui demain trahiront. Ou demeureront impassibles. Soucieux seulement des égards à eux seuls dévolus. On ne se définit jamais impunément enseignants - celui qui donne des signes. On ne s'imagine pas innocemment au creux de l'avenir du monde. Ceux-ci ne brillèrent que rarement de leur courage ; souvent de leurs présomptueuses arrogances. Rome n'avait pas tort assurément de confier la tâche de transmettre à des esclaves. C'était, au moins, s'épargner le risque du ridicule.

Je m'interroge parfois sur l'étrange complexion de l'âme qui sécrète d'aussi étranges entêtements. Quelle souffrance, surgie de quelles abysses peut bien parvenir ainsi à toujours trouver insuffisant et insatisfaisant l'hommage rendu par l'autre ? Une psychologie un peu paresseuse fourbirait assez vite l'argument d'un insupportable sentiment d'infériorité travesti en son antonyme pour se mieux défendre. Mais ce ne serait que déplacer la question à laquelle il n'est peut-être pas de réponse ailleurs que dans les replis intimes de l'âme.

Se hérisser de meurtrières

Il n'est rien que l'homme redoute davantage que le contact de l'inconnu
E Canetti Masse et puissance

Rien n'est plus étrange que cette phrase inaugurale de Masse et Puissance ! Qui reprend une des intuitions premières de Rousseau augurant que l'homme n'avait rien en lui qui le poussât vers ses congénères mais dont la crainte qu'ils suscitent, au contraire, l'inciterait plutôt à s'en écarter. Ou plus modestement de ce que Memmi nommait hétérophobie, à la fois nécessaire mais redoutable en ses effets. Comme si l'existence n'avait jamais été qu'effraction ou que le traumatisme qui l'inaugurait laissât de trop rémanentes traces. Quelle blessure, qu'aucune tendresse maternelle n'eût pansée, quelle souffrance qu'aucune caresse n'eût adoucie peut bien avoir ainsi encouragé cette démesure incroyable qui vous fît croire un jour se pouvoir passer des autres autrement que pour la vénération qu'ils vous dussent ?

Qu'on ne me dise pas que la pensée abstraite serait entrave : bien au contraire. C'est par l'abstraction seule que l'autre m'est donné, tronqué sans doute, mutilé parfois, bien un peu trop éthéré pour exacerber une quelconque pulsion, je le concède, mais donné au moins comme un sujet et non seulement comme un objet : les sens irrémédiablement me laissent en ma forteresse enfermé et me contraignent à de bien féconds détours.

Mais quoi, par quelle inversion - perversion - cet écart qu'offre le promontoire de l'abstraction se métamorphose-t-il de pont ouvrant la voie au visiteur en muraille hérissée de meurtrières ? et transfigure-t-il celui qui s'approche soit en cuistre impropre à lui rendre hommage soit en adversaire lui disputant la place ?

Je ne connais pas d'autre métaphysique que celle-ci : l'être commence dans la relation. C'est être homme que de s'affirmer - et ainsi de dire non alentour - sans rien détruire pourtant ni des choses ni des êtres ; ou le moins possible en ne le dégradant ni ne l'humiliant jamais. J'aime assez que le nom d'homme soit celui de cet humus d'où il est symboliquement tiré ; le rappelle à l'humilité qui en est l'accomplissement.

Voici qui ne se peut jamais définitivement acquérir ni maintenir ; qui demeure à jamais un processus ; une tension de la volonté - ou du désir, qu'importe ; des deux vraisemblablement - une oscillation périodique qui rythme nos efforts comme nos lassitudes. Jamais nous ne pouvons sortir de nous-mêmes, ni de nos sensations, ni de nos pensée. Et même le réel qui nous parait si dur ne nous est jamais donné que comme une représentation - notre représentation. En vrai, présenté, jamais donné. Qui nous fait d'un même tenant ouvrir et fermer, tenir à distance et accueillir comme s'il n'était de vie que par cet incessante oscillation et qu'il n'y eût d'aller qui vaille sans retour qui le réinvente.

Je ne connais pas d'autre morale que celle qui m'invite à voir en l'autre un prochain, que je puisse accueillir et entendre ; recevoir et écouter. Qui d'hostis s'essaie à l'hospitis et s'efforce de n'y plus jamais revenir. Ceci a nom grâce. Et je ne m'étonne pas que l'orgueilleux soit à ce point disgracieux et la musique qu'il fasse entendre si disharmonique. Il est un excentrement qu'il demeure impuissant à entreprendre : il ne s'imagine pas autrement que mesure de toute chose et notamment de l'autre ; ni ne peut concevoir qu'il se puisse être d'autre labeur plus important que le sien. Les mots aiment à le dire qui y entonnent excentricité ou aberration.

Caïn tue Abel - premier meurtre de l'histoire aime-t-on à dire : meurtre de semblable, de quasi jumeaux et l'on sait que c'est la ressemblance qui l'engendre ; le mimétisme donc. La violence est ici : en cet acte, évidemment qui d'être métamorphose en chose ; mais plus grave qui du même transfigure en autre, en étranger. Le fossé désormais si profond dégrade cette altérité en antagonisme. On a voulu y voir le passage, brutal, d'une humanité nomade à sédentaire ; d'autres, évidemment, y virent un conflit gémellaire. J'y vois la responsabilité tant collective qu'individuelle qui nous incombe, d'assumer cette part de violence ou plus exactement d'agressivité et donc de la sublimer, métamorphoser. Les textes sacrés ne disent pas autre chose - le Décalogue en tête. A ce titre la vanité n'est pas véritablement un poids - tout juste une ridicule petite manie trahissant une béance, un vide : au moins est-elle un appel à l'autre même sur le mode de la vacuité à combler. En revanche, l'orgueil, plus pernicieux en ceci qu'il n'appelle pas l'autre mais le nie, au pire ; l’assujettit en tout cas.

Sans doute est-ce ceci qui vous y distingue l'ambitieux de l'arriviste ; l'arrivé du parvenu ; l'expert, le sage ou le professionnel du snob infatué et ridicule. L'orgueilleux du vaniteux, dit-on. Le premier, sûr de son fait, la valeur trempée au fil de l'expérience a d'indéniables atouts mais dont il trouvera toujours que le commerce ne lui est pas gratifiant.

Et pourtant non ! Quand même celui qui se pavane ainsi, exhibant la munificence de ses talents, ne ferait-il que savamment état de ses vertus ni ne tricherait à se faire passer pour ce qu'il n'est pas, il y aurait néanmoins quelque chose toujours qui indisposerait.

A quoi bon cet étalage ? Celui qui est sûr de lui a-t-il véritablement besoin d'en faire si impudiquement éventaire ? Ses qualités ne s'imposeraient-elles pas assez d'elles-mêmes qu'il faille en promouvoir le tapage ? N'est-ce pas avouer en réalité que rien de ce qui est entrepris ne le serait gratuitement ; mais tout pour redorer un blason jamais assez rutilant ?

Le glissement se fait ici assurément : où savoir faire, expérience, sagesse ou expertise cessent d'être des fins en soi pour n'être plus que des faire-valoir, des moyens pour un ego en peine d'apothéose. Ce n'est pas la première fois que j'aurai repéré cette inclinaison qui nous fait intervertir art et technique et contrevenir au plus élémentaire des impératifs catégoriques. Je crains ce moment où l'autre cesse d'être la fin de mon action. Je crois bien y dénicher ce qui en fait le péché capital - non au sens où il serait plus important que tous les autres mais en ceci qu'il les suscite tous. La superbe n'est pas seule turgescence de l'ego ; elle appelle surtout l'éreintement de tout ce qui n'est pas soi. L'orgueilleux ne compte que sur lui ; est idolâtre de lui-même et entend bien se passer de tout et de tous - Dieu y compris. C'est pour cette raison qu'il vient en tête et incite à quitter les rives de l'humain. Il ne lui importe pas seulement que sa tour nargue de plus près les étoiles que toutes les autres et dispute désormais sa place au divin, il lui faut encore une admiration béate de la foule que de toute manière il ne jugera jamais suffisante.

Au bout de la chaîne, une fois consumées toutes les amères délices, épuisées les illusions délétères, tout reviendra au même : vaniteux comme orgueilleux dépendent de l'autre et souffrent invariablement de son ingratitude, de son indifférence … ou de sa ruse supposée (le corbeau et le renard). L'orgueilleux ne se rassasiera jamais assez des éloges flatteurs mais s'agacera de la liberté de blâmer.

 

 

En rire

 

 

Le danger d'y sombrer se peut-il jamais écarter ? demeure ce secret, assurément, à rechercher plutôt dans le rire. La Fontaine n'a pas besoin d'en chercher loin l'exemplaire, même s'il en profite pour fustiger le peuple dont le bon seul lui paraît plutôt relever de la légende : Démocrite. Ce dernier dont le rire est resté légendaire, en fut tant venu à rire de tout et à tout moment que les Abdéritains s'en inquiétèrent au point de faire venir Hippocrate à son chevet.

Le récit en existe : il est édifiant. Signe qu'Hippocrate est sagace : il comprend vite que la folie de Démocrite est un leurre. Ce dernier l'en convainc : si déraison il y a, il faut plutôt la chercher dans le comportement déraisonnable des hommes :

je ne ris que d'un seul objet, l'homme plein de déraison, vide d'œuvres droites, puéril en tous ses desseins, et souffrant, sans aucune utilité, d'immenses labeurs

 

S'offre ainsi une double figure d'entre Héraclite réputé pour ses humeurs maussades et ses propos obscurs et Démocrite s'amusant d'un rien. Ce ne peut être anodin. On retrouve cette même opposition chez Paul entre la folie de Dieu et la sagesse des hommes 1Cor,1,25 qui révèle bien autre chose qu'une seule différence de perspective. Affaire de recul, dit-on souvent quand on s'entiche de théoriser le rire : autre manière de constater l'inquiétante singularité qui ronge sitôt qu'on se met à vouloir penser le monde et l'impossibilité de plus jamais savoir combler le fossé qui nous sépare désormais d'une présence quiète au monde. Envers et avers d'une même pièce, selon que l'on considère plutôt le monde des choses ou celui des hommes et leur inappétence à y trouver quiétude.

Logique de fourmilière ou de termitière : il faut s'exhausser bien loin pour dénicher quelque ordre dans ces affairements frénétiques. Éloignons-nous plus encore nous y trouverons sujet à émerveillement ; à méditation en tout cas. Rapprochons-nous , tel Héraclite, nous observerons fureurs, cliquetis d'armes, brouhaha, proscription et haine que la chronique ordinaire aime à appeler histoire et comme lui nous affligerons-nous qu'ainsi l'inusable guerre règle ainsi la marche des choses et des hommes. Rapprochons-nous plus encore et mêlons-nous à leur ordinaire, et, invariablement tonnera l'éclat de rire. Non pas l'ironie mordante mais cet humour qui n’éclot qu'avec tendresse.

Alors oui, quand même, malgré l'agacement ressenti à croquer fruit trop acide, recevoir avec tendresse - et donc humour - ces bouffées de vanités blessées. Elles sont le prix à payer, finalement, de nos efforts à persévérer.

Mais je comprends subitement pourquoi il n'est que deux sortes d'hommes dont je craigne le commerce : ceux qui n'ont pas d'humour ; ceux qui n'aiment pas la musique.

Décidément Platon avait tort : le philosophe n'était pas si lointain ; pas tant que cela le nez dans les étoiles. Il était seulement au milieu de nous

Jeu de miroir seulement : Le rire de Démocrite répond seulement à celui de la servante de Thrace.

 

 


 


1) ce que l'on reconnaît chez

Schopenhauer Aphorismes sur la sagesse dans la vie, Paris, Librairie Germer Baillière et Cie, 1880 , p. 73-74.

l’orgueil est la conviction déjà fermement acquise de notre propre haute valeur sous tous les rapports ; la vanité, au contraire, est le désir de faire naître cette conviction chez les autres et, d’ordinaire, avec le secret espoir de pouvoir par la suite nous l’approprier aussi. Ainsi l’orgueil est la haute estime de soi-même, procédant de l’intérieur, donc directe ; la vanité, au contraire, est la tendance à l’acquérir du dehors, donc indirectement. C’est pourquoi la vanité rend causeur ; l’orgueil, taciturne. Mais le vaniteux devrait savoir que la haute opinion d’autrui, à laquelle il aspire, s’obtient beaucoup plus vite et plus sûrement en gardant un silence continu qu’en parlant, quand on aurait les plus belles choses du monde à dire

ou chez

Bergson

Il y a une différence entre l’orgueil et la vanité. L’orgueil est le désir d'être au-dessus des autres, c'est l'amour solitaire de soi-même. La vanité au contraire, c'est le désir d'être approuvé par les autres. Au fond de la vanité, il y a de l'humilité; une incertitude sur soi que les éloges guérissent

 2) Montaigne, II, 10

Quant à Cicero, les ouvrages, qui me peuvent servir chez luy à mon desseing, ce sont ceux qui traittent de la philosophie, specialement morale. Mais à confesser hardiment la verité (car puis qu'on a franchi les barrieres de l'impudence, il n'y a plus de bride) sa façon d'escrire me semble ennuyeuse : et toute autre pareille façon. Car ses prefaces, definitions, partitions, etymologies, consument la plus part de son ouvrage. Ce qu'il y a de vif et de moüelle, est estouffé par ces longueries d'apprets. Si j'ay employé une heure à le lire, qui est beaucoup pour moy, et que je r'amentoive ce que j'en ay tiré de suc et de substance, la plus part du temps je n'y treuve que du vent : car il n'est pas encor venu aux argumens, qui. servent à son propos, et aux raisons qui touchent proprement le neud que je cherche. Pour moy, qui ne demande qu'à devenir plus sage, non plus sçavant ou eloquent, ces ordonnances logiciennes et Aristoteliques ne sont pas à propos. Je veux qu'on commence par le dernier poinct : j'entens assez que c'est que mort, et volupté, qu'on ne s'amuse pas à les anatomizer. Je cherche des raisons bonnes et fermes, d'arrivée, qui m'instruisent à en soustenir l'effort. Ny les subtilitez grammairiennes, ny l'ingenieuse contexture de parolles et d'argumentations, n'y servent : Je veux des discours qui donnent la premiere charge dans le plus fort du doubte : les siens languissent autour du pot. Ils sont bons pour l'escole, pour le barreau, et pour le sermon, où nous avons loisir de sommeiller : et sommes encores un quart d'heure apres, assez à temps, pour en retrouver le fil. Il est besoin de parler ainsin aux juges, qu'on veut gaigner à tort ou à droit, aux enfans, et au vulgaire, à qui il faut tout dire, et voir ce qui portera. Je ne veux pas qu'on s'employe à me rendre attentif, et qu'on me crie cinquante fois, Or oyez, à la mode de nos Heraux. Les Romains disoyent en leur religion, Hoc age : que nous disons en la nostre, Sursum corda, ce sont autant de parolles perdues pour moy. J'y viens tout preparé du logis : il ne me faut point d'alechement, ny de saulse : je mange bien la viande toute crue : et au lieu de m'esguiser l'appetit par ces preparatoires et avant-jeux, on me le lasse et affadit.