Bloc-Notes 2016
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Détournements

Une série d'articles dans Libération de cet été : Détournements de pensée concernant Orwell, Nietzsche, Gramsci, Schmitt et S Weil.

J'aime assez le détournement : dans tourner il y a trope, torsion mais aussi trouver. La langue en tirera aussi trouvère et troubadour. Ce que l'on détourne c'est ce à quoi l'on donne une autre fonction que celle initiale - ce qui est, après tout, le signe de l'intelligence humaine mais peut tout aussi bien signifier la perversion. Celui que l'on détourne, du droit chemin entend-on souvent, c'est celui qui se perd, bien sûr, mais c'est aussi, si rarement, celui que l'on appelle. N'est-ce pas ainsi que Moïse fit sa première rencontre avec le Très-Haut ?

Et qui trouve !

Cette ambivalence me séduit : un jeu trouble où celui qui se perd quelquefois finit par gagner. Qui écrit tourne, retourne et triture la langue à moins que ce ne soit elle qui détourne ou fasse s'envoler la pensée. Qui commente un texte - tâche ingrate entre toute - s'attache à dévoiler ce qui est implicite ; son travail est de racler les bas-fonds. Le risque qu'il court est celui-là même que durant nos humanités l'on nommait contre-sens : tirer un texte du côté où il ne pas va ; l'entremêler de sa propre pensée ou de ses désirs. Qui ne l'a craint ? Constamment écartelé entre la vaine paraphrase et l'odieuse trahison, le commentateur erre sur un chemin bien ronceux.

Il n'est pas de texte qui vaille qui ne soit en même temps un univers à soi seul : je connais des lieux où s'amoncellent kyrielles d'ouvrages consacrés à un unique verset ; je sais des œuvres occupant bien moins de place sur les rayonnages de la bibliothèque que les commentaires accumulés sur elle.

Alors oui, bien sûr : s'étonner aujourd'hui encore que des auteurs peu suspects eussent trouvé de quoi se nourrir chez Heidegger au point de n'avoir pas vu ni voulu voir, au point de ne pas même parvenir à se résoudre à admettre ce que sa pensée a de détestable, ou de le tenir pour accessoire ; alors oui, s'étonner qu'on puisse trouver chez C Schmitt de quoi nourrir une pensée à gauche ; s'indigner qu'on tire à droite un Orwell pourtant peu suspect …

Mais n'est-ce pas oublier qu'une pensée n'est vivante, et ne le reste, qu'autant qu'on puisse toujours dialoguer avec elle. Elle ne se consomme pas, n'est pas un objet façonné ni achevé mais un chemin ponctué de mots, d'hésitations parfois, de bifurcations souvent. Être lecteur, a fortiori commentateur, n'est pas recevoir cette pensée comme un bloc qui vous assomme, séduit ou agace, c'est au contraire lui confronter la sienne.

Ne pas s'étonner alors - en dépit des irritations passagères : chaque époque réécrit son histoire ; se réapproprie le paquetage immense dont elle a hérité. Il se trouvera toujours quelque gardien du Temple pour hurler au blasphème : sans doute sont-ils utiles à leur manière de boussole mais qui garde, en même temps obstrue l'orée de sentiers insolites. Je retrouve ici, comme en politique, cette tension chevillée aux entrailles qui nous fait, préférer tantôt l'aventure tantôt la sécurité, rêver de liberté mais soupirer d'ordre. J'ignore ce qui fait verser celui-ci plutôt du côté de l'ordre que du mouvement, plutôt rêver de la poussière du conservatoire que des vents du grand large ; je nous soupçonne même de céder alternativement à l'un puis à l'autre. Nous n'avons jamais cessé d'être cet enfant qui s'émerveilla d'avoir osé esquisser ses premiers pas mais revint incontinent dans les jupes de sa mère comme pour se rassurer de tant d'audaces.

De tous ces auteurs présumés détournés, j'avoue en tout cas être moins sensible au cas Nietzsche qui, pour pillé qu'il fut scandaleusement par une sœur sans aveux, n'en avait pour autant jamais cessé de s'attarder le long de lignes trop sulfureuses pour n'avoir pas été ambiguës.

Mais intrigué et pour tout dire séduit par une S Weil qui ne me semble jamais avoir été là où on l'attendit. Engagée jusqu'à l'hyperbole, assurément, quand rien de sa constitution ne l'y autorisait. Sans recul, ni humour, ce qui intrigue autant qu'inquiète et gêna tant R Aron qui la côtoya. Radicale, voici le mot juste : d'aller jusqu'au bout de tout et de vouloir saisir à la racine, choses, êtres et vie ; qui la conduisit des officines les plus à gauche d'un mouvement ouvrier auquel elle désespéra de ne pas appartenir au silence de la prière et à la cruauté de n'être jamais à hauteur.

La conversion est toujours un mystère ; elle est d'emblée, détour.

Que ceci tourmente le commentateur ne peut que me plaire.

Que l'œuvre, jamais, ne soit langue morte ni ne sente la poussière des musées : le détour, comme l'erreur, sont le prix à payer de ces dialogues toujours à recommencer.

Ces deux-là, que beaucoup par ailleurs oppose, eurent en commun d'être des solitaires de haut vol. La forme qu'elle revêtit trouva prétexte dans leur chétive constitution. J'y vois plus qu'une croisée : choisit-on jamais d'être solitaire ? Quel mystère peut-il bien se jouer dans cette pensée ne s'accommodant d'aucun corps ? Quelles dérives aussi ?

Ici, la grâce ne trouva en face d'elle nulle pesanteur où s'arrimer …