Bloc-Notes 2017
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Moralisation

C'est une des obsessions de Bayrou que cette moralisation de la vie politique et l'on sait qu'il en a fait l'une des conditions de son ralliement à Macron. On ne s'étonnera donc pas de retrouver l'homme nommé à la Justice et présenter, avant même que la nouvelle Assemblée ne soit élue, un projet de loi allant dans ce sens, projet qui devrait effectivement être le premier à être présenté au Palais Bourbon.

La chose semble d'autant plus utile que des affaires Cahuzac à Fillon - qui a amplement percuté la campagne présidentielle - tout semblait concourir à la profonde méfiance du corps électoral à l'égard des élus et contribuer largement au dégagisme - qui n'est pas fini - aboutissant dès le 1e tour à l'élimination des candidats Républicains et PS - fait inédit sous la Ve.

Derrière le projet, assez lourd puisqu'il implique une réforme de la Constitution, bien plus profond que sa seule dimension politique, il y a une véritable question philosophique - au moins dans le sens où elle engage la relation morale et politique - qui pourrait presque se formuler ainsi : Jusqu'où ne pas aller trop loin ?

René Dosière, qui s'était fait une spécialité à l'Assemblée, de surveiller les comptes publics et notamment ceux de l’Élysée, qui est d'autant moins suspect de connivences ou de laxisme que, d'une part, il ne se représente pas, et que, d'autre part, il a lui-même déposé, avant même Bayrou, une proposition de loi pour réformer la vie politique française (lire document), Dosière donc, lors de son passage à Europe 1 s'est pourtant inquiété des dérives possibles de cette moralisation.

 

Ne pas tout mélanger

Deux choses inquiètent Dosière : la confusion public/privé et la surenchère de la transparence.

La transparence sur la vie privée, mais c'est un régime dictatorial ou moralisateur … enfin c'est l'enfer
R Dosière, Europe 1, 31 mai

Il n'a pas tort : ce qui fait le fond de notre culture, qui provient de son passé latin, c'est bien la distinction entre le privé et le public, une sphère privée que la loi précisément est supposée préserver ; ce qui justifie la morale c'est bien l'intention qui préside à nos agissements quand la justice ne parvient tout au mieux qu'à sanctionner l'acte. Cet écart-ci, infranchissable, constitue la gloire paradoxale de tout État de droit. Franchir la ligne reviendrait à vouloir fouailler les âmes, pénétrer les consciences et les déterminer. A ce jeu, sordide et morbide, où il s'agirait d'être toujours plus pur et transparent, la liberté a tout à perdre. Je ne puis oublier que dans l'histoire les pourfendeurs de salissures, les idolâtres de pureté revêtirent toujours l'allure d'anges exterminateurs. A-t-on oublié les auto-critiques publiques des années staliniennes ou ces tests qui vous garantissaient votre statut à condition d'attester que nulle flétrissure juive n'était venue entacher votre aryanité ? Je ne puis oublier combien la pureté excessive toujours équivaut à stérilité et se meut en danger suprême - ce dont tout milieu hospitalier peut attester. Un milieu chimiquement ou biologiquement pur est un milieu stérile, stérilisant ; mortifère.

Alors, oui, on attend de la loi des règles précises qui permettent, s'agissant de la classe politique, de condamner celui qui franchirait des lignes précises - qui d'ailleurs toutes se ramènent à une seule : ne pas confondre intérêt privé et intérêt général, ni se servir de celui-ci pour assouvir celui-là. Oui, encore, on attend de la loi la condamnation de tout acte proscrit, s'agissant de ce qui dans nos vies n'appartient pas au politique. Qu'on ne s'y méprenne pas : l'acte toujours fait sortir de la sphère privée et c'est cette excursion même qui est condamnée lorsqu'il s'agit d'un délit, d'un crime etc. ; mais jamais la loi ne fait incursion dans la vie privée, dans le secret des consciences, dans l'intime de l'intention. Elle ne le peut ni ne le doit ; elle n'est pas édification des âmes. La règle elle-même résulte d'un consensus et les principes qui la légitiment n'en appellent à aucune vérité absolue, à aucune morale universelle.

Alors, non, le terme moralisation n'est pas approprié - Dosière a raison.

En elle-même . toute idée est neutre, ou devrait l'être ; mais l'homme l'anime, y projette ses llummes et ses démences; impure, transformée en croyance, elle m'insère dans le temps, prend figure d'événement :le passage de la logique à l'épilepsie est consommé... Ainsi naissent les idéologies, les doctrines, et les farces sanglantes.
(…)
Lorsqu'on se refuse à admettre le caractère interchangeable des idées, le sang coule... Sous les résolutions fermes se dresse un poignard ; les yeux enflammés présagent le meurtre. Jamais esprit hésitant, atteint d'hamlétisme, ne fut pernicieux : le principe du mal réside dans la tension de la volonté, dans l'inaptitude au quié­tisme, dans la mégalomanie prométhéenne d'une race qui crève d'idéal, qui éclate sous ses convictions et qui, pour s'être complue à bafouer le doute et la paresse, - vices plus nobles que toutes ses vertus - s'est engagée dans une voie de perdition, dans l'histoire, dans ce mélange indécent de banalité et d'apocalypse... Les certi­tudes y abondent : supprimez-les, supprimez surtout leurs consé­ quences : vous reconstituez le paradis. Qu'est-ce que la Chute sinon la poursuite d'une vérité et l'assurance de l'avoir trouvée, la passion pour un dogme, l'établissement dans un dogme ? Le fanatisme en résulte, - tare capitale qui donne à l'homme le goût de l'efficacité, de la prophétie, de la terreur, - lèpre lyrique par laquelle il contamine les âmes, les soumet, les broie ou les exalte...
Cioran, Précis de décomposition
Comment ne pas penser à Cioran sans même sombrer dans son scepticisme radical ? Car que voyons-nous, sinon la cohorte bientôt déchaînée, vite adepte de la surenchère, exigeant toujours plus de preuves et ne les obtenant pas nourrissant plus encore la vindicte. Ceux-ci présument que le peuple exige l'exemplarité, ceux-là s'imaginent qu'en lui concédant quelques bribes supplémentaires ils parviendront à étancher la sourde méfiance … mais tous tombent dans le piège de la transparence ou de la traçabilité, empruntée une fois n'est pas coutume aux processus industriels ! La transparence revêt si vite ses allures inquisitoriales !

Sotte prétention que d'exiger ici, pour quelques uns qui nous représenteraient, une transparence que nous sommes incapables de réaliser pour nous-mêmes ! Qui arguerait sans forfanterie n'avoir nulle part d'ombre ? Qui, dans ses amours ou ses affaires, dans ses loisirs comme dans ses passions, pourrait, sans mentir - et d'abord à soi-même - exciper de la pureté de ses intentions et alléguer que n'y rentrerait aucun intérêt personnel, mues exclusivement d'angélique générosité ?

Je m'interroge sur cette tension qui, inéluctablement, mène à la chasse aux sorcières … Veut-on se débarrasser d'un chien, on l'accuse de la rage ! le procédé est connu. Bien pis, c'est exiger d'autrui ce qu’on se garde bien de réaliser pour soi. Risque de fanatisme, sans doute ? mais d'abord d'idolâtrie ! Nous finissons par attendre de nos élus qu'ils soient meilleurs que nous - l’exigeons même - sans même réaliser qu'en fait nous quémandons tout simplement des héros à admirer, des idoles à vénérer, des dieux devant qui nous prosterner. Sans doute payons-nous ici l’ambiguïté de toute élection dont les grecs n'ignoraient pas qu'elle était rupture d'égalité en produisant une cohorte aristocratique, préférant pour cette raison, désigner plutôt leurs magistrats par tirage au sort.

Rien n'est moins démocratique que cette idolâtrie et l'on aura raison chaque fois que l'on tentera - via l'interdiction du cumul des mandats - d'empêcher que ne se constitue une classe politique - voire une élite, comme on dit désormais non impunément. Ce n'est pas parce que le peuple est la source souveraine de tout pouvoir que pour autant il cesserait d'être ce qu'il est - un corps protéiforme, animé de tensions contraires et parfois contradictoires, réuni, au mieux par une vision commune de l'intérêt général - mais certainement pas une réalité par essence rationnelle, généreuse et bonne ; ce n'est pas parce qu'il est élu, que le mandataire, ipso facto se muerait en parangon de vertu. Porte-parole, représentant … c'est déjà bien assez. A ce titre, toute personnalisation excessive du pouvoir - et la présidentialisation y conduit naturellement - représente un danger pour la mystique insidieuse, à quoi elle conduit, de l'homme providentiel.

S'il est quelque chose à conclure de la longue réflexion que j'ai menée sur la morale, s'il est une leçon à tirer des principes qui la fondent - solidarité, réciprocité et pesanteur/grâce - c'est bien que la moralité est affaire intime, qui se love au plus secret de l'être, dans les replis de l'intention, dans les méandres de l'incertitude. Il y a, dans l'exigence morale - qui n'a de sens que lorsqu'on se l'impose à soi-même et cesse immédiatement d'en avoir un, autre que tyrannique, dès lors qu'il s'impose de l'extérieur - quelque chose de l'ordre du pari : croire que l'on peut sinon faire fi en tout cas combler les béances que notre inconscient impose à la connaissance que l'on a de soi-même ; les combler par un acte de volonté qui a nom liberté de croire, même sans preuve ni assurance, être demain l'auteur plein et entier de ses actes ou, du moins, faire comme si en en assumant les conséquences ; mais quelque chose encore de l'ordre du refus : ne jamais s'accommoder de ce que l'on est, où je devine la marque du désir qui se niche dans les plis de l'être et tenter de donner un sens à ce devenir que l'on ensemence ; mais enfin la rencontre de l'autre où se jouent au moins autant l'affirmation de soi que la reconnaissance d'autrui. Moralisation, oui, le mot est juste quand il veut désigner un processus : il naît de la présence même au monde et de la confrontation aux choses et aux êtres. Mais il est faux quand il suppose une pression, une contrainte extérieure qui vous y pût obliger. Sortir de l'incertitude, donner un sens à son parcours, récuser de n'être qu'un ballot secoué aux quatre vents, ne fait pas de soi un être moral - le mot a-t-il seulement un sens ? - mais seulement un homme qui se pose des questions et tente par ses actes d'y apporter réponse - seule manière d'exister pour cet être qui n'a pas d'essence autre que d'avoir à s'inventer lui-même. Je ne connais rien de plus intime et s'il devait jamais y en avoir réponse, elle le serait tout autant.

Ce retour de la morale, à tout propos et hors de propos souvent, n'est pas anodin : il signe une époque de fortes mutations et de grandes craintes et trahit seulement cet instinct de troupeau que Nietzsche fustigeait. Il est réactionnaire - au sens plein du terme. Et ne craint pas d'être tapageur de se vautrer dans le pléonasme pour mieux s'imposer : ne parle-t-on pas de considérations morales et éthiques ?

Comment ne pas songer à la Cité de Dieu d'Augustin ? La distorsion des deux cités aura hanté tout le monde chrétien - c'est peu de le dire ! S'agissait-il d'exhausser la cité terrestre jusqu'aux splendeurs de la cité céleste ? ou bien, au contraire, de faire descendre cette dernière jusqu'aux tréfonds de la matière brute ? Ce qui ne revient pas du tout au même ! Dans le premier cas, s'efforcer, chacun à sa place, du plus humble au mieux nantis, d'agir en sorte et en conformité avec la loi divine, que le siècle se rapproche au mieux possible de la règle, tout en devinant que leur coïncidence, reportée à jamais, engage tout au plus les temps ultimes ? ou bien, dans le second, imposer la règle et donc présumer que tout pouvoir temporel n'eût de légitimité que soumis au pouvoir spirituel. C'est la doctrine de Grégoire le Grand qui prévaudra tout au long de la période médiévale et il faudra attendre, à partir de la Renaissance, des Machiavel, Hobbes ou Rousseau pour affirmer l'autonomie du politique.

Qu'on ne s'y trompe pas : une moralisation excessive conduirait inéluctablement à un gouvernement des âmes et donc à la sujétion du politique à une idéologie officielle.

Troublant ! Désastreux ! Dangereux ! Est-ce cela que l'on désire ?

Bien distinguer

Je ne m'étonne pas que le souci de cette moralisation, posée comme condition politique, émane d'un homme comme Bayrou qui n'a jamais fait mystère de sa foi chrétienne. La démarche est cohérente même sans lui faire aucun procès d'intention. Mais la force de la République commence ici : dans le respect strict d'une laïcité, certes difficile à définir, mais qui forme l'ossature même, depuis 1905, de notre démarche politique. La séparation de l’Église et de l’État, c'est aussi celle de la sphère publique et privée mais au delà du rapport politique nouveau avec les Églises, équivaut à un refus absolu de toute idéologie officielle. Prenons garde de ne pas la laisser entrer par la fenêtre après que nous avons eu la patience et le courage de la chasser par la porte. Je crains, dans l'affaire, les jugements péremptoires, à l'emporte-pièce, les censures ou pire encore les auto-censures.

La grande faute politique de Fillon n'aura, à cet égard, pas été celle, morale, de la tartuferie mais bien plutôt, celle politique d'avoir placé l'intégrité morale en paravent de tout programme, d'avoir voulu faire voter pour l"homme plutôt que pour un programme. L'homme sonnait creux ou faux ; il fut emporté ! Mais les dégâts étaient déjà consommés qui firent croire que la moralité pût tenir lieu de projet et que c'est elle qu'il fallût juger. Macron ne fit pas autrement jouant lui sur la transgression et la jeunesse ; Mélenchon non plus qui goûte fort à l'occasion jouer les Robespierre intransigeants ! (1)

La présidentialisation du régime est à ce prix qu'on paie fort.

Avec l'aide de Dieu, le dévouement de notre armée, qui sera toujours l'esclave de la loi, avec l'appui de tous les honnêtes gens, nous continuerons l'œuvre de la libération de notre territoire, et le rétablissement de l'ordre moral de notre pays. Nous maintiendrons la paix intérieure et les principes sur lesquels repose notre société
Mac Mahon, 28 avril 1873
Qu'on le veuille ou non, quand la morale sert d'oriflamme au politique, cela sent rarement bon. Ce fut le cas dès les débuts de la IIIe avec les gouvernement A de Broglie sous la présidence de Mac Mahon qui s'acheva par le coup du 13 mai 77. Ce le fut évidemment encore en 40 avec Pétain… Toujours la morale en politique équivaut à régime fort, conservatisme acharné, pouvoir réactionnaire. La France des années 60 étouffait sous un ordre ancien, passablement conservateur : les évolutions scientifiques, techniques et économiques, beaucoup, et mai 68, un peu, balayèrent tout cela permettant à ce pays de se doter d'un appareil législatif en cohérence avec l'air du temps et les profondes mutations en cours. Veut-on vraiment revenir sur tout cela ?

 

Moralisation ? J'ai bien crainte qu'on ne fasse entrer le loup dans la bergerie. Décidément, ici, comme ailleurs, l'enfer est pavé de bonnes intentions.



1) j'ai déjà consacré au retour de la morale une série de quatre entrées à quoi s'ajoute celle-ci se jouant de la morale comme argumentaire politique