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Jean-Marie-Gustave LE CLÉZIO, L'extase matérielle (1967).

 

L'idée du bonheur est le type même du malentendu. Pourquoi le bonheur ? Pourquoi faudrait-il que nous soyons heureux ? De quoi pourrait bien se nourrir un sentiment si général, si abstrait, et pourtant si lié à la vie quotidienne ? Quelle que soit l'idée qu'on s'en fait, le bonheur est simplement un accord entre le monde et l'homme; il est une incarnation. Une civilisation qui fait du bonheur sa quête principale est vouée à l'échec et aux belles paroles. Il n'y a rien qui justifie un bonheur idéal, comme il n'y a rien qui justifie un amour parfait, absolu, ou un sentiment de foi totale, ou un état de santé perpétuelle. L'absolu n'est pas réalisable : cette mythologie ne résiste pas à la lucidité. La seule vérité est d'être vivant, le seul bonheur est de savoir qu'on est vivant.

L'absurdité des généralisations des mythes et des systèmes, quels qu'ils soient, c'est la rupture qu'ils supposent avec le monde vivant. Comme si ce monde-là n'était pas assez vaste, pas assez tragique ou comique, pas assez insoupçonné pour satisfaire aux exigences des passions et de l'intelligence. Les pauvres moyens de communication de l'homme, il faut encore qu'il les dénature et qu'il en fasse des sources de mensonge.

En se trompant ainsi, qui veulent-ils tromper ? Pour quelle gloire, pour quel manuel de philosophie ou quel dictionnaire élaborent-ils leurs belles théories, leurs systèmes abstraits et pompeux, où rien n'est serré, rien n'est précis, mais où tout flotte, retranché, décapité, dans le vide absolu de l'intelligence avec de loin en loin, les vagues nébuleuses de la connaissance, de la culture et de la civilisation !

Il faut résister pour ne pas être entraîné. C'est si facile; l'on se donne un maître à penser, choisi parmi les plus insolites et les moins connus. Puis l'on échafaude, on rebâtit l'édifice que le cynisme avait fait crouler, et on se sert des mêmes éléments. L'histoire de la pensée humaine, est, pour les neuf dixièmes, l'histoire d'un vain jeu de cubes où les pièces ne cessent d'aller et venir, usées, abîmées, truquées, s'ajustant mal. Que de temps perdu ! Que de vies inutiles ! Alors que pour chaque homme, l'aventure est peut-être à refaire entièrement. Alors que chaque minute, chaque seconde qui passe change peut-être du tout au tout le visage de la vérité.

Rien, rien n'est jamais résolu. Dans le mouvement vertigineux de la pensée, il n'y a pas de fin, il n'y a pas de commencement. Il n'y pas de SOLUTION, parce qu'il n'y a évidemment pas de problème. Rien n'est posé. L'univers n'a pas de clé; pas de raison. Les seules possibilités offertes à la connaissance sont celles des enchaînements. Elles donnent à l'homme le pouvoir d'apercevoir l'univers, non de le comprendre.

Mais l'homme ne voudra jamais accepter ce rôle de témoin. Il ne pourra jamais se résigner aux limites. Alors il continuera à induire, pour lutter contre le néant qu'il croit hostile, contre le vide, contre la mort dont il a fait une ennemie.

Pour admettre les limites, il lui faudrait admettre brutalement, qu'il n'a cessé de se tromper depuis des siècles de civilisation et de système, et que la mort n'est rien d'autre que la fin de son spectacle. Il lui faudrait admettre aussi que la gratuité est la seule loi concevable, et que l'action de sa connaissance n'est pas une liberté mais une participation conditionnée. Il n'aura jamais la force de renoncer au pouvoir enivrant de la finalité. Peut-être devine-t-il confusément que s'il reniait cette énergie directrice, il tuerait en même temps ce qui est en lui, puissance de l'essor, progression. Car c'est après tout ici que les choses se passent. S'il avait le choix, s'il avait la liberté, il aurait aussi la décomposition; laissant revenir sur le monde l'épaisseur opaque de l'inamovible, de l'immobile, de l'inexprimable, il deviendrait sourd à l'entente avec le monde. Son univers est maintenu en état d'hypnose sous son regard; mais qu'il baisse les yeux un instant, et le chaos retombera sur lui et l'engloutira.

Qu'il cesse d'être le centre du monde des hommes, un jour, et les objets s'épaississent, les mots s'émiettent, les mensonges ne soutiennent plus l'édifice qui s'écroule. Illusionniste.

Illusionniste. Un jour peut-être tu hésiteras entre le malheur et la mort. Et tu choisiras la mort.

Et spectateurs enchaînés sur leurs sièges, qui ont vu le beau et terrible film se dérouler devant eux, qui l'ont vécu aussi, quand vient le moment où s'écrit le mot « FIN », pourquoi ne veulent-ils pas partir, simplement, sans faire d'histoires ? Pourquoi restent-ils accrochés à leurs sièges, désespérément, espérant toujours que sur l'écran obscurci va recommencer un autre spectacle, encore plus beau, encore plus terrible, et qui, lui, ne finira jamais ?

En nous, replié, puis ouvert, à la mesure de notre corps, soutenant chacune de nos pensées, toujours éveillé dans chaque force, dans chaque désir, comme un courant venu du plus profond de l'espace inconnu dont le point de départ ne cesse pas de fuir, devant, derrière, à côté de nous, notre vraie route, notre vraie foi, la seule forme de l'espoir présente en nous, avec la vie, LE MALHEUR.

Nous luttons, nous nous arrachons à la boue, nous nous blessons pour quelques secondes infinies de liberté Mais il est là. Son gouffre est partout. Ses bouches sont innombrables, ouvertes de tous côtés, pour nous engloutir. Devant, derrière, à gauche, à droite, en haut, en bas, l'avenir est figé. Toutes les routes reviennent. Tous les chemins conduisent à l'antre qui n'est jamais rassasié. Demain est le jour. Hier est le jour. Loin, longtemps, à l'envers, au fond sont les ventouses du mal.

La seule paix est dans le silence et dans l'arrêt. Mais c'est éphémère; on ne peut rester longtemps immobile. Tôt ou tard, il faut faire un pas en avant, ou un pas en arrière, et le monstre vide qui attendait cet instant ne vous laisse pas échapper. Il vous happe, il vous fait connaître de nouveau l'enfer du temps, de l'espace, des volontés hostiles.

La joie n'est pas durable; l'amour n'est pas durable; la paix et la confiance en Dieu ne sont pas durables; la seule force qui dure, c'est celle du malheur et du doute.