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Diderot le neveu de Rameau

 

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MOI.– [...] Quelquefois avec mes amis, une partie de débauche, même un peu tumultueuse, ne me déplaît pas. Mais je ne le vous dissimulerai pas, il m'est infiniment plus doux encore d'avoir secouru le malheureux, d'avoir terminé une affaire épineuse, donné un conseil salutaire, fait une lecture agréable; une promenade avec un homme ou une femme chère à mon coeur; passé quelques heures instructives avec mes enfants, écrit une bonne page, rempli les devoirs de mon état; dit à celle que j'aime quelques choses tendres et douces qui amènent ses bras autour de mon cou. Je connais telle action que je voudrais avoir faite pour tout ce que je possède. C'est un sublime ouvrage que Mahomet1, j'aimerais mieux avoir réhabilité la mémoire des Calas2. Un homme de ma connaissance s'était réfugié à Carthagène. C'était un cadet de famille, dans un pays où la coutume transfère tout le bien aux aînés. Là il apprend que son aîné, enfant gâté, après avoir dépouillé son père et sa mère, trop faciles, de tout ce qu'ils possédaient, les avait expulsés de leur château, et que les bons vieillards languissaient indigents, dans une petite ville de la province. Que fait alors ce cadet, qui, traité durement par ses parents, était allé tenter la fortune au loin; il leur envoie des secours; il se hâte d'arranger ses affaires. Il revient opulent. Il ramène son père et sa mère dans leur domicile. Il marie ses soeurs. Ah, mon cher Rameau, cet homme regardait cet intervalle, comme le plus heureux de sa vie. C'est les larmes aux yeux qu'il m'en parlait; et moi, je sens en vous faisant ce récit, mon coeur se troubler de joie, et le plaisir me couper la parole.

LUI – Vous êtes des êtres bien singuliers!

MOI – Vous êtes des êtres bien à plaindre, si vous n'imaginez pas qu'on s'est élevé au-dessus du sort, et qu'il est impossible d'être malheureux, à l'abri de deux belles actions, telles que celle-ci.

LUI – Voilà une espèce de félicité avec laquelle j'aurai de la peine à me familiariser, car on la rencontre rarement. Mais à votre compte, il faudrait donc être des honnêtes gens?

MOI – Pour être heureux? Assurément.

LUI – Cependant, je vois une infinité d'honnêtes gens qui ne sont pas heureux; et une infinité de gens qui sont heureux sans être honnêtes.

MOI – Il vous semble.

LUI – Et n'est-ce pas pour avoir eu du sens commun et de la franchise un moment, que je ne sais où aller souper ce soir3?

MOI – Hé non, c'est pour n'en avoir pas toujours eu. C'est pour n'avoir pas senti de bonne heure qu'il fallait d'abord se faire une ressource indépendante de la servitude.

LUI – Indépendante ou non, celle que je me suis faite est au moins la plus aisée.

MOI – Et la moins sûre, et la moins honnête.

LUI – Mais la plus conforme à mon caractère de fainéant, de sot, de vaurien.

MOI – D'accord.

LUI – Et que, puisque je puis faire mon bonheur par des vices qui me sont naturels, que j'ai acquis sans travail, que je converse sans effort, qui cadrent avec les moeurs de ma nation, qui sont du goût de ceux qui me protègent, et plus analogues à leurs petits besoins particuliers que des vertus qui les gêneraient, en les accusant depuis le matin jusqu'au soir; il serait bien singulier que j'allasse me tourmenter comme une âme damnée, pour me bistourner4 et me faire autre que je ne suis; pour me donner un caractère étranger au mien; des qualités très estimables, j'y consens, pour ne pas disputer; mais qui me coûteraient beaucoup à acquérir, à pratiquer, ne me mèneraient à rien, peut-être à pis que rien, par la satire continuelle des riches auprès desquels les gueux comme moi ont à chercher leur vie. On loue la vertu; mais on la hait; mais on la fuit; mais elle gèle de froid; et dans ce monde, il faut avoir les pieds chauds. Et puis cela me donnerait de l'humeur, infailliblement; car pourquoi voyons-nous si fréquemment les dévots si durs, si fâcheux, si insociables? C'est qu'ils se sont imposé une tâche qui ne leur est pas naturelle. Ils souffrent, et quand on souffre, on fait souffrir les autres. Ce n'est pas là mon compte, ni celui de mes protecteurs; il faut que je sois gai, souple, plaisant, bouffon, drôle. La vertu se fait respecter; et le respect est incommode. La vertu se fait admirer, et l'admiration n'est pas amusante. J'ai affaire à des gens qui s'ennuient et il faut que je les fasse rire.