index précédent suivant

 

 

Histoires d'amitiés …

Un texte, tout petit, dans ce recueil. Je cherchais l'article resté célèbre Les bijoux distraits ou la cantatrice sauve, paru initialement dans la revue Critique (n° 277, 1970) où Serres tirait des Bijoux de la Castafiore une incroyable leçon de communication - ratée. Il faut dire que le titre de l'article, plein d'humour rusé plutôt inhabituel sous cette forme chez Serres avait de quoi attirer le chaland : la Cantatrice Chauve de Ionesco combinée avec les Bijoux indiscrets de Diderot … !

Et puis ce très court texte où il narre leur première rencontre : Amis de vieillesse. Introduit par une case du Lotus Bleu - comme si en l'amitié il y allait de cette ambivalente douceur du narcotique - et une photo de Hergé à côté du fétiche de l'Oreille cassée.

Curieuse idée, au premier regard, que d'introduire le récit sur l'amitié, par cette cauteleuse componction d'une hôtesse de fumerie d'opium ! Est-ce parce que le Lotus Bleu est aussi le récit de la rencontre d'Hergé avec Tchang, personnage que l'on retrouvera dans ce qui demeure sans doute son meilleur album - Tintin au Tibet ? est-ce parce que Tchang fut, on le sait, un personnage réel, rencontré à Bruxelles, et qu'il ne reverra d'ailleurs que bien plus tard juste avant sa mort, mais à qui Hergé voua une amitié indéfectible. Est-ce parce que Tchang fut celui qui expliqua la Chine à Hergé et le déniaisa de ces clichés et préjugés d'occidental colonialiste si omniprésents dans Tintin au Congo ou même Tintin en Amérique mais que l'on ne retrouvera plus dans aucun de ses albums ultérieurs.

Ombres et lumières

Comme si l'ami, sans doute, demeurait celui qui ne juge pas mais, surtout, celui qui aide à mieux juger.

C'est que tout ici est à front renversé : on peut toujours, avec Molière, se moquer de la vertu dormitive de l'opium, on ne peut oublier qu'autour de cette substance tournicotent tous nos clichés sur le monde de l'addiction mais surtout sur ces franges marginales de la criminalité, nécessairement fourbes et cruelles puisque asiates !

Le bleu de la tunique de Tintin tranche - il est le seul à dire le vrai et chercher le bien mais lui aussi se camoufle, épie : tout le reste, noir, gris, beige ou ocre crie ce monde interlope où seuls sont debout ceux qui complotent. Lui, fait semblant dans ce monde de faux-semblants ; les seuls à jouer vrai sont ceux qui ont fui dans les hallucinations vaporeuses. Les trafiquants et autre comploteurs sont plus vrais que nature : gabardine, chapeau … on les dirait échappés des rues de Chicago. L'hôte - homme ou femme ? - qu'importe puisque le mot peut dire les deux, se penche, courbe l'échine devant celui qu'il appelle maître ; serviteur veule ou lui-même tricheur, escroquant les escrocs.

Tout pèse ici ; rien qui soit léger. L'emprise japonaise sur la Chine, les occidentaux en embuscade, croyant tout dominer mais commençant déjà de creuser, sans le savoir, la tombe sordide de leur suffisance.

Tout pèse mais rien ne ressemble à rien ni surtout à ce qu'il est. Les vrais gangsters sont les officiels couvrant des trafiquants de drogue ; les ennemis sont des amis et les amis se révèlent vite des ennemis potentiels.

Superbe à cet égard est cette scène, doublure de la précédente, où, l'arroseur est arrosé, le trompeur trompé, l'espion lui-même espionné. On attend Tintin au Lotus Bleu ; mais ce n'est pas lui. C'aurait pu l'être. Le client, vrai faux Tintin, se fait prendre au piège en une scène où le ridicule le dispute à la sottise. Mitsuhirato, vraie tête de méchant, japonais en queue de pie et col cassé, fulminant de s'être fait prendre et malgré tout, Tintin sortant de sa boite, présent néanmoins.

Jeu d'ombres et de lumières. Même celui qui menace Tintin de mort se révèle en réalité un protecteur pris au piège du poison qui rend fou. De tous ces ennemis, il en est même qui ne le sont pas.

C'est ici sans doute l'essentiel : Tchang qui sera souvent celui qu'on sauve, est aussi celui qui sauve. Subitement, il sort de son tonneau, l'arme à la main ! Les méchants sont arrêtés - dont l'infâme Rastapopoulos que l'on retrouvera souvent dans les albums ultérieurs - parents et Tintin déliés et bientôt le fils protecteur guéri.

Scène savoureuse néanmoins que celle-ci qui contrefait la sagesse orientale qui ne peut pas ne pas faire penser au

Je perdrai la sagesse des sages, et j'anéantirai l'intelligence des intelligents. Où est le sage ? où le scribe ? où le disputeur de ce siècle ? Dieu n'a-t-il pas rendu folle la sagesse du monde ? 1, Cor, 18-21

L'ami c'est celui qui retourne la situation autant que les idées reçues. Qui fait voir clair ; aller droit ; fait bifurquer quand on s'égare. Qui appelle autant qu'est appelé.

Qui vous ramène à votre propre vérité ou vos inavouables mensonges. Quand Dieu appelle Moïse, le berger se détourne. L'appel se peut toujours être ignoré voire nié : quand il n'est plus vient le sentiment de l'abandon. Quand il s'écoute et observe, toujours le chemin bifurque.

Moïse faisait paître le troupeau de Jéthro, son beau-père, sacrificateur de Madian; et il mena le troupeau derrière le désert, et vint à la montagne de Dieu, à Horeb.
L'ange de l'Éternel lui apparut dans une flamme de feu, au milieu d'un buisson. Moïse regarda; et voici, le buisson était tout en feu, et le buisson ne se consumait point.
Moïse dit: Je veux me détourner pour voir quelle est cette grande vision, et pourquoi le buisson ne se consume point.
L’éternel vit qu'il se détournait pour voir; et Dieu l'appela du milieu du buisson, et dit: Moïse! Moïse! Et il répondit: Me voici!
Dieu dit: N'approche pas d'ici, ôte tes souliers de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens est une terre sainte. Ex, 3, 1-5

Faux-semblants (suite)

Serres est un conteur et pour qui le connaît un peu, il n'est pas difficile de voir sa plume abandonner progressivement les rives arides de la philosophie pour celles plus colorées et musicales du récit. Or si l'on ne fait pas de littérature avec de bons sentiments, on ne peut non plus porter de récit trop rectiligne qui ne comporterait nulle ombre, nulle impasse ou faux fuyant. M Serres, suite à la parution de son article sur les Bijoux de la Castafiore, est invité par Hergé. A son arrivée, un revolver sur la table et un hôte lui déclarant que les ennemis l'entourent … Tout pour faire fuir un Serres résolument rétif, il écrit dégoût viscéral, pour tout ce qui est arme. On se souvient que lors de son entrée à l'Académie il avait demandé et obtenu de ne pas porter d'épée. L'arme se révéla finalement un pistolet à eau destiné à asperger le chat noir de la famille qui, bien plus rusé que le Bédéiste, parvenait toujours à passer entre les gouttes.

Pourquoi diantre raconter une telle histoire, qui est celle d'une méprise, qui n'a d'autre résultat que de mettre en avant la crédulité du philosophe - en tout cas son incapacité à trier d'entre apparence et réalité ce qui pour un philosophe est quand même un comble. Pourquoi, alors même que son récit avait commencé par l'énoncé de cette longue familiarité remontant à l'enfance - J'avais donc habité chez lui plus longtemps et plus heureusement que chez moi. Je ne l'ai connu que sur le tard - oui pourquoi raconter cette anecdote ridicule sinon pour suggérer qu'en amitié il y va de bien plus que du simple côtoiement, plus que de la lointaine proximité … bien au delà des semblances. Comme d'un miracle comme peuvent l'être ces coups de foudre amoureux que nos sensibleries romantiques se plaisent à souligner ou ces rencontres que seuls les dieux sauraient réserver à nos destins.

« Au  demeurant, ce que nous appelons d’ordinaire amis et amitiés, ce ne sont que des relations familières nouées par quelque circonstance ou par utilité, et par lesquelles nos âmes sont liées. Dans l’amitié dont je parle, elles s’unissent et se confondent de façon si complète qu’elles effacent et font disparaître la couture qui les a jointes. Si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi. 
Au-delà de mon discours et de ce que j’en puis dire particulièrement, il y a je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant de nous être vus, et les propos tenus sur l’un et l’autre d’entre nous faisaient sur nous plus d’effet que de tels propos ne le font raisonnablement d’ordinaire: je crois que le ciel en avait décidé ainsi. Prononcer nos noms, c’était déjà nous embrasser. 
Et à notre première rencontre, qui se fit par hasard au milieu d’une foule de gens, lors d’une grande fête dans une ville, nous nous trouvâmes tellement conquis l’un par l’autre, comme si nous nous connaissions déjà, et déjà tellement liés, que plus rien dès lors ne nous fut aussi proche que ne le fut l’un pour l’autre. ». (Montaigne, Essais, livre 1, chapitre 28).

le sage se suffit : toutefois il désire en outre les douceurs de l'amitié, du voisinage, du même toit, bien qu'il trouve en soi assez de ressources. Il se suffit si bien à lui-même, que souvent une partie de lui-même lui suffit, s'il perd une main par la maladie on sous le fer de l'ennemi. Qu'un accident le prive d'un œil, il est satisfait de ce qui lui reste : mutilez, retranchez ses membres, il demeurera aussi serein que quand il les avait intacts. Les choses qui lui manquent, il ne les regrette pas ; mais il préfère n'en pas être privé.
Sénèque

Comme s'il fallait d'une méprise levée le stochastique enthousiasme pour que la rencontre se fît convenablement ou bien qu'elle résultât d'une sombre alchimie que nul ne maîtriserait jamais. Beaucoup écrivirent sur l'amitié : Sénèque bien sûr ; Montaigne évidemment … Tous, à leur manière, disent ce surplus, cet excès de proximité sur l'ordre social spontané sans pouvoir pour autant l'expliquer. Sénèque insiste sur la générosité refusant toute relation qui créât quelque dépendance que ce soit - même s'il m'arrive de songer que cette obsession à ne dépendre de rien ni de personne où il voit la marque de la sagesse demeure précisément ce qui l'empêche véritablement d'être généreux. Il ne saurait y avoir d'amitié que pour l'autre ; sûrement pas pour se servir soi-même même si cette exclusivité a quelque chose d'à la fois extraordinaire mais de totalement inhumain. J'y retiens, presque comme une obsession, ce gage que la grâce doit bien acquitter à la pesanteur. Nous ne parvenons, en dépit qu'on en eût, ni totalement à nous suffire à nous-mêmes quand bien même nous eussions réussi à nous dispenser de tout le superflu, ni véritablement à nous consacrer exclusivement à l'autre tant ce petit moi dont nous cherchons ou le bonheur ou la sagesse, ce moi tant haïssable quand il ne parle que de lui, ce moi si élégant quand il parle de sagesse, de vertu ou de nobles quêtes mais qui pourtant, encore et toujours, obsessionnellement ne parle que de lui, tant ce petit moi, dis-je, telle une verrue, nous colle à la peau dont nous ne parvenons à nous défaire.

L'amitié est-elle cette voie qui nous l'autoriserait un peu mieux, un tout petit peu plus ? J'aime à le croire ; j'aimerais surtout pouvoir l'espérer.

Montaigne plus circonspect, plus pudique aussi se contente de ces rencontres de fortune qui n'ont de fortune que le nom puisqu'elles auraient toujours eu lieu déjà et ne feraient que consacrer une proximité inscrite dans les cieux. Aimable esquive rhétorique qu'autorise cette si belle langue du XVIe, qui n'en révèle que mieux le mystère. Il est question ici comme là de chemin, de sentier, certes, mais qui eussent déjà été parcourus comme si l'amitié ne pouvait que procéder du même au même et ne connaître point d'histoire - ce que je ne crois pas.

Alors, oui, M Serres se retrouve gros-jean comme devant : lui qui, aimable donneur de leçons, sinon morales tout au moins philosophiques, fait profession de comprendre et d'éclairer les autres sinon de ses réponses au moins de la pertinence de ses questions ; lui, si profondément bouleversé par un passé de guerres, de violences et de misères, lui si épris d'une philosophie apaisante, se fait berner par un jouet en plastique et l'ironie inopinée de son interlocuteur.

Je renaissais: Milou, donc, n'était pas blanc et n'était pas un chien. En plastique, l'arme, un pistolet à eau, ne crachait qu'un éclat de rire. Entré en professeur Tournesol, je me trouvai aussi sot que le capitaine Haddock.

De ce qui se noue et dénoue

On évoque toujours nos amitiés à leurs émotions commençantes et, c'est vrai, souvent nous les associons à nos jeunes années : avoir un ami d'enfance est signe à la fois de fidélité et de cette stabilité que nous cherchons sans toujours nous l'avouer ; à ces repères qui nous aident à trouver notre chemin. Plus j'y pense, plus le discours sur l'amitié ressemble à un discours de la méthode car cette dernière n'est autre que sentier, voie, truchement - ὁδός. Partir à l'aventure, lâcher la main tendre qui vous guidait en même temps que protégeait, n'est autre que cheminer en quête d'une autre main, d'une autre épaule ; d'un plus grand promontoire encore. Il fut un temps où l'on fustigeait l'infidélité ; on le fait moins en amour - nous éprouvons tant de difficultés à taire les brames de notre petite individualité capricieuse ; tellement de mal à faire groupe encore - mais encore en amitié comme s'il était plus honteux, ici que là, d'aller quêter les grands vents ; médiocre, ici que là, d'éviter autant que faire se peut la souffrance.

Je n'ai pour ma part pas d'amis d'enfance : j'aurai trop déménagé durant mon enfance pour en avoir pu conserver et surtout beaucoup trop à l'âge adulte pour que même les relations nouées durant les années de formation subsistent. Des amis auront traversé ma vie, de vraies amitiés, du moins le crus-je, du moins me complus-je à le croire ; certains demeurèrent plus d'une décennie puis s'en écartèrent - à moins que ce ne fut moi. Mon mariage en éloigna quelques uns : qu'il me fut difficile de concilier les deux tant ils furent différents ; tant je me refusai alors à devoir choisir. Ce n'était pas de bonne augure, sans doute. Ce n'aura pas non plus été une perte irrémédiable ; un dommage collatéral, un regret parfois … de ces erreurs que l'on eût préféré ne pas commettre deux fois.

La sociologie a ceci de détestable qu'elle vous assène avec froide assurance combien loin d'être une exception, votre parcours est d'une banalité désespérante. Avec l'âge, les rencontres et donc les éventuelles amitiés se font plus rares, mais pas moins profondes pour autant : elles puisent leurs sources dans un espace de plus en plus étroit - celui de la profession le plus souvent. Je ne voyage pas assez - quel bel euphémisme ! - pour des rencontres surprenantes et m'attarde trop en mes pages d'écriture pour ne pas rater - mais est-ce le mot ? - de belles rencontres. Me voici donc au crépuscule, ou bien à l'aube de la retraite - c'est tout un - avec ce petit viatique se rétrécissant autant que s'enrichissant au gré de petits hasards ; qui ne bouscule pas trop mon goût de solitude et étancherait presque ma soif de rencontres. De moins en moins souvent, mais encore quelque fois, des rencontres nouvelles, des surprises. On ne meurt pas tant qu'il est encore des premières fois.

Je m'étais interrogé il y a peu sur ce qui fondait de vrais débuts et c'est bien ce que tenta Montaigne par son parce que c'était lui, parce que c'était moi sans pour autant nous éclairer véritablement ! J'avais poursuivi en me demandant ce qui pouvait provoquer ces terminaisons d'abord insensibles bientôt criantes que l'on ne perçoit jamais ou bien si longtemps après qu'elles eurent commencé de corroder ce qu'on prétendait roc. Il faut avouer qu'il est bien plus d'enchantement à évoquer les liens qui se tissent qu'à comprendre les guenilles qui s'effilochent. Quelle lucidité doit-il falloir pour regarder en face ce qui se dénoue ; quelle solide morale il est nécessaire pour affronter la douleur !

La sexualité ne mène à rien. Elle n'est pas immorale mais elle est improductive. On peut s'y livrer pour le temps où l'on ne désire pas produire. Mais seule la chasteté est liée à un progrès personnel. Il y a un temps où la sexualité est une victoire - quand on la dégage des impératifs moraux. Mais elle devient vite ensuite une défaite - et la seule victoire est conquise sur elle à son tour : c'est la chasteté.
(…)
La sexualité débridée conduit à une philosophie de la non-signification du monde. La chasteté lui rend au contraire un sens (au monde) .
Camus, Carnet II, p 52 et 57

Et pourtant, d'abord discrète, longtemps insensible, la gêne entreprend de creuser l'écart, le silence incertain plombe … D'où vient l'étrangement qui s'interpose ? l'indifférence qui s'immisce tel un importun en une conversation ? D'où cet épuisement de la main à se tendre ou le tremblement à rien saisir ? D'où ce déplaisir à vouloir encore s'attendrir des failles elles-mêmes, d'où cet épuisement de la sollicitude ? Je ne sache pas de divorce qui échappât jamais au vulgaire de la rancune, au sordide de la mesquinerie et si je devais jamais en vouloir à l'autre ce sera seulement de m'avoir confronté à cette laideur-là.

Les amis ne hurlent ni ne se disputent les acquêts … pas même ne s'essaient à la haine … ils s'éloignent simplement … Est-ce parce que le corps n'y aurait nulle part ? Je lis ces lignes sur la stérilité de la sexualité : elles sont de Camus et ressemblent étrangement au Aimer les corps, ce n'est pas aimer les êtres de Mauriac. Rengaine de vieillard chrétien hanté par la tentation ? oui mais Camus ? Cette même vieille idée que l'amour se distingue bien de l'amitié et que le véritable amour ne change pas. Il est, ou il n'a jamais été. Que soit fallacieux le langage des corps qui laisse accroire une proximité qui ne s'éploie que dans les contorsions de la passion, de ceci nul ne doute non plus que de cette insupportable exclusivité qui fait la fécondité n'avoir pas droit de cité en même temps dans l'œuvre et ici.

D'où ? De ceci sans doute : il n'est pas de raison qu'à l'instar de tout ce à quoi nous portons prix, poids et valeur, l'amitié ne se nourrisse de réciprocité. Affaire de regard qui vous convoque à l'être, de tension qui incite à se souvenir toujours que l'autre éprouve le même besoin que soi, pour exister, de s'opposer mais d'être reconnu en sa différence. Je crains bien que nous ne subsistions que par cet incessant aller-retour, épuisant pour tout avouer, entre pesanteur et grâce où tantôt l'une tantôt l'autre l'emportent successivement. Il serait vain, outrecuidant - ou passablement naïf - d'espérer laisser un jour la grâce prendre sur nous l'ascendant ; sans doute ne me trompé-je pas trop en présument que l'amitié est cet état rare où pesanteur et grâce savent se regarder et équilibrer sans ombre portée sur l'autre.

De là à penser que l'amitié soit, non pas un sentiment, encore moins une passion, pas même un état ! non, un moment, seulement. Précieux ; rare dont il n'appartient qu'à nous de prolonger l'écho.

Il y a quelque beauté, assurément, à avoir fait entrer l'ami en son œuvre - par deux fois. Ces seules deux fois où ils se rencontrèrent car, après tout, cette amitié demeura virtuelle - au début et à la fin de leur histoire.

J'aime que l'ami soit celui qui; même de loin, hante les rêves et fasse bifurquer les chemins. Lui interrompra ses vacances où sans doute il s'ennuyait ; Haddock tout en bougonnant le suivra. La réciprocité est là ! miraculeuse qui sait ne pas écouter les sirènes de la raison.

Seraient-ils restés amis longtemps ces deux-là ? Hergé mourut peu de temps après ; Tchang un peu plus tard. Qu'importe. Celui-ci lui ouvrit les portes d'un esprit plus tolérant. Celui-là les portiques de l'éternité qu'il avait lui-même sculptées. Loins l'un de l'autre, de culture mais de vies si différentes peut-être ne se seraient-ils pas compris si ne les liait, au delà de tout, la générosité qui accompagne l'œuvre.

Oui je le crois : les amitiés ne meurent pas ! pas plus que cet instant si fugace contraint de laisser sa place au suivant, bousculé par l'intempérance du successeur. Qui incontinent se glisse dans les draps de la mémoire. Les amitiés ne meurent pas ; il suffit de penser à elles. Comme le temps elles fuient, passent mais demeurent égales à elles-mêmes en leur changement même.

 

Du mot à la chose

 

Sa femme Xanthippe, non contente de l’injurier, lui jeta un jour de l’eau à la tête. « N’avais-je pas prédit que tant de tonnerre amènerait la pluie ? » Comme Alcibiade se plaignait qu’elle fût insupportable avec ses criailleries, Socrate lui dit : « J’y suis pourtant habitué comme si j’entendais continuellement crier des oies. Tu supportes bien, toi, le cri de tes oies ? » « C’est, répondait Alcibiade, qu’elles me donnent des oeufs et des oisons. » Et Socrate de répliquer : « C’est pareil pour moi, ma femme me fait des enfants. » Un autre jour, en pleine place, elle lui avait arraché son manteau, et ses amis lui conseillaient de la punir par quelques gifles : « Bien sûr, dit-il, pour que nous nous battions à coups de poings, et que chacun de vous nous encourage en disant : « Vas-y, Socrate ! vas-y, Xanthippe ! » Il disait qu’il en était des femmes irascibles comme des chevaux rétifs. Quand les cavaliers ont pu dompter ceux-ci, ils n’ont aucune peine à venir à bout des autres. Lui-même, s’il savait vivre avec sa femme, en saurait beaucoup plus aisément vivre avec les autres gens. Ces belles paroles et cette belle conduite furent cause que la Pythie le loua publiquement en donnant à Chéréphon cet oracle[29] si connu :
Diogène Laërce

La Fontaine, trop souvent pointe juste. Et j'ai peine à comprendre pourquoi, pour ce trait si simple mais si cruel, il lui fallut sans barguigner, mobiliser le grand Socrate lui-même. L'homme a laissé des traces, certes, mais si peu de preuve. Qu'eût-il été, lui le grand accoucheur des contradictions, lui le bavard impénitent,lui, le philosophe plutôt que le sage, dont on dit qu'il était aussi laid que sa femme insupportable, sans un Platon qui en prolonge le souvenir et l'action - tant d'ailleurs qu'on n'est jamais certain à lire Platon si c'est lui ou Socrate que l'on entend parler ? J'aime à penser un Socrate plus loup solitaire que mondain impénitent. Certes, il courait les banquets mais, ne l'oublions pas, se méfiait de l'écriture. Son œuvre à lui était dans la parole. Qu'il courût les tables athéniennes plutôt que de laisser ses amis affronter l'ombrageuse et mégère à souhait Xanthippe n'était après tout que de courtoise civilité.

Sans y prendre garde, grâce à La Fontaine, nous venons de dénicher son espace à l'amitié, nous qui venions d'en trouver le moment. Ce n'est pas celui de l'intimité jamais celui de l'incursion mais toujours de l'excursion. Regardons, c'est toujours l'aventure qui vient à Tintin mais l'ami, tout bougon qu'il soit, tout casanier qu'il se prétende, lui qui pourtant fut capitaine au long cours, qui n'aime rien tant que se prélasser et jouer au châtelain, n'hésite jamais à suivre. Dans le duo, il n'est pas le clown blanc, pas du tout le faire valoir, il est l'auguste. Alors, oui, son amitié, il l'exprime ; il sort ; il accompagne. L'amour, seul, est affaire d'intimité et, pour cette raison même, inexprimable bien plus qu'indicible. Il y aura toujours quelque obscénité à en détailler les contours ; trop d'indiscrétion à en narrer les méandres ; trop d'impudeur à le confier.

Avec l'amitié jamais : parce que celle-ci appelle le monde, en appelle à l'autre quand celui-là s'en préserve, s'en protège et s'imagine sottement pouvoir s'en passer. Celui-là est domestique et c'est peut-être pour cela qu'il est si souvent serf. Celle-ci cherche les grandes plaines, les espaces ouverts. Le silence surtout de l'acte ou du pas esquissé sur le sable ; assurément jamais les grandes proclamations.

Quelle mouche a bien pu piquer Socrate d'épouser une telle harpie ? Je crains bien que Nietzsche eut trop raison d'affirmer que les philosophes n'y entendent rien en matière d'épouses. Je crains bien qu'on ne philosophe que malaisément, je devrais écrire malencontreusement, à côté d'une femme. Non de ce qu'elle fût femme ; de ce qu'elle est épouse et qui plus est aimée. Camus est bien plus cru :

La femme, hors de l'amour, est ennuyeuse. Elle ne sait pas. Il faut vivre avec l'une et se taire. Ou coucher avec toutes et faire. Le plus important est ailleurs. ibid, p 59

Non, décidément, je crois plutôt que c'est l'exclusivité de l'amour qui le rend impropre à l'œuvre. Il nie tout ce qui n'est pas l'aimé : l'autre, le monde, la quête du vrai ou du beau … et même l'affairement du quotidien. Ce n'est pas la femme qui est l'antonyme de l'œuvre mais l'amour qui est l'antonyme absolu ; je veux dire de tout. Il ne reste à Socrate qu'à quitter le foyer, éviter le pot que l'odieuse aime en ses moments de colère lui jeter à la figure. On ne peut être un grand homme à côté de l'épouse qui invariablement ou bien vous délaisse ou bien vous assujettit. A côté de Xantippe, même le grand Socrate n'aura tout au plus été qu'un tout petit garçon pris les doigts dans le pot de confiture.

Retour à La Fontaine et à cette subtile sagacité qui lui fait comprendre que Socrate n'a nul besoin ni surtout envie de faire entrer les amis chez lui. Curieuse manie qui voudrait qu'à grand homme correspondît grande bâtisse et que sa demeure toujours reflétât les grandes qualités de son propriétaire. C'est une manie d'écrivain que de chercher dans les traits du visage ceux du caractère ; ou de psychanalyste que de scruter dans le moindre geste ou le détail le plus discret; le borborygme de quelque inconscient croustillant à dévoiler. Mais le philosophe, comme le fabuliste d'ailleurs, n'ont cure de tels entregents. Sans pour autant se prêter à la sournoise exhibition d'un Diogène attendant patiemment de pouvoir, de son dénuement extrême, toiser le grand Alexandre, il voit dans la demeure un simple accessoire dont surtout ne pas dépendre ; en tout cas jamais l'étal ni de ses amours ni surtout de sa philosophie. Celle-ci est réservée au dialogue : elle se déploie dans la confrontation, aimable mais serrée, avec la pense de l'autre. Qu'elle se partage autour d'un repas n'est pas anodin, en dépit que ce fût alors l'usage : la pensée est acte même d'amitié. Il n'en est pas d'autre. Elle est acte d'humanité. Il en est peu d'aussi grands.

PAROLE DE SOCRATE

Socrate un jour faisant bâtir,
Chacun censurait son ouvrage.
L'un trouvait les dedans, pour ne lui point mentir,
Indignes d'un tel personnage ;
L'autre blâmait la face, et tous étaient d'avis
Que les appartements en étaient trop petits.
Quelle maison pour lui ! L'on y tournait à peine.
Plût au Ciel que de vrais amis,
Telle qu'elle est, dit-il, elle pût être pleine !
Le bon Socrate avait raison
De trouver pour ceux-là trop grande sa maison.
Chacun se dit ami ; mais fol qui s'y repose.
Rien n'est plus commun que ce nom ;
Rien n'est plus rare que la chose.
Livre IV, 17
Acte d'alliance ; d'eucharistie si l'on se souvient que le terme en grec signifie action de grâce. Ce que l'on y rompt, au delà du pain, c'est la radicale solitude de l'être incapable de se dévoiler en dehors de la pauvreté des mots ; on n'y échange rien - comme on dit vulgairement désormais - on s'y donne avec élégante retenue. Ce passage, tantôt chaotique tantôt limpide des mots vers les choses, de la pensée vers l'acte se contenterait de l’exiguïté d'un réduit car il n'exige nulle ostentation.

Socrate l'avait compris et La Fontaine le dit avec tant de précision : du nom à la chose, il y a fossé. Parfois il semble se combler et alors, subrepticement, tout paraît possible pour quelques instants ; le plus souvent, il bée comme plaie purulente et ne demeurent que les vanités bavardes et les tapageuses égolâtries.

Qu'importe au fond l'exiguïté : demeurent, fugaces peut-être, mais si intenses, ces moments arrachés à l'ordinaire où l'être sera parvenu à s'exhausser grâce à l'approche de l'autre.

Je ne connais pas de plus grand bonheur que ce promontoire-ci et ne vous en souhaite pas d'autres.