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Tondue

 

 

Ce cliché de F Capa pris le 16 Août 44 à Chartres résume à lui seul tous les clichés - au sens premier - qu'on aura eu pris sur cette phase de l'épuration ; tous les clichés- au sens second - qu'on aura véhiculés sur la question. Entre les hurlements stridents des haines faciles - Putain de la Nation - et les regards crispés de honte qu'aujourd'hui l'on pose sur de telles images … un gouffre ; trois quarts de siècle surtout.

Un documentaire de Patrick Cabouat diffusé ce soir que je ne regarderai pas.

Il y aurait beaucoup à dire sur la question que je ne répéterai pas.

Je m'interroge seulement sur cette curieuse disposition qui fait l'individu vouloir monter un documentaire sur une photo ! Cette dernière est bien une photo d'actualité : elle se peut être analysée d'un point de vue technique, sémiologique, esthétique pourquoi pas ! mais en faire un documentaire c'est écrire l'histoire d'une histoire ; produire le document d'un document. J'attends l'époque où l'on fera un documentaire sur l'ensemble des documentaires que l'on aura montés sur les documents de cette époque.

L'homme qui a vu l'homme qui a vu l'homme …

Sachant qu'il y a interprétation à chaque niveau, mise en scène, regard et qu'il ne se peut autrement, il y a tout lieu de se demander si le regard porté le fut bien sur cette jeune femme et non pas plutôt sur les témoins voire, pire encore, sur le témoin de ces témoins.

La mise en scène est efficace, dit-on : en ces domaines le professionnalisme se repère vite. Il n'empêche, pour faire vrai, et mieux raconter l'histoire de cette jeune femme et de ses amours allemandes, on ajoutera des photos véridiques d'autres scènes analogues prises ailleurs, ou des petits films pris par des soldats allemands. Il faut bien en rajouter pour faire vrai !

Il n'y a peut-être pas d'autres moyens mais je m'interroge sur cet artifice - qui relève de l'art d'ordinaire - permettant de faire du vrai avec du faux.

Il n'est qu'à regarder la différence entre ces deux clichés pris successivement et qui ne racontent pourtant pas tout-à-fait la même histoire. Simplement parce que l'angle n'est pas tout-à-fait le même.

Je ne veux jamais oublier que le regard porté, tout professionnel qu'il soit, et parfois chanceux, demeure néanmoins toujours le regard de quelqu'un sur quelque chose.

Qu'entre nous et le réel, une infinités de regards, de points de vue, partiels, partiaux, pas moins sincères pour autant et se donnant à nous avec les mêmes allures de véracité.

Oui, mais …

Sur l'une l'accent est mis sur la jeune femme et la photo prend vite des allures de dénégation, de dénonciation d'une collabo … Sur l'autre, prise d'un peu plus loin, comment ne pas voir la laideur de la foule vengeresse, la terreur de la violence sacrificielle ?

Le photographe s'est mis devant - ce n'est jamais anodin : les protagonistes s'avancent ainsi devant lui - devant nous. Nous sommes ainsi sommés de prendre parti. Ou hurler avec les loups - mais ceci se peut-il ? ou prendre sinon fait et cause en tout cas pitié pour la jeune femme - mais ceci se doit-il ? C'est si facile avec le recul.

Et c'est bien tout le problème de cette mise en abîme qui ressemble à une sinistre descente aux enfers : de quoi parle-t-on ? que juge-t-on ?

La jeune femme ? Son comportement ? La photographie ? L'attitude du photographe ? La Foule ?

Ou, nous-mêmes, la regardant ? Avec cette odieuse bonne conscience ?

J'en tire au moins cette leçon : celle qu'avec Anaximène j'aurai déjà relevée : il faut bien de la hauteur et de l’abstraction pour trouver l'histoire grande et noble ; et l'humain aimable. Je ne sais quoi de l'infrastructure ou de la superstructure est déterminant en dernière instance mais les deux prises ensemble forment ce qu'on veut bien nommer réalité ; aucune ne concède plus le vrai que l'autre et je crains même que l'une ne soit plutôt le paravent de l'autre. L'une est indispensable pour comprendre l'autre ; cette dernière essentielle pour interdire à la première d'errer, de divaguer. L'une nous est indispensable pour ne pas désespérer ; l'autre nous rappelle à la balourde vilenie de nos affairements ordinaires. Qu'en conséquence, nous n'épuisons jamais ni le sens ni l'épaisseur du réel qui se dérobe inlassablement. L'épuration fut ceci mais pas seulement. La Libération n'évita pas ceci mais ne s'y résume pas non plus.

Curieuse époque quand même qui se paya sur la bête pour étouffer la honte de sa propre lâcheté.