Textes

Émile-Michel CIORAN, Histoire et Utopie (V), 1960

 

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En quête d'épreuves nouvelles, et au moment même où je désespérais d'en rencontrer, l'idée me vint de me jeter sur la littérature utopique, d'en consulter les « chefs-d'œuvre », de m'en imprégner, de m'y vautrer. A ma grande satisfaction, j'y trouvai de quoi rassasier mon désir de pénitence, mon appétit de mortification. Passer quelques mois à recenser les rêves d'un avenir meilleur, d'une société « idéale », à consommer de l'illisible, quelle aubaine ! Je me hâte d'ajouter que cette littérature rebutante est riche d'enseignements, et, qu'à la fréquenter, on ne perd pas tout à fait son temps. On y distingue dès l'abord le rôle (fécond ou funeste, comme on voudra) que joue, dans la genèse des événements, non pas le bonheur, mais l'idée de bonheur, idée qui explique pourquoi, l'âge de fer étant coextensif à l'histoire, chaque époque s'emploie à divaguer sur l'âge d'or. Qu'on mette un terme à ces divagations : une stagnation totale s'ensuivrait. Nous n'agissons que sous la fascination de l'impossible : autant dire qu'une société incapable d'enfanter une utopie et de s'y vouer est menacée de sclérose et de ruine. La sagesse, que rien ne fascine, recommande le bonheur donné, existant ; l'homme le refuse, et ce refus seul en fait un animal historique, j'entends un amateur de bonheur imaginé.

« Bientôt ce sera la fin de tout ; et il y aura un nouveau ciel et une nouvelle terre », lisons-nous dans l'Apocalypse. Éliminez le ciel, conservez seulement la « nouvelle terre », et vous aurez le secret et la formule des systèmes utopiques ; pour plus de précision, peut-être faudrait-il substituer « cité » à « terre » ; mais ce n'est là qu'un détail ; ce qui compte c'est la perspective d'un nouvel avènement, la fièvre d'une attente essentielle, parousie dégradée, modernisée, dont surgissent ces systèmes, si chers aux déshérités. La misère est effectivement le grand auxiliaire de l'utopiste, la matière sur laquelle il travaille, la substance dont il nourrit ses pensées, la providence de ses obsessions. Sans elle il serait vacant ; mais elle l'occupe, l'attire ou le gêne, suivant qu'il est pauvre ou riche ; d'un autre côté, elle ne peut se passer de lui, elle a besoin de ce théoricien, de ce fervent de l'avenir, d'autant plus qu'elle-même, méditation interminable sur la possibilité d'échapper à son propre présent, n'en supporterait guère la désolation sans la hantise d'une autre terre. En doutez-vous ? C'est que vous n'avez pas goûté à l'indigence complète. Si vous y parvenez, vous verrez que plus vous serez démunis, plus vous dépenserez votre temps et votre énergie à tout réformer, en pensée, donc en pure perte. Je ne songe pas seulement aux institutions, créations de l'homme ; celles-là, bien entendu, vous les condamnerez d'emblée et sans appel, mais aux objets, à tous les objets, si insignifiants soient-ils. Ne pouvant les accepter tels quels, vous voudriez leur imposer vos lois et vos caprices, faire à leurs dépens œuvre de législateur ou de tyran, vous voudriez encore intervenir dans la vie des éléments pour en modifier la physionomie et la structure. L'air vous irrite : qu'il change ! Et la pierre aussi. De même le végétal, de même l'homme. Descendre, par-delà les assises de l'être, jusqu'aux fondements du chaos, pour s'en emparer, pour s'y établir ! Quand on n'a pas un sou en poche, on s'agite, on extravague, on rêve de posséder tout, et ce tout, tant que la frénésie dure, on le possède en effet, on égale Dieu, mais personne ne s'en aperçoit, même pas Dieu, même pas soi. Le délire des indigents est générateur d'événements, source d'histoire : une foule de fiévreux qui veulent un autre monde, ici-bas et sur l'heure. Ce sont eux qui inspirent les utopies, c'est pour eux qu'on les écrit. Mais utopie, rappelons-le, signifie nulle part.

Et d'où seraient-elles ces cités que le mal n'effleure pas, où l'on bénit le travail et où personne ne craint la mort ? On y est astreint à un bonheur fait d'idylles géométriques, d'extases réglementées, de mille merveilles écœurantes, telles qu'en présente nécessairement le spectacle d'un monde parfait, d'un monde fabriqué. [...] Pour mieux saisir sa déchéance ou celle d'autrui, il faut passer par le mal et, au besoin, s'y enfoncer : comment y arriver dans ces cités et ces îles d'où il est exclu par principe et par raison d'État ? Les ténèbres y sont interdites; la lumière seule y est admise. Nulle trace de dualisme : l'utopie est d'essence antimanichéenne. Hostile à l'anomalie, au difforme, à l'irrégulier, elle tend à l'affermissement de l'homogène, du type, de la répétition et de l'orthodoxie. Mais la vie est rupture, hérésie, dérogation aux normes de la matière. Et l'homme, par rapport à la vie, est hérésie au second degré, victoire de l'individuel, du caprice, apparition aberrante, animal schismatique que la société - somme de monstres endormis - vise à ramener dans le droit chemin. Hérétique par excellence, le monstre éveillé, lui, solitude incarnée, infraction à l'ordre universel, se complaît à son exception, s'isole dans ses privilèges onéreux, et c'est en durée qu'il paye ce qu'il gagne sur ses « semblables » : plus il s'en distingue, plus il sera à la fois dangereux et fragile, car c'est au prix de sa longévité qu'il trouble la paix des autres et qu'il se crée, au milieu de la cité, un statut d'indésirable. [...]

Rien ne dévoile mieux le sens physique de la nostalgie que l'impossibilité où elle est de coïncider avec quelque moment du temps que ce soit; aussi cherche-t-elle consolation dans un passé reculé, immémorial, réfractaire aux siècles et comme antérieur au devenir. Le mal dont elle souffre - effet d'une rupture qui remonte aux commencements - l'empêche de projeter l'âge d'or dans l'avenir; celui qu'elle conçoit naturellement c'est l'ancien, le primordial; elle y aspire, moins pour s'y délecter que pour s'y évanouir, pour y déposer le fardeau de la conscience. Si elle retourne â la source des temps, c'est pour y retrouver le paradis véritable, objet de ses regrets. Tout â l'opposé, celle dont procède le paradis d'ici-bas sera démunie de la dimension du regret précisément : nostalgie renversée, faussée et viciée, tendue vers le futur, obnubilée par le « progrès », réplique temporelle, métamorphose grimaçante du paradis originel. Contagion ? automatisme ? cette métamorphose a fini par s'opérer en chacun de nous. De gré ou de force, nous misons sur l'avenir, en faisons une panacée, et, l'assimilant au surgissement d'un tout autre temps à l'intérieur du temps même, le considérons comme une durée inépuisable et pourtant achevée, comme une histoire intemporelle. Contradiction dans les termes, inhérente à l'espoir d'un règne nouveau, d'une victoire de l'insoluble au sein du devenir. Nos rêves d'un monde meilleur se fondent sur une impossibilité théorique. Quoi d'étonnant qu'il faille, pour les justifier, recourir à des paradoxes solides ? [...]

Échafauder une société où, selon une étiquette terrifiante, nos actes sont catalogués et réglés, ou, par une charité poussée jusqu'à l'indécence, l'on se penche sur nos arrière-pensées elles-mêmes, c'est transporter les affres de l'enfer dans l'âge d'or, ou créer, avec le concours du diable, une institution philanthropique. Solariens, Utopiens, Harmoniens − leurs noms affreux ressemblent à leur sort, cauchemar qui nous est promis à nous aussi, puisque nous l'avons nous-mêmes érigé en idéal.

A prôner les avantages du travail, les utopies devaient prendre le contre-pied de la Genèse. Sur ce point tout particulièrement, elles sont l'expression d'une humanité engloutie dans le labeur, fière de se complaire aux conséquences de la chute, dont la plus grave demeure l'obsession du rendement. Les stigmates d'une race qui chérit la « sueur au front », qui en fait un signe de noblesse, qui s'agite et peine en exultant, nous les portons avec orgueil et ostentation; d'où l'horreur que nous inspire, à nous autres réprouvés, l'élu qui refuse de besogner, ou d'exceller dans quelque domaine que ce soit. Le refus dont nous lui faisons grief, en est capable celui-là seul qui conserve le souvenir d'un bonheur immémorial. Dépaysé au milieu de ses semblables, il est comme eux et pourtant il ne peut communier avec eux; de quelque côté qu'il regarde, il ne se sent pas d'ici; tout ce qu'il y discerne lui semble usurpation : le fait même de porter un nom... Ses entreprises échouent, il s'y lance sans y croire : des simulacres dont le détourne l'image précise d'un autre monde. L'homme, une fois évincé du paradis, pour qu'il n'y songe plus ni n'en souffre, obtint en compensation la faculté de vouloir, de tendre vers l'acte, de s'y abîmer avec enthousiasme, avec brio. Mais l'aboulique, dans son détachement, dans son marasme surnaturel, quel effort produire, à quel objet se livrer ? Rien ne l'engage à sortir de son absence. Et cependant lui-même n'échappe pas entièrement à la malédiction commune : il s'épuise dans un regret, et y dépense plus d'énergie que nous n'en fournissons dans tous nos exploits. .