Bloc-Notes 2016
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Leçons de morale

Pompidou, en son temps, les avait supprimées mais je fais partie de cette génération qui les aura connues ces leçons inaugurant chacune des journées de primaire. Je m'amuse de voir certains de nos ministres récents avoir voulu les rétablir : est-ce seulement possible ? souhaitable , même en les drapant de laïcité ?

On doit bien pouvoir en faire une lecture historique, sociologique et sans doute ceci fut-il déjà mené. On y peut aussi s'offrir une bouffée de nostalgie mais cette émotion instillée dans ces rémanences d'enfance recèle si peu de douleur…

Voici l'autre versant de nos éducations d'antan, celle que la communale prodiguait, à côté des familles, en s'attachant avec laïque prudence, à ne pas les heurter mais à transmettre néanmoins cette morale républicaine que par pudeur ou prudence on nommait laïque. A relire ces différentes leçons on doit bien pouvoir déduire ce qu'on attendait d'un enfant, ce que pouvait vouloir dire être sage : être propre, poli, ordonné ; ne pas mentir ni bouder ; respecter, aimer ; dire la vérité…

Pourquoi n'en est-il qu'une de ces leçons dont je me souvienne ? Tirée d'un texte de Daudet - je le découvris plus tard. Le narrateur allant, en lieu et place de son ami, rendre visite à d'émouvants et chaleureux vieillards - ses grand-parents - ces derniers le recevant comme un roi avec toute l'émotion tremblante dont leurs gestes hésitants étaient encore capables… Ah ces cerises à l'eau de vie que la vieillarde avait oublié de sucrer ! Je me souviens de cette générosité supposée, de cette affectueuse prévenance du narrateur, dégustant ces cerises immangeables sans mot dire, de peur de blesser ses hôtes si émouvants de solitude, de maladresse et d'affection. J'entends encore tirer la leçon puisque ces séances, après quelques questions posées aux bambins, devaient immanquablement se solder par une maxime que le maître écrirait au tableau et que nous devrions recopier dans nos cahiers puis apprendre. Délicieuse leçon d'ailleurs tant elle contrevenait à celles qui précédèrent : il était donc bien parfois quelque légitimité à mentir fût ce par omission !

J'ai souvent pensé qu'était vaine la question des sources de notre sens moral : oui bien sûr cette petite voix intérieure qu'entendait Socrate mais de toutes manière cette voix vient de bien loin, aura été relayé tout au long de nos existences, dans ces gestes et paroles quotidiennes de nos mères mais peut être aussi dans ces leçons oubliées. Il n'est pas un geste de nos vies d'enfants que ces leçons ne couvrissent : dire bonjour : se lever ; bien ranger ses affaires, sa trousse, son cartable, ses livres ; ne pas se moquer ; ne pas voler bien sûr mais rendre ce qu'on vous a prêté ; aider ceux qui ont froid ou faim …

J'avais oublié que la morale pouvait ainsi pénétrer ces ultimes détails . Que de méfiance ou de crainte pour ainsi enserrer l'enfant dans un cordon sanitaire et moral ! On n'a pas toujours aimé ses enfants, il fallut attendre pour cela l'âge classique et que naisse quelque chose qui ressemble à un sentiment familial (Ariès) : l'enfant, ni ange ni bête, pas vraiment désiré ou seulement pour la promesse d'avenir dont il était la clé, dont on ne prenait souci que pour la part d'humanité dont il était promesse même s'il ne la manifestait pas encore, à qui il fallait tout apprendre mais d'abord à rester à sa place, l'enfant, oui, occupait cette place curieuse où la promesse jouxte le danger : quelque chose comme un sauvageon qu'il faudrait vite assagir sans qu'on en eût véritablement la recette. D'où ce quadrillage étroit : d'abord à l'extérieur - on envoyait fréquemment l'enfant servir chez les autres, il fallait bien qu'il apprenne la vie - puis au sein du cercle familial - au moins dans les familles aisées où l'on pouvait s'offrir les services d'un précepteur - enfin aux deux extrémités quand l'école se fit obligatoire - il fallait bien socialiser l'enfant.

L'éducation, contrairement à ce que dit le mot, n'eut jamais rien d'une sortie mais tout d'une entrée ; en force. Du dressage : éthique dit vrai de désigner d'abord le séjour habituel des animaux pour les dresser ; management tout autant de renvoyer au manège où l'on fait tourner les chevaux en rond !

Je comprends mieux ces valeurs que l'on invoque tant, avec tant d'entêtement, sans jamais les nommer : elles ne sont pas implicites mais si profondément enfouies. Voici bien délimitée la frontière entre éthique et morale. Il y a, d'un côté, la recherche des principes fondamentaux - soit ceci est affaire de philosophie ; de l'autre, la mise en pratique, les préceptes, les commandements, les règles. Il y va de bien autre chose que de la différence entre théorie et pratique. Les anciens l'avaient perçu :

Entre les deux, la morale, qui ne doit viser ni trop haut, ni trop bas, dit seulement ce qui peut et doit être fait : elle n'est ni savoir ni savoir-faire ; presque pas un savoir être. Que désormais le besoin se fasse sentir d'une morale professionnelle, que les managers de tout poil se piquent de la penser et de la fixer - quitte à nommer ceci savoir-être professionnel * ou bloc de compétences - en dit long : Nietzsche le savait, nous n'avons jamais tant besoin de morale que d'être immoraux ! Ces leçons ont été oubliées ou peut-être même n'ont-elle même pas été transmises. A moins de considérer dans l’idolâtrie libérale de la performance et de la compétitivité une forme de la perversité.

Je devine pourquoi les anciens réservaient la transmission à leurs esclaves : il s'agissait d'obéir, d'écouter et de servir, nul qu'eux n'étaient mieux appropriés pour l'apprendre.

 

il faut admettre que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l’asservissement. L’emploi de l’écriture à des fins désintéressées, en vue de tirer des satisfactions intellectuelles et esthétiques, est un résultat secondaire, si même il ne se réduit pas le plus souvent à un moyen pour renforcer, justifier ou dissimuler l’autre.
Levi-Strauss, Tristes Tropiques

Lévi Strauss l'avait deviné : avant même la quête du beau, du vrai ou du bonheur, la transmission a partie liée avec l'asservissement. De Marx à Bourdieu, la messe aura été dite souvent et je ne puis oublier mes camarades d'études fustigeant l'école de n'être que l'organe reproducteur de l'idéologie dominante mais vantant, sitôt devenus eux-mêmes enseignants, les mérites républicains de l'école émancipatrice ! Enfuie cette morale petite bourgeoise si étriquée, retour à la case départ : aux valeurs ! Je m'amuse de constater que cette morale républicaine ne put pas puiser ailleurs que dans le vieux fond commun de la chrétienté : manque d'imagination ou horizon indépassable ? Indépassé en tout cas !

Ce n'était pas une contradiction, pas même un oxymore. Je n'eus pas la sottise de songer jamais qu'il faille renoncer à transmettre ; j'y vois seulement le terrible dilemme qui nous fait à la fois exiger péremptoirement notre liberté pour avoir le sentiment d'exister et, parallèlement, payer notre écot à la socialité en tâchant de nous adapter ; l'aporie qui nous ronge d'une nécessaire adaptation qui pourtant contredit toute velléité d'intention morale. Comment être individu et pouvoir nonobstant faire groupe ? tel est peut-être le seul enjeu moral.

Je souris, moi qui achève d'écrire une morale à l'usage des professionnels, de retrouver ainsi le même réflexe : commencer par un récit - certes les miens s'inspirent des textes sacrés et de la mythologie quand ceux-ci glanaient dans les écrits d'auteurs mineurs et oubliés de quoi nourrir la sentence qu'ils écriraient au tableau.

Alors simplement continuer : nouer et renouer cette texture intime