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Vieillir ? Se taire ? ou laisser du silence bruisser l'œuvre

C'est à ces heures-là qu'un homme de mon âge se l'avoue : la vieillesse nous met, d'une certaine manière, hors la loi ; nous n'en avons qu'une conscience sourde, dans notre vie de chaque jour, nous parlons, nous écrivons, il nous arrive d'occuper le devant de la scène : ce n'est qu'une apparence. Nous ne faisons plus partie du vrai film. Mais le pire est qu'il ne nous intéresse plus. Août 59

Ce passage, je l'avais repéré déjà il y a un an lorsque je commençais de parcourir les textes de Mauriac ; je n'avais pas deviné encore combien cette vieillesse, qu'il ne pouvait ignorer et dont il mesurait pas à pas autant les ravages que les angoisses, les apaisements que les oasis, allait devenir le leit-motiv de tous ses articles que le sujet le concernât lui-même, ou de Gaulle dont il devinait les pas comptés si cruellement démesurés en regard de la tâche à accomplir. Oh oui comme il s'agace autant qu'inquiète ce héros qu'une histoire désinvolte appelle si tard …

Je veux y revenir au moins pour l'expérience que j'en ai …

Aujourd'hui … mais je m'irrite moi-même de mon perpétuel gémissement. Qu'ai-je à faire d'autre que d'attendre assis avec ma valise auprès de moi sur ce dernier quai de la dernière gare et que de penser à cette seconde qui ne sera pas suivie d'une autre 9 sept 66

On peut la nier et faire comme si elle n'envahissait pas encore de brumes épaisses d'anxiétés, pensées et projets ni n'engourdissait geste et pas. On peut s'en plaindre et gémir de peurs ou d'ennuis. Qu'importe. Elle est là ! Insidieuse ; subreptice qui vous guette quand même vous la toisez encore. Qui vous nargue quand même vous avouâtes déjà votre défaite.

Le destin n'est jamais aussi patent qu'à la seconde où il s'achève et vous épuise.

C'était un matin ; c'était vendredi. Une de ces réunions de collègues où l'on débattait de projets à monter, de perspectives ministérielles peu réjouissantes - mais le furent-elles jamais ? - ou de ces veules manigances que le siège, par sottise ou ignorance, avait encore fomenté contre l'autonomie de l'Institut voire de notre métier même. Une de ces réunions où d'ordinaire, je finis par prendre la parole, sans toujours l'avoir prévu, mais souvent par agacement ou par souci de rappeler un contexte, une histoire …

C'était un matin ; c'était un vendredi … et je me suis tu - ce qui est bien rare chez moi - tant par manque d'appétence que par désintérêt. Par crainte, faut-il l'avouer de n'y plus rien comprendre. Comme si soudainement la scène n'était plus la mienne et que la pièce eût outrageusement biffé mon rôle. Inutile de revenir sur le détail des débats : ils concernaient pourtant l'essence même de notre métier. L'étrange en l'affaire est que, là où les autres redoutaient ignoble attaque ou insidieuse menace, je ne vis que sempiternelle répétition des mêmes obsessions technocrates, entendues depuis trente ans sur la nécessité de raisonner en terme de compétence - que nul d'ailleurs ne définit jamais - de technicité, d'employabilité … Toutes antiennes incantatoires d'une modernité qui m'échappe autant qu'épuise.

Qu'importe, oui !

Ma gêne venait d'ailleurs et si j'osais cette lourde redondance je dirais que c'est cette gêne elle-même qui me gêna.

Tout tient d'abord à l'âge, l'ancienneté ou, si l'on préfère, l'expérience. D'avoir quarante années d'expérience professionnelle dont trente au même endroit vous confère indéniablement un passé, une histoire qui permet de relier des événements, des dcisions, des projets qui sans cela paraîtraient sans lien ; mais qui, tel l'arbre réputé, devait bien cacher quelque chose.

C'est la première illusion : non pas nécessairement celle du c'était mieux avant qui ferait de vous un vieux barbon rouspéteur et accroché à conserver tout ce qui peut l'être, mais bien pire encore celle du savoir. Du mieux savoir que les autres. Tout dans ma pratique, même maladroite, de la philosophie m'y fait renacler. Non décidément je suis certainement trop socratique - je ne sais qu'une chose c'est que je ne sais rien - trop cartésien - douter de tout, on verra bien ce qu'il en reste - voire éminemment sceptique - il y a toujours de la tyrannie dans la prétention au savoir. Je n'ai pas oublié la leçon de Cioran.

Ecoutons les mots : ils ont tellement à nous enseigner. Nous ne faisons jamais assez confiance dans la langue qui nous augmente quand nous savons la servir.

Avoir de l'expérience … qu'est-ce à dire sinon que ce qui serait vécu aujourd'hui l'eût déjà été et ne fût que l'insipide répétition d'une situation connue. Avoir de l'expérience ? mais c'est tout ramener à du déjà vu ; du déjà connu ; c'est devenir incapable - ou le refuser - d'entendre le nouveau qui si discrètement serait en train de s'insinuer. La voici la compétence que tout le monde cherche - ce Golem du savoir-faire : tout ramener au même, tout faire entrer dans les cases savamment usinées par le prêt à penser ordinaire. Il y a du Procuste dans l'homme d'expérience qui le fait étrangement ressembler au technolâtre. Quitte à forcer, à taillader par ici ou là, ça finira bien par rentrer dans les cases. On le sait pourtant : il n'est pas de système complexe qui ne se traduise par la même constante : rien ne s'y produit jamais identiquement. L'expérience n'y sert de presque rien. Le complexe d'abord est la chance offerte de l'insolite.

Le scientifique fait une expérience, tord, taillade, construit un réel de laboratoire pour être certain de pouvoir observer ce qu'il cherche sans phénomènes intrus, obvis ou parasites. Je devine ainsi ce que faire une expérience peut signifier d'hésitations, d'hypothèses trop résistantes, de problématiques si rétives qu'incessamment il faille les abandonner et reformuler. Il n'est pas de chemin qui à coup sûr mène à bon port. Il n'est de pensée que dans la capacité à saisir l'imprévu, l'insolite. Et, peut-être, les sentiers imprévus, qui s'attardent et vous égarent sont-ils ceux qui vous interpellent le mieux !

A écrire ceci, qui relève presque du truisme - ou qui le devrait si la suffisance des cuistres et l'inculture des bélîtres n'avaient fini par l'emporter - on comprendra mieux la gêne : une histoire dont je ne puis me défaire qui me suggère quoi penser mais, en face, un souffle qui m'intime de n'être certain de rien ; jamais. Le vieux en moi brâme et bouscule la décence jusqu'à contrefaire le sage ; le sage en moi suggère de me taire.

Voici la seconde illusion : Qohélet l'avait écrit. Vanité des vanités ! il y a seulement un temps pour tout. Le mien est de me retirer. Bien sûr le jeunisme m'agace au moins autant que cet acharnement à vouloir toujours tout réformer. Comme s'il n'avait jamais rien été de bien, solide ou seulement correct, auparavant à quoi nous aurions contribué. Que le nouveau fût nécessairement meilleur et l'ancien dépassé ; caduc ; anachronique. Bien sûr. Mais ceux-là qui s'avancent, impétueux et impatients, polis parfois ; souvent même pas … n'ont-ils pas vocation, eux aussi à poser leurs marques et laisser au sol quelque trace, la leur, quand même je sais, ce qu'ils ignorent mais redoutent déjà confusément, que le vent d'automne en effacera bientôt jusqu'au souvenir.

Il n'est pas vrai qu'il soit un moment - qu'on nomme maturité - où courbes de sagesse et de puissance se croisent. Ah si jeunesse savait, si vieillesse pouvait dit-on. Illusion, encore et toujours. S'il en est un moment, il est tellement fugace que déjà enfui au moment où on le croit saisir. Le réel nous résiste toujours plus qu'on ne voudrait ; nos connaissances sont édifices prompts à s'embraser au premier trouble. Rien de nouveau sous le soleil : ce n'est en rien ici saillie de vieillard ; l'intuition seulement que le bouillonnement des choses et des êtres n'imprègne pas l'intimité de l'être ; que nous sommes aussi malaisés à changer que montagnes à déplacer.

Mais quoi : il faut laisser la place.

Ne surtout pas succomber à la troisième illusion : ce n'est pas de se retirer, de se taire ; de douter plus en creux encore qu'auparavant qui vous rendrait meilleur ou plus sage. Le naufrage de toute manière menace.

Reste l'objurgation de l'élégance. Parce qu'il y va du bon comme du beau ; du vrai comme du sincère : rien qui ne se dise ou se voie ; rien, surtout non, qui se proclame ou pousse du coude pour demeurer devant. Quelque chose de si discret qu'on manquera souvent de passer à côté comme on dit.

Laisser l'être, et les œuvres de l'être se deviner ; se humer comme les fragrances des printemps enfuis …