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Mobilité …

Journée sinon de recherche au moins de réflexion et d'échanges comme on dit désormais. Soit ! Pas colloque … on ne parle pas véritablement ensemble et je ne suis pas certain qu'on s'écoute seulement ! Chacun fait son tour de piste et s'en va …

Loi du genre ?

C'est tout le problème de cet étrange statut - mais je n'ignore pas combien les intentions y sont parfois excellentes - où chacun doit faire étal de son labeur ne serait ce que pour justifier son rang. Dévoiement incontournable par quoi subrepticement le moyen s'exhausse en fin en soi. L'on sait que la recherche - mot générique pour désigner finalement tous les domaines de connaissance - ne progresse que par le dialogue, l'échange d'information, la publicité des débats. Colloques et autres revues, en ligne ou non, ont fini par supplanter les échanges épistolaires des grands anciens. La correspondance de Descartes occupe 5 lourds tomes dans l'édition Adam & Tannery ; celle de Leibniz est composée d'environ 20 000 lettres … Mais, assurément, il s'agissait alors du même grand œuvre et incontestablement les éditions en ligne de revues et articles facilitent incroyablement le mise à disposition des efforts de connaissance. Désormais la cérémonie semble moins importer pour les résultats de la pensée que pour sa seule démonstration.

Je ne connais décidément pas d'institution qui ne se subvertisse à l'usage sitôt qu'elle entreprend de vouloir se justifier ; je ne connais pas d'activités qui soient pourtant à elles-mêmes leurs propres fins qui ne finissent par se pervertir de se vouloir moyens tangibles et ostentatoires. Kant l'avait repéré : c'était alors manifestement affaire de fondement de toute moralité et dans cette philosophie exigente de l'intention, il y avait bien leçon à tirer : nous n'avons rien à gagner, de grandeur ou de probité, quand le moyen s'érige en fin. Nous n'entendons désormais plus que des utilités : l'on aura beau parer ceci du doux nom de pragmatisme, il y aura toujours quelque chose de la dignité qui sera froissé dans cet étal avantageux.

Il ne s'agit pas, n'enflons pas démesurément l'orgueil de nos camarades, d'ériger la pensée en acte héroïque et je ne dirais sans doute jamais d'un chercheur ce qu'un Malraux aura avancé du héros : pas question ici de sacrifice ; non plus que de sanctification ; mais pas de sanction non plus. Je sais bien qu'on peut aisément arguer qu'il n'est aucun acte gratuit, jamais, et que celui-ci est toujours poursuite d'un certain objectif, d'une quelconque satisfaction, d'un probable bénéfice. Pourtant, on voit bien, rien qu'à considérer les relations complexes des sciences et des techniques, combien l'utilité est souvent un obstacle à la compréhension ; combien, souvent, les grandes découvertes se font, non pas par hasard, mais sans considération d'un objectif autre que l'avancée de la connaissance elle-même. Est-ce ici la victoire de ce que Heidegger avait nommé techno-science, aboutissant à la mise à disposition du monde puis bientôt des hommes comme un stock - Gestell - où puiser ? ou bien n'est-ce qu'une illusion d'optique provenant de ce que management et gestion, après tout, sont loin d'être des sciences fondamentales et ne seraient peut-être même que des techniques ?

Il y a néanmoins quelque chose d'à la fois obvie et de dévoyé en cette démarche. Quoi de plus évident qu'en ces champs de connaissance on s'intéressât aux pratiques professionnelles, de production, de consommation et de distribution, qu'on s'attachât à les décrypter et les relier aux grandes mutations sociales ou sociétales ? Oui, mais, pour autant, faut-il oublier qu'on se situe ici à l'intersection de plusieurs domaines (économie, sociologie, anthropologie, philosophie sans doute …) comme il est inévitable en ce qu'on nomme les sciences humaines et sociales ? qu'en conséquence le souci de scientificité y devrait être d'autant plus acéré qui commence d'abord par la rigueur conceptuelle .

Je ne parviens par véritablement à oublier les trois conditions que repérait Bachelard à la scientificité d'un discours : qu'il ait

Ce n'est pas ici le cas !

Comment peut-on s'aventurer dans l'exploration d'un domaine - la mobilité - qui se propose de désigner alternativement mais aussi simultanément :

Quand bien même l'on admettrait la cohérence de cet objet composite pour ne pas écrire baroque, comment peut-on s'aventurer dans son étude avec une méthode analytique qui, par définition, ne s'adapte pas aux objets complexes ?

C'est ce qui m'avait frappé dans la première intervention, étonnante dans son déroulé mais pertinente sur le fond, d'un professeur émérite qui se présenta à la fois comme un grand connaisseur de la Chine et comme un anthropologue. Si j'étais de mauvaise foi - mais qui oserais le prétendre ? - je dirais que tout dans son exposé eût mérité d'être détaillé … quand tout fut seulement montré. Ceci tient évidemment à la maquette nécessairement limitée dans le temps de ce genre d'interventions mais pas uniquement. Tint surtout à la posture adoptée qui voulut tout embrasser sous le même vocable - de la question de l'énergie à celle des transhumances, de la réponse aux défis climatiques aux grands enjeux géopolitiques.

 

M'avait frappé, mais c'est tellement devenu une manie désormais que je devrais plutôt m'abstenir d'en faire encore mention tant ceci finirait par devenir contre-productif, l'usage lâche et parfois bien désinvolte de la langue et après avoir repéré ma méfiance à l'égard d'un terme qui pouvait à peu près servir à tout, je me suis attaché à repéré les cinq mensonges qu'avec ce terme, nous nous faisions à nous-mêmes :

 

J'aurais peut-être mieux fait de me taire …

Des deux choses que je voulais transmettre aucune n'est passée clairement.

Je comprends mieux ce qu'Agamben voulait dire en évoquant la sacralisation du langage : oui le serment s'accompagne toujours d'une malédiction parce que c'en est une dès lors que le langage rompt le rapport avec les choses. Ces enjolivures mondaines, ces hyperboles et ces facilités paresseuses, loin de tout euphémisme, sont des blasphèmes. Et empêchent de penser correctement.

Ce que sanctionne la malédiction, c'est la disparition de la correspondance entre les mots et les choses qui est en jeu dans le serment. Si l'on rompt le lien qui unit le langage et le monde, le nom de Dieu qui exprimait et garantissait cette connexion bien-disante, devient le nom de la malédiction, c'est-à-dire d'un mot qui a brisé sa relation véridique avec les choses Agamben Le sacrement du langage – le serment

 

En art comme en sciences, parce que dans les deux cas il y a représentation, on ne saurait se servir du langage. Il importe plutôt de le servir. Ici commence la grandeur ; ici la possibilité du vrai.

 

La seconde, que dans mon existence, j'aurais eu du mal à comprendre aussi, tient à cet équilibre étrange entre ordre et progrès que peu réussirent. Que beaucoup trop opposèrent. Comte s'y attela mais, obsédé d'équilibres et d'harmonie, rabattit le progrès sur l'ordre. Politiquement, si fréquents demeurent les systèmes bi-partisans où conservateurs divers s'opposent à travaillistes plus ou moins avancés. L'ère des révolutionnaires étant passée, ne demeurent plus, de part et d'autre de la ligne, que des ombres qui se ressemblent à force de conjuguer sur tous les tons le grand air de réalisme.

Peut-être faudrait-il revisiter ce que Malraux entrevit sous le héros ?

Passé le mythe ne demeure plus que cet équilibre sans grandeur que de Gaulle avait repéré. Qu'il y vît de la médiocrité d'un pays qui s'empressait de patauger dans la jouissance des choses matérielles, ou bien la pente inévitablement dévalée qui de la grandeur mène à la médiocrité ne change en réalité rien.

Nous sommes rarement à la hauteur de notre propre destin … Peut-être Nietzsche avait il finalement raison de redouter sous la volonté de Puissance (Wille zur Macht) la percée insidieuse de la volonté de Néant ( Wille zur Nichts) ; ou Freud, la victoire finale de Thanatos sous Eros ; ou Tocqueville sous la démocratie, les tentacules d'un despotisme d'autant plus douceâtre qu'apparemment bienveillant.


Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point , il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux.(…)
J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple. Tocqueville

J'ai toujours entendu, sous ces propos de de Gaulle durant la campagne de 1965, plutôt que les échos lointains d'une représentation de la famille et de femme furieusement dépassée, quelque chose de plus profond ; sans doute de plus tragique.

A l'aune des grecs qui avaient compris combien l'ordre n'était jamais qu'une exception fragile, partielle et trompeuse d'un désordre qui avec une nécessité implacable régissait le monde, de Gaulle avait bien senti que ce qui dans l'Histoire bougeait - et le militaire qu'il fut n'y pouvait entendre que le cliquetis des armes - n'atteignait jamais que la surface des cités ; ni les âmes ni même véritablement les comportements.

De Gaulle avait affaire à la France ; pas aux français.

Derrière tout ceci, des apparences seulement … Peut-être !

S'il est progrès ce peut être dans les connaissances qui s'étoffent et s'affinent ; dans les savoir-faire qui gagnent en efficacité. Jamais dans ce qui importe : ni dans nos arts ni dans nos mœurs.

 

 

 


 


 1) lire sur le sujet

C Castoriadis, La philosophie comme antidote, Le Monde, 24/11/1995

2) Quadrille des sens

E Morin La vie intellectuelle française

voir cette conférence (UTLS)