Bloc-Notes 2016
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Démocratie(s) en péril ?

Orban en Hongrie en est évidemment le modèle tutélaire mais ce qui se passe actuellement en Pologne, en Croatie va dans le même sens - pour ne pas même évoquer les récentes élections autrichiennes qui virent le héraut de l'extrême-droite locale rater la présidence de moins de 30 000 voix par un sursaut, pour méritoire qu'il soit, n'a rien de glorieux ; pour ne pas même évoquer les régionales françaises et la forte possibilité d'un FN au second tour de la présidentielle l'année prochaine.

Voici qu'émerge un curieux concept - démocratie illibérale - supposé éclairer une nouvelle donne politique.

J'avoue sincèrement hésiter sur les différentes manières possibles de traitement de la question : que cette dernière comporte une dimension géopolitique, sans doute ; politique au sens strict du terme, évidemment ; historique, s'agissant des turbulences violentes de ces région depuis presque un siècle, comment le nier ; idéologique aussi ne serait-ce que par la propension de chacun de ces pays à réécrire son histoire.

Mais comment ne pas laisser d'abord filer un cri d'effroi et d'angoisse pour ces images qui irrésistiblement remontent d'un passé trouble, que personne finalement n'aura été capable d'assumer.

Je les revois ces figures sinistres, ces figures de mort : Horthy ; Pilsudsky ; Ante Pavelić, les croix fléchés … Ces gueules de haines de massacres et de peurs. Comment oublier que ce fut dans ces mêmes régions que le Reich nazi trouva ses alliés les plus complaisants ? Comment oublier qu'alors, antisémitisme et anticommunisme formèrent la recette imparable des ralliements les plus veules au nazisme, le prétexte de toutes les horreurs ? Comment oublier que ce fut dans les mêmes contrées que s'ourdit l'extression ultime du crime contre l'humanité en Europe sous la forme de la purification ethnique lors de l'éclatement de la Yougoslavie et la guerre qui s'en suivit ?

Entendre qu'aujourd'hui, en Croatie, on tente de réhabiliter les oustachis a quelque chose de sidérant et permet de rappeler, en tout cas, combien le nationalisme demeure encore le meilleur paravent des pires exactions.

C'est la première leçon à tirer : l'internationalisme prolétarien n'aura toujours été qu'un leurre ou une délicieuse utopie. Il est mort une première fois au café du Croissant en 14 avec l'assassinat de Jaurès ; une seconde fois après l'effondrement de l'Union soviétique. Tito en fut un exemple magnifique, mais toute la stratégie soviétique de l'après-guerre avec lui : on ne mit jamais qu'une chape de plomb sur les tensions nationalistes des peuples nouvellement conquis. Une fois la menace levée d'une intervention sociétique, une fois affaiblie la main de fer de Moscou, les dérives nationalistes purent s'en donner à cœur joie. Est-il pire illustration de ceci que l'ex-Yougoslavie et la cohorte sans fin de massacres qui suivit son démantèlement ?

Leçon connexe : on ne joue jamais impunément, en politique, de la corde nationaliste. On y réveille invariablement les passions les plus troubles. Désormais, on travestit tout ceci du noble vocable d'identité mais ce sont les mêmes ingrédients qui entrent dans cette soupe infâme. Les logiques identitaires ou souverainistes ne sont jamais que les facettes sophistiquées des nationalismes traditionnels. Jouer sur la race, l'ethnie, ou la religion n'a rien de nouveau : le grand Mufti de Jérusalem s'était en son temps fait le sergent recruteur pour la division SS Handschar et la haine des juifs qu'il partageait avec les nazis conduisit à une reconnaissance mutuelle qui en dit long sur l'instrumentalisation des questions religieuses. Et il fallut, lors de l'invasion de la Russie, toute la férocité nazie pour liguer finalement contre le Reich des populations qui, de Pologne en Ukraine en passant par la Biélorussie ou les pays baltes, lui furent spontanément favorables - ne serait ce qu'au nom de leur anticommunisme. Voir par exemple les massacres de Lemberg en 41.

Leçon politique : tout a l'air de se passer comme si la démocratie avait cessé d'être un socle commun et n'était plus même un horizon commun. En quête d'efficacité, des populations entières balayées par l'histoire et les crises, qui pour certaines avaient cru trouver dans l'Europe non seulement une bouée de sauvetage mais surtout un modèle qui les arrachât à la fois à leur passé - forcé - communiste et à leurs collusions parfois bien troubles avec le nazisme, des populations entières épuisées par la crise, le désœuvrement et l'absence de perspective, semblent désormais considérer que l'efficacité politique prime sur la forme démocratique du régime. Or si ceci est visible dans la Mitteleuropa, comment ne pas voir que cette tentation a déjà gagné certaines des démocraties les plus anciennes à l'Ouest. La démocratie a cessé d'être un point de départ obligé ; elle n'est même plus un rêve mais tend à devenir dans la conscience de beaucoup la forme même que revêt la crise, la décadence etc ; pire son synonyme.

La question du sort de l’espèce humaine me semble se poser ainsi: le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’auto-destruction? A ce point de vue l’époque actuelle mérite peut-être une attention toute particulière. Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu’avec leur aide il leur est devenu facile de s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier. Ils le savent bien, et c’est ce qui explique une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse.
Freud,
Malaise dans la civilisation

Désir inconscient de fascisme ? avait écrit Roudinesco : en tout cas la démocratie n'est plus vraiment objet de désir - c'est incontestable. Voici même erreur que celle qui fut commise lors de l'effondrement du bloc soviétique : croire que nous assistions à la fin de l'histoire : imaginer que la démocratie, sous sa forme actuelle de démocratie représentatice et parlementaire soit un horizon indépassable. Poser la question sous la forme du désir, c'est à la fois souligner que la démocratie se doit se réinventer à chaque instant - tout comme le désir - mais aussi qu'elle peut souffrir de quelque chose comme d'une acédie, comme d'un essoufflement de la pulsion, comme d'une régression. Nietzsche lui-même n'avait-il pas évoqué la volonté de néant comme une pathologie de la volonté de puissance ? Et Freud Thanatos, la pulsion de mort, comme une pathologie d'Eros ? Tout en tout cas a l'air de se passer comme si travail, sécurité et rester entre soi étaient des motifs suffisants pour ne pas être trop regardants sur la forme de gouvernement, comme si nous étions prêts à jeter la proie pour l'ombre - ce qui est manifeste pour les pays d'Europe centrale à l'expérience démocratique récente, plus ambivalent dans des pays comme la France mais non moins réel. Se laisser guider dans une conformité rassurante, n'avoir plus à s'occuper que de soi et des siens, voici bel exemple de régression à la fois mentale et politique : nous y sommes.

Les lectures de Rousseau pendant la Révolution - on a présenté celles de l' Abbé Fauchet et de Méchin - ont mis l'accent sur ces différents points. De telle sorte que c'est bien la catégorie d'immédiateté qui rend le mieux compte de l'utopie politique qu'exprime la période. On a mis l'accent sur la critique radicale de la délibération qu'emportait cette catégorie. Rousseau voyait déjà dans la discussion le risque de corruption de la volonté générale qu'impliquaient les inégalités de talent oratoire et le déploiement de sophismes dans l'argumentation. Cette vision a prof on dément imprégné les esprits de la période révolutionnaire qui ont rêvé pour cela d'une politique-communion. Il n'y a pas loin de cette critique de la délibération à l'éloge du décisionnisme. La fascination pour la notion de pouvoir constituant est ainsi commune aux chantres de l'immédiateté et aux théoriciens du décisionnisme. De Maistre à Donoso Cortès, d'Hébert à Blanqui, d'Augustin Cochin à Lénine ou à Carl Schmitt, l'opposition des « gens d'œuvre » aux« gens de parole », des « classes discutantes » aux hommes d'action révolutionnaire a ainsi dessiné une ligne de partage qui n'est pas celle des idéologies. La notion de « démocratie illibérale » a été introduite dans ce cadre.
Rosanvallon, p 460
L'analyse politique va finalement dans le même sens : Rosanvallon n'a pas tort en soulignant la tension existant dès le début entre les tenants de l'efficacité et les partisans du dialogue à tout prix. Le déplacement du centre de gravité du législatif - sous la IIIe - à l'exécutif - sous la Ve - en rend assez bien compte. Poussé à son extrême, le primat de l'exécutif donne Vichy et le mythe du chef et fait sortir du cadre démocratique. Ce sera la sagesse gaullienne d'avoir su y demeurer en offrant une constitution qui à la fois demeure parlementaire - au moins formellement - et présidentielle. Les réformes successives - notamment le quinquennat et l'inversion du calendrier - ont, de fait, ruiné ce qu'il y restait de parlementaire et rendu quasi-impossible l'éventualité d'une censure. L'équilibre, déjà fragile, entre les pouvoirs est rompu. On le voit bien en ce moment. Dès lors, quelle différence subsiste-t-il, autre que formelle, entre cette démocratie illibérale dont se targue Orban et la nôtre ? Bien sûr, les intentions ! Bien sûr une indépendance fragile mais réelle du judiciaire. Mais on comprend pourquoi le FN pourrait parfaitement s'accommoder de cette constitution : elle lui permettrait, sans rien y modifier, d'aller au terme de ses visées délétères.

Pourquoi Auschwitz et ses bourreaux, petits bourgeois terrifiants de banalité, employés de banques avant la guerre, épiciers, buvant et pissant bien sagement leurs bières en écoutant Mozart le samedi soir ?
JM Tennberg

Leçon morale : comment ne pas la poser ? Les horreurs du siècle passé nous abandonnent des deux côtés d'une ligne de partage bien indécidable. Optimistes, nous pourrions sans peine souligner combien les hommes se lèvent quand l'essentiel est en jeu. Bien sûr peu nombreux mais constituant néanmoins une force qui sauve l'honneur et ne manque pas d'une réelle efficacité. Pessimistes, il est étellement facile de souligner avec quelle aisance, celui-ci, normal, demain se fera bourreau. Rien ne semble pouvoir faire barrage : on ne peut même pas dire que l'expérience démocratique fasse quelque effet : le glissement, des nobles principes aux exactions les plus crues, s'opère en France comme ailleurs. Un non dit, plus ou moins avoué : le racisme et, désormais, outre l'anti-sémitisme en Europe centrale, un fort courant anti-Islam. On ne me fera jamais croire que la crise des migrants ne le révélât pas : certes, il y a cet afflux soudain ; surtout ce sont des musulmans.

Leçon géopolitique : l'échec de l'Europe d'abord qui a cessé d'être un idéal, n'est depuis longtemps plus un rempart. A l'issue de la chute du bloc soviétique, elle avait pu sembler aux pays qui s'échappaient de l'emprise du Pacte de Varsovie, comme une alternative qui non seulement leur offrirait un modèle politique mais un rebond économique. Un quart de siècle plus tard, il n'en reste rien. Bruxelles n'a pas d'âme ; que des réglementations. Illustre surtout combien le capitalisme libéral, faisant sauter toutes les frontières, se passe très bien du politique et notamment de la démocratie. Ces valeurs que nous proclamons deviennent aisément des leurres ; en tout cas de bien hypocrites paravents.

 

Je n'ai pas de réponse sinon de me souvenir ce qu'écrivait Hegel : nous ne tirons jamais les leçons de l'histoire. Deux guerres mondiales, plusieurs génocides, l'éclosion de deux totalitarismes qui excédèrent amplement les limites habituelles des tyrannies et autres dictatures auront tout juste suffi à faire se taire quelques années une extrême-droite discréditée mais prompte à renaître de ses cendres.

Je sais juste que, politiquement, République, dit infiniment plus que démocratie et qu'au fil de notre intégration dans le capitalisme libéral, nous avons fini par l'oublier. Liberté et égalité sont indissociables qui, avec fraternité, demeurent des programmes riches de promesses et d'idéal. Que la première lutte à mener tient dans la réhabilitation du politique et dans la mise au pas de toute démarche technicienne - technocrate. La France se trahit elle-même - et son histoire - quand elle l'oublie. Elle se vautre depuis une vingtaine d'années dans un vichysme éonomique désastreux : la collaboration odieuse en est toujours le dénouement fatal.

Je sais juste que l'Occident a un problème avec l'Islam qu'il ne comprend ni d'ailleurs ne connaît véritablement ; que l'Islam, en sa division chronique, a un vrai problème avec lui-même qu'il devra bien régler un jour. Mais comment ? tant politique, géopolitique, économie et intérêts privés s'y entremêlent. Mais on ne peut nier que ses pulsions destructrices autant qu'auto-destructrices grèvent cette religion déjà si mal tolérée en Europe… D'où ce problème provient, je l'ignore : mais ne puis escamoter cette certitude que la ligne de fracture entre Occident et Orient passe exactement où se séparaient Empire Romain d'Occident et d'Orient et où de l'ex-Yougoslavie à la Hongrie etc se trouvent ces pays, parfois hâtivement ralliés à l'Union Européenne, mais où la démocratie est plus un mot qu'une réalité. L'histoire pèse ici comme une obsession : la regarder en face.

Je sais juste que l'Occident a un vrai problème avec la religion qu'elle crut en voie d'extinction et qui, sous des formes variées, redevient - ou revendique de l'être demain - un pivot de la vie politique, publique. Les deux liés, confèrent aux délires identitaires une puissance où se retrouvent tous les frustrés, tous les démunis, tous les exclus du système ; ivres de revanche quand ce n'est pas de vengeance.

Qu'il se laisse aller encore un peu plus à son aveuglement et cynisme technocratique et le choc sera terrible. Que demain ces droites extrêmes prennent le pouvoir, renforcées par la confusion idéologique ambiante et le commerce de la peur qui demeurent leur fonds de commerce et la confrontation sera d'autant plus violente qu'assise moins sur des conflits d'intérêts que sur ces slogans mortifères de l'identité, de l'ethnie, de la religion et de la civilisation.

Pas très réjouissant ! Inquiétant.


Rappelons ce qu'écrivait Montesquieu de la séparation des pouvoirs :

Il y a, dans chaque État, trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.
Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes, ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger ; et l'autre, simplement la puissance exécutrice de l'État.
La liberté politique, dans un citoyen, est cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté ; et, pour qu'on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu'un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen.
Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n'y a point de liberté ; parce qu'on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques, pour les exécuter tyranniquement.
Il n'y a point encore de liberté, si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire ; car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur.
Tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d'exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers.
Dans la plupart des royaumes de l'Europe, le gouvernement est modéré ; parce que le prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses sujets l'exercice du troisième. Chez les Turcs, où ces trois pouvoirs sont réunis sur la tête du sultan, il règne un affreux despotisme.