Hippocrate à Damagète, salut.

 

 

17. 

Il en est, Damagète, comme nous l'avions pensé : Démocrite ne délirait pas ; mais il méprisait tout, et il nous instruisait et, par nous, tous les hommes. Je t'ai renvoyé, ami, le vaisseau qui est vraiment celui d'Esculape; au signe du soleil qu'il porte déjà, ajoutes-y la santé ; car il a eu en effet une navigation fortunée et est arrivé à Abdère le jour même que je leur avais dit que j'arriverais. Aussi les trouvai-je rassemblés devant les portes et m'attendant comme de raison ; non seulement les hommes, mais aussi les femmes, les vieillards, les enfants, les petits enfants, tous, je te le jure, dans la tristesse ; cette tristesse leur venait de ce qu'ils croyaient Démocrite fou ; et lui, pendant ce temps, était tout entier livré à une philosophie transcendante. En me voyant, ils parurent revenir un peu à eux, et eurent bon espoir. Philopémen me pressait de me rendre à sa demeure hospitalière, et c'était aussi l'avis des autres. Mais moi : je n'ai, dis-je, ô Abdéritains, rien de plus pressé que de voir Démocrite. Ils approuvèrent mon dire, et, joyeux, ils me conduisirent aussitôt à travers le marché, les uns derrière, les autres devant, d'autres sur les côtés, et me criant de sauver, de secourir, de traiter. Et moi je leur donnais bon courage, assuré d'après la saison étésienne que sans doute il n'y a aucun mal, ou que, s'il y en a, il est petit et facile à réparer. Tout en parlant ainsi, 341 je cheminais ; la maison n'était pas loin, et la ville tout entière n'est pas grande. Nous voilà donc arrivés, la maison se trouvant proche du rempart ; ils me conduisent sans bruit à une colline élevée qui était derrière la tour et qu'ombrageaient des peupliers hauts et touffus. De là on apercevait le logis de Démocrite, et Démocrite lui-même assis sous un platane épais et très-bas vêtu d'une tunique grossière, seul, le corps négligé, sur un siégé de pierre, le teint très-jaune, amaigri, la barbe longue. Près de lui, à droite, un filet d'eau, courant sur la pente de la colline, murmurait doucement. Sur cette colline était un temple consacré, autant que je conjecturai, aux nymphes et tapissé de vignes nées spontanément. Démocrite tenait avec tout le soin possible un livre sur ses genoux ; quelques autres étaient jetés à sa droite et à sa gauche ; et de nombreux animaux entièrement ouverts étaient entassés. Lui, tantôt, se penchant, écrivait d'une teneur, tantôt il cessait, arrêté longtemps et méditant en lui-même. Puis, peu après, cela fait, il se levait, se promenait, examinait les entrailles des animaux, les déposait, revenait et se rasseyait. Cependant les Abdéritains, qui m'entouraient, affligés et bien près d'avoir les larmes aux yeux : Tu vois, me disent-ils, la vie de Démocrite, ô Hippocrate, et comme il est fou, ne sachant ni ce qu'il veut, ni ce qu'il fait. Et l'un d'entre eux, voulant démontrer encore plus sa folie, poussa un gémissement aigu semblable à celui d'une femme pleurant la mort de son enfant; puis un autre se lamenta imitant à son tour un voyageur qui avait perdu ce 353 qu'il portait. Démocrite, qui les entendit, sourit pour l'un, éclata de rire pour l'autre, et cessa d'écrire, secouant fréquemment la tête. Et moi : Vous, dis-je, ô Abdéritains, restez ici ; je veux m'approcher davantage de la parole et de la personne de notre homme, je le verrai, je l'entendrai, et je saurai, la vérité du cas. Ayant ainsi parlé, je descendis doucement. Le. lieu était roide et en pente ; aussi le pied me manquait et je n'arrivai qu'avec peine. M'étant avancé, j'allais l'aborder, mais je le trouvai écrivant d'enthousiasme et avec entraîne-men . Je m'arrêtai donc Sur place, attendant que vînt l'intervalle de repos. Et de fait, lui, ayant peu après cessé de tenir le stylet, m'aperçut qui m'avançais et me dit : Salut, étranger. Et à toi aussi mille saluts, répondis-je, Démocrite, le plus sage des hommes. Lui, honteux, je pense, de ne m'avoir pas appelé par mon nom : Et toi, dit-il, comment te nommes-tu? C'est l'ignorance de ton nom qui a été cause que je t'ai appelé étranger. Mon nom, repartis-je, est Hippocrate le médecin. Il répondit : La noblesse des Asclépiades et la grande gloire de ton habileté dans la médecine sont venues jusqu'à moi. Mais quelle affaire, ami, t'a conduit ici? Avant tout, assieds-toi; tu vois ce siège de feuilles encore vertes et molle», il n'est pas désagréable ; les sièges de l'opulence qui attirent l'envie ne le valent pas. Je m'assis, et il continua : Est-ce pour une affaire privée ou publique que tu es venu ici? Parle, et je t'aiderai autant qu'il sera en mon pouvoir. Et moi : A dire vrai, repris-je, c'est pour toi que je viens, désireux d'avoir une entrevue avec 355 un homme sage; et l'occasion a été fournie parla patrie, dont j'accomplis une ambassade. Alors, dit-il, use avant tout chez moi de l'hospitalité. Voulant tâter mon homme de tout côté, bien que déjà je visse clairement qu'il ne délirait pas, je répondis : Tu connais Philopémen, qui est un de vos concitoyens ? Très-bien, reprit-il, tu parles du fils de Damon, qui demeure près de la fontaine Hermaïde. De celui-là même, dis-je ; je suis, du chef de nos pères, son hôte particulier; mais toi, Démocrite, donne-moi une hospitalité qui vaut mieux, et d'abord, dis-moi, qu'est-ce que tu écris là ? Il s'arrêta un moment, puis il dit : J'écris sur la folie. Et moi m'écriant : Ο roi Jupiter, quel à-propos et quelle réplique à la ville ! De quelle ville, Hippocrate, parles-tu ? me dit-il. Ne fais pas attention, repris-je, ô Démocrite, je ne sais comment cela m'a échappé; mais qu'écris-tu sur la folie? Qu'écrirais-je autre chose, répondit-il, que sur sa nature, sur ses causes et sur les moyens de la soulager? Les animaux que tu vois ici ouverte, je les ouvre, non pas que je haïsse les œuvres de la divinité, mais parce que je cherche la nature et le siège de la bile ; car, tu le sais, elle est, d'ordinaire, quand elle surabonde, la cause de la folie ; sans doute 357 elle existe chez tous naturellement, mais elle est plus ou moins abondante en chacun; quand elle est en excès, les maladies surviennent, et c'est une substance tantôt bonne, tantôt mau¬vaise. Et moi : Par Jupiter, m'écriai-je, ô Démocrite, tu parles avec sagesse et vérité ; et je t'estime heureux de jouir d'une si profonde tranquillité, tandis qu'à moi cela n'est pas permis. Il me demanda : Et pourquoi cela ne t'est-il pas permis, Hippocrate ? Parce que, dis-je, les champs, la maison, les enfants, les emprunts, les maladies, les morts, les serviteurs, les mariages, et tout le reste, en ôtent l'occasion. Là, notre homme, retombant dans son affection habituelle, se mit à beaucoup rire et à se moquer, puis garda le silence. Et moi je repris : Pourquoi ris-tu, Démocrite? Est-ce des biens ou des maux dont j'ai parlé ? Mais Lui rit encore plus fort ; et, des Abdéritains qui à l'écart regardaient, les uns se frappèrent la tête ou le front, les autres s'arrachèrent les cheveux ; car, comme ils le déclarèrent ensuite, son rire avait été plus bruyant que d'ordinaire. Moi je repris : Ο Démocrite, le meilleur des sages, je désire apprendre la cause de ce qui t'émeut, et pourquoi j'ai paru risible, moi ou ce que j'ai dit, afin que, mieux informé, je cesse d'y donner lieu, ou que toi, réfuté, renonces à tes rires inopportuns. Et lui : Par Hercule, si tu peux me réfuter, tu feras une cure comme tu n'en as jamais fait, Hippocrate. Et comment, cher ami, ne serais-tu pas réfuté? Ou penses-tu n'être pas extravagant en riant de la mort, de la maladie, du délire, de la folie, de la mélancolie, du meurtre, et de quelque 359 accident encore pire? On, inversement, des mariages, des panégyries (sorte de solennité), des naissances d'enfants, des mystères, des commandements, des honneurs, ou de tout antre bien? De fait, tu ris de ce qui devrait faire pleurer, te pleures. de ce qui devrait réjouir; de sorte que pour toi il n'y a pas de distinction du bien et du mal. Et lui : C'est très-bien dit, ô Hippocrate; mais tu ne connais pas la cause de mon rire ; quand tu la connaîtras, je sais que, pour le bien de ta patrie et pour le tien, tu remporteras, avec mon rire, une médecine meilleure que ton ambassade, et pourras donner la sagesse aux autres. En échange, sans doute, tu m'enseigneras, à ton tour, l'art médical, mettant à son prix tout cet intérêt pour les choses sans intérêt qui fait consumer la vie à poursuivre ambitieusement ce qui est sans valeur et à faire ce qui est digne de rire. Là-dessus je m'écrie : Achève, au nom des Dieux; car il semble que le monde entier est malade sans le savoir, le monde qui n'a pas où envoyer une ambassade à la recherche du remède; car qu'y aurait-il en dehors? Lui reprenant : il est, Hippocrate, bien des infinités de mondes; et ne va pas, ami, rapetisser la richesse de la nature. Quant à cela, lui dis-je, ô Démocrite, tu en traiteras en son temps; car j'appréhende que tu ne te mettes à rire, même en expliquant l'infinité ; pour le moment, sache que tu dois au monde compte de ton rire. Et lui, jetant sur moi un regard perçant : Tu penses qu'il y a de mon rire deux causes, les 361 biens et les maux ; mais, au vrai, je ne ris que d'un seul objet, l'homme plein de déraison, vide d'œuvres droites, puéril en tous ses desseins, et souffrant, sans aucune utilité, d'immenses labeurs, allant, au gré d'insatiables désirs, jusqu'aux limites de la terre et en ses abîmes infinis, fondant l'argent et l'or, ne cessant jamais d'en acquérir, et toujours troublé pour en avoir plus, afin de ne pas déchoir. Et il n'a pas honte de se dire# heureux, parce qu'il creuse les profondeurs de la terre par les mains d'hommes enchaînés, dont les uns périssent sous les éboulements de terrains trop meubles, et les autres, soumis pendant des années à cette nécessité, demeurent dans le châtiment comme dans une patrie. On cherche l'argent et l'or, on scrute les traces de poussière et les raclures, on amasse un sable d'un côté, un autre sable d'un autre côté, on ouvre les veines de la terre, on brise les mottes pour s'enrichir, on (ait de la terre notre mère une terre ennemie, et, elle qui est toujours la même, on l'admire et on la foule aux pieds. Quel rire en voyant ces amoureux de la terre cachée et pleine de labeur outrager la terre qui est sous nos yeux ! Les uns achètent des chiens, les autres des chevaux; circonscrivant une vaste région, ils la nomment leur, et, voulant être maîtres de grands domaines, ils ne peuvent l'être d'eux-mêmes ; ils se hâtent d'épouser des femmes que bientôt après ils répudient; ils aiment, puis haïssent; ils veulent des enfants, puis, adultes, ils les chassent. 363 Quelle est cette diligence vaine et déraisonnable, qui ne diffère en rien de la folie? Us font la guerre à leurs propres gens et ne veulent pas le repos; ils dressent des embûches aux rois qui leur en dressent, ils sont meurtriers; fouillant la terre, ils cherchent de l'argent ; l'argent trouvé, ils achètent de la terre; la terre achetée, ils en vendent les fruits ; les fruits vendus, ils refont de l'argent. Dans quels changements ne sont-ils pas et dans quelle .méchanceté? Ne possédant pas la richesse, ils la désirent ; la possédant, ils la cachent, ils la dissipent. Je me ris de leurs échecs, j'éclate de rire sur leurs infortunes, car ils violent les lois de la vérité; rivalisant de haine les uns contre les autres, ils ont querelle avec frères, parents, concitoyens, et cela pour de telles possessions dont aucun à la mort ne demeure le maître; ils s'égorgent; pleins d'iniquité, ils n'ont aucun regard pour l'indigence de leurs amis ou de leur patrie; ils enrichissent les choses indignes et inanimées ; au prix de tout leur avoir ils achètent des statues, parce que l'œuvre semble parler, mais ils haïssent ceux qui parlent vraiment; ce qu'ils recherchent, c'est ce qui n'est pas à portée : habitant le continent, ils veulent la mer ; habitant les îles, ils veulent le continent ; ils pervertissent tout pour leur propre passion. On di- 365 rait à la guerre qu'ils louent le courage, et pourtant ils sont vaincus journellement par la débauche, par l'amour de l'argent, par toutes les passions dont leur âme est malade. Ce sont tous des Thersites de la vie. Pourquoi, Hippocrate, as-tu blâmé mon rire? On n'en voit pas un se rire de sa propre folie, mais chacun se rit de celle d'autrui, celui-ci des ivrognes , quand il se juge sobre, celui-là des amoureux, tout affligé qu'il est d'une pire maladie; d'autres rient des navigateurs, d'autres des agriculteurs; car ils ne sont d'accord ni sur les arts ni sur les œuvres. Là je pris la parole : Voilà, ό Démocrite, de grandes vérités, et il n'y a point de langage plus propre à montrer la misère des mortels ; mais agir est imposé par la nécessité, à cause de la gestion des affaires domestiques, à cause de la construction des navires, à cause de tout ce qui concerne l'État, opérations auxquelles il faut que l'homme soit employé ; car la nature ne l'a pas engendré pour ne rien faire. Avec ces prémisses , l'ambition si générale a mené à faux l'âme droite de beaucoup, qui s'occupaient de toute chose comme devant réussir, et qui n'avaient pas la force de prévoir ce qui était caché. Qui donc, υ Démocrite, en se mariant, a songé à la séparation ou à la mort? en ayant des enfants, à les perdre? Il n'en est pas autrement pour l'agriculture, la navigation, la royauté, le commandement et tout ce qui se trouve dans le 367 siècle ; personne n'a songé à l'insuccès, mais chacun est animé de bonnes espérances, sans se souvenir des chances mauvaises. Ton rire n'est-il donc ici pas hors de propos? Mais Démocrite : Combien, Hippocrate, ton esprit est lent, et que tu t'éloignes de ma pensée, en ne considérant pas, par ignorance, les limites du calme et du trouble! Tout ce que tu viens de dire, ceux qui en disposent avec une sage intelligence se tirent facilement des difficultés et m'épargnent le rire. Au lieu de cela , l'esprit troublé par les choses de la vie, comme si elles étaient solides, les hommes s'enorgueillissent dans leur intelligence déraisonnable et ne se laissent pas instruire à la marche irrégulière des choses, car ce serait un enseignement suffisant que la mutation de toutes choses, intervenant par de brusques retours et imaginant toute sorte de roulements soudains. Eux, comme si elle était ferme et stable, oublient les accidents qui surviennent incessamment, souhaitent ce qui afflige, recherchent ce qui n'est pas utile, et se précipitent dans toute sorte de malheurs. Mais celui qui songerait à faire toutes choses selon ce qu'il peut, tiendrait sa vie à l'abri des revers, se connaissant soi-même, comprenant clairement sa propre constitution, n'étendant pas à l'infini les soins du désir, et contemplant dans le 369 contentement la riche nature, nourrice de tout. De même que, dans l'embonpoint, l'excès de santé est un péril manifeste, de même la grandeur des succès est dangereuse; et on contemple ces illustres personnages dans leurs mauvaises fortunes. D'autres, mal instruits des histoires anciennes, ont péri par leur propre mauvaise conduite, ne prévoyant pas les choses visibles, pas plus que si elles étaient invisibles, bien qu'ils aient la longue vie comme enseignement de ce qui advient et de ce qui n'advient pas, d'où il fallait savoir reconnaître l'avenir. Donc le sujet de mon rire, c'est les hommes insensés, qui portent la peine de la méchanceté, de la cupidité, de l'insatiabilité, de la haine^des guet-apens, des perfidies, de l'envie (c'est vraiment un labeur d'énumérer la multiplicité des ressources qu'a le mal, et là aussi est une espèce d'infini); les hommes qui rivalisent d'astuce entre eux, dont l'âme est tortueuse, et chez qui aller vers le pire est une manière de vertu ; car ils exercent le mensonge, cultivent la volupté, désobéissant aux lois. Mon rire condamne leur inconsistance, eux qui n'ont ni yeux ni oreilles ; or il n'y a que le sens de l'homme qui voie loin par la justesse de la pensée, et qui présage ce qui est et ce qui sera. Les hommes se déplaisent à toutes choses et derechef se jettent dans les mêmes choses; ayant refusé de naviguer, ils naviguent ; ayant repoussé l'agriculture, ils cultivent; ils chassent leur femme et 371en prennent une autre ; ils engendrent des enfants et les enterrent; les ayant enterrés, ils en ont d'autres et les élèvent; ils souhaitent la vieillesse, et, quand ils y sont, ils gémissent, sans conserver en aucune condition la constance de l'esprit. Les chefs et les rois estiment heureux les particuliers ; ceux-ci souhaitent la royauté ; celui qui régit la cité envie l'artisan comme étant hors de péril ; l'artisan envie le chef comme puissant en toute chose. Car les hommes n'aperçoivent pas le droit chemin de la vertu, chemin libre, uni, où l'on ne choppe pas, et pourtant où nul ne veut s'engager; au lieu de cela, ils se jettent dans la voie rude et tortueuse, marchant péniblement, glissant, trébuchant, la plupart même tombant, haletant comme s'ils étaient poursuivis, disputant, en avant, en arrière. Les uns, brûlés d'amours illégitimes, se glissent furtivement dans le lit d'autrui, forts de leur impudence ; les autres sont consumés par l'amour de l'argent, maladie insatiable. Ailleurs on se dresse réciproquement des embûches; celui que l'ambition élève jusqu'aux nues est précipité par le poids de sa méchanceté dans le fond de la ruine. On abat et l'on réédifie ; on fait des grâce3 et l'on s'en repent; on ravit ce qui est dû à l'amitié, on pousse les mauvais procédés jusqu'à la haine, on fait la guerre aux liens de la parenté, et de tout cela la cause est dans l'amour de l'argent. En quoi diffèrent-ils d'enfants qui se jouent, et pour 373 qui, la pensée étant sans jugement, tout ce que le hasard amène est divertissant ? Dans les passions, qu'ont-ils laissé aux bêtes irraisonnables, sauf que les bêtes se tiennent à ce qui les satisfait? En effet, quel lion a enfoui de l'or en terre? quel taureau a mis ses cornes au service de son ambition? quelle panthère s'est montrée insatiable? Le sanglier boit, mais pas plus qu'il n'a soif; le loup, ayant déchiré sa proie, ne pousse pas plus loin une alimentation nécessaire; mais l'homme, pendant des jours et des nuits consécutives, ne se rassasie pas de la table. L'ordre d'époques annuelles amène pour les animaux la fin du rut ; mais l'homme incessamment est piqué par le taon de la luxure. Quoi, Hippocrate ! je ne rirai pas de celui qui gémit d'amour, parce que, heureusement, un obstacle l'arrête? et surtout je n'éclaterai pas de rire sur celui qui, sans égard pour le péril, se lance à travers les précipices ou sur les gouffres marins? je ne me moquerai pas de celui qui, ayant mis sur la mer un navire et sa cargaison, s'en va accuser les flots de l'avoir englouti tout chargé ? Pour moi, je ne crois pas même rire suffisamment, et je voudrais trouver quelque chose qui leur fût affligeant ; quelque chose qui ne fût ni une médecine qui les guérit ni un Péon qui leur préparât les remèdes. Que ton ancêtre Esculape te soit une leçon, sauvant les hommes et ayant pour remercîments des coups de foudre. Ne vois-tu pas que moi aussi j'ai ma part dans la folie? moi qui en cherche la cause, et qui tue et ouvre des animaux ; mais c'était dans l'homme qu'il fallait la chercher. Ne vois-tu 375 pas aussi que le monde est plein d'inimitié pour l'homme , et a rassemblé contre lui des maux, infinis ? L'homme n'est, de naissance» que maladie ; en nourrice, il est inutile à lui-même et demandant secours; ayant grandi, il est méchant, insensé, et remis à des maîtres ; adulte, il est téméraire ; sur le déclin, il est misérable, ayant semé par sa folie les maux qu'il recueille. Le voilà en effet tel qu'il sort du sein sanglant de sa mère, Puis les violents, pleins d'une colère sans mesure, vivent dans les malheurs et les combats ; les autres dans les séductions et les adultères ; d'autres dans l'ivresse ; ceux-ci à désirer ce qui est à autrui, ceux-là à perdre ce qui est à eux. Que n'ai-je le pouvoir de découvrir toutes les maisons, de ne laisser aux choses intérieures aucun voile, et d'apercevoir ce qui se passe entre ces murailles? Nous y verrions les uns mangeant, les autres vomissant, d'autres infligeant des tortures, d'autres mêlant des poisons, d'autres méditant des embûches, d'autres calculant, d'autres se réjouissant, d'autres se lamentant, d'autres écrivant l'accusation de leurs amis, d'autres fous d'ambition. Et si l'on perçait encore plus profondément, on irait aux actions suggérées par ce qui est caché, dans l'âme, chez les jeunes, chez les vieux, demandant, refusant, mendiant, regorgeant , accablés par la faim, plongés dans les excès du luxe, sales, enchaînés, s'enorgueillissant dans les délices, donnant à manger, égorgeant, ensevelissant, méprisant ce qu'ils ont, se lançant après les possessions espérées, impudents, avaricieux, insatiables, assassinant, battus, arrogants, enflés d'une vaine gloire, passionnes pour les chevaux, pour les hommes, pour 377 les chiens, pour la pierre, pour le bois, pour l'airain, pour les peintures, les uns dans les ambassades, les autres dans les commandements militaires, d'autres dans les sacerdoces, d'autres portant des couronnes, d'autres armés, d'autres tués. Il faut les voir allant, les uns aux combats de mer, les antres à ceux de terre, d'autres à l'agriculture, d'autres aux navires de commerce, d'autres à l'agora, d'autres à l'assemblée, d'autres au théâtre, d'autres à l'exil, en un mot, les uns d'un côté, les autres d'un autre, ceux-ci à l'amour des plaisirs, au bien-être et à l'intempérance, ceux-là à l'oisiveté et à la fainéantise. Comment donc, voyant tant d'âmes indignes et misérables, ne pas prendre en moquerie leur vie livrée à un tel désordre ? Ta médecine même, je 'suis bien sur qu'elle n'est pas bien venue auprès d'eux; leur désordre les rend maussades pour tout, et ils traitent de folie la sagesse. Et certes je soupçonne que bonne partie de ta science est mise à mal par l'envie ou par l'ingratitude ; les malades, dés qu'ils sont sauvés, attribuent leur salut aux dieux ou à la fortune ; d'autres en font honneur à la nature et haïssent leur bienfaiteur, s'indignant, ou peu s'en faut, si on les croit débiteurs. La plupart, étant en eux-mêmes étrangers à toute idée d'art, et n'ayant aucun savoir, condamnent ce qui est le meilleur ; car les votes sont entre les mains des stupides. Ni les malades ne veulent confes- 379 ser, ni les confrères ne veulent témoigner, car l'envie s'y oppose. Ce n'est certes pas à un homme épargné par ces misérables propos que je parle ici, sachant bien que toi aussi as souvent subi des indignités, sans avoir voulu, pour argent ou pour envie, dénigrer à ton tour, mais il n'y a ni connaissance ni confession de la vérité. Il souriait en me parlant ainsi, et il me paraissait, Damagète, un être divin, et j'oubliais qu'il était un homme. Alors je repris la parole : O Démocrite plein de gloire, je rapporterai à Cos de bien grands dons de ton hospitalité ; car tu m'as rempli d'une immense admiration pour ta sagesse; je m'en retourne, proclamant que tu as exploré et saisi la vérité de la nature humaine. J'ai reçu de toi le remède qui guérira mon intelligence, et je prends congé, car l'heure l'exige, ainsi que les soins réclamés.par le corps; mais demain 381 et les jours suivants nous nous reverrons. A ces mois, je me levai, et lui, se préparant à me suivre, donna les livres à quelqu'un qui sortit je ne sais d'où. Alors je pressai le pas, et m'adressant à ceux (véritables Abdéritains, ceux-là) qui m'attendaient sur la hauteur : Amis, dis-je, je vous dois bien des grâces de m'avoir appelé au milieu de vous ; car j'ai vu le très-sage Démocrite, seul capable de rendre sages les hommes. Voilà ce que j'ai à t'annoncer au sujet de Démocrite, avec une pleine satisfaction. Porte-toi bien.