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Un interlocuteur plutôt qu'un public
Un dialogue plutôt qu'un discours

 

Nous avons souligné combien la communication est affaire d'abord de destinataire. Nous pouvons désormais le désigner chez Platon.

Il n'est ainsi pas étonnant que dans ce passage du Phèdre Socrate dénonce les insuffisances de l'écriture: parce que le chemin de la sagesse est cette confrontation avec l'autre qui doit lui permettre de retrouver ce qu'il savait mais avait oublié, parce que ce chemin se révèle un chemin intérieur, tout ce qui pourrait se rapprocher de près ou de loin à un savoir figé, fermé, définitif ne saurait être autre qu'une usurpation; un leurre en tout cas. Il n'y a pas avec l'écrit de véritable dialogue, de mouvement possible pour la pensée, ce pourquoi elle ne saurait être le véhicule de la sagesse. Pire encore, parce que l'écriture donne l'illusion de la connaissance, elle est bien plutôt un obstacle à ce mouvement. L'écriture rive l'homme au fond de la caverne en ne lui donnant à considérer que des ombres.

[275] Elle ne peut produire dans les âmes, en effet, que l’oubli de ce qu’elles savent en leur faisant négliger la mémoire. Parce qu’ils auront foi dans l’écriture, c’est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d’eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as trouvé le moyen, non point d’enrichir la mémoire, mais de conserver les souvenirs qu’elle a. Tu donnes à tes disciples la présomption qu’ils ont la science, non la science elle-même. Quand ils auront, en effet, beaucoup appris sans maître, ils s’imagineront devenus très savants, et ils ne seront pour la plupart que des ignorants de commerce incommode, des savants imaginaires au lieu de vrais savants. »
(...)

L'interlocuteur est donc bien un auditeur et c'est à ceci que l'on peut entendre ce que Platon vise sous la vraie rhétorique. Le dialogue implique que l'on s'ajuste à son interlocuteur, et que donc on le connaisse; qu'on le reconnaisse. Le grand inconvénient de l'écriture est de s'adresser à tout le monde, indifféremment

C’est que l’écriture, Phèdre, a, tout comme la peinture, un grave inconvénient. Les œuvres picturales paraissent comme vivantes ; mais, si tu les interroges, elles gardent un vénérable silence. Il en est de même des discours écrits. Tu croirais certes qu’ils parlent comme des personnes sensées ; mais, si tu veux leur demander de t’expliquer ce qu’ils disent, ils te répondent toujours la même chose. Une fois écrit, tout discours roule de tous côtés ; il tombe aussi bien chez ceux qui le comprennent que chez ceux pour lesquels il est sans intérêt ; il ne sait point à qui il faut parler, ni avec qui il est bon de se taire. S’il se voit méprisé ou injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père, car il n’est pas par lui-même capable de se défendre ni de se secourir.

Or il n'est de véritable discours, et donc de véritable méthode qui se puisse transmettre qui méconnaîtrait son destinataire : l'âme :

Puisque la fonction du discours est de conduire les âmes, il faut de toute nécessité que celui qui veut devenir orateur, sache combien il y a d’espèces d’âmes. Or, il en est de plusieurs sortes et de diverses qualités. De là vient que tels hommes sont tels, et tels autres sont autres. À ces distinctions d’âmes, respectivement correspondent autant d’espèces de discours. Telles âmes, par de tels discours, en vertu de telle cause et sur de telles choses, sont faciles convaincre ; telles autres, par les mêmes moyens, difficilement arrivent au même résultat. Il faut ensuite, après avoir suffisamment approfondi ces principes, observer les effets de leur mise en pratique, et pouvoir ainsi avec acuité les suivre par la pensée. Si l’orateur agissait autrement, jamais il ne serait plus avancé que lorsqu’il était à l’école de ses maîtres. Mais, lorsqu’il sera suffisamment capable de juger par quels discours tel homme peut être persuadé, et qu’il pourra en sa présence le pressentir et se dire :

[272] Voici l’homme, voici le caractère que jadis en paroles mes maîtres m’ont dépeint ; il est maintenant en fait devant moi, et il faut lui adresser tels discours pour obtenir telle persuasion ; quand il saura saisir en outre les occasions de parler ou de se taire, se servir à propos d’un style concis, émouvant, véhément, discerner l’opportunité ou l’inopportunité du recours à toutes les formes de discours que l’école lui aura fait apprendre : alors, il aura atteint la parfaite beauté de l’art de la parole, ce qui était auparavant impossible. Mais si quelqu’un, soit en parlant, soit en enseignant ou soit en écrivant, manque à quelqu’une de ces conditions, il aura beau prétendre s’exprimer avec art, il n’aura nul moyen d’être persuasif. Mais quoi ! dira peut-être l’auteur de ce traité, pensez-vous, Phèdre, et toi, Socrate, qu’il faille admettre cette façon d’enseigner l’art oratoire, ou en chercher une autre ?

On a bien ici l'essentiel du reproche que Platon adresse aux sophistes : de s'adresser à tout le monde, et, partant, de ne s'adresser à personne. Bref de méconnaître son destinataire attestant par là-même combien il n'est finalement qu'un maître en tromperie. La condition d'une saine rhétorique est donc double :

  • reconnaître l'autre et s'adresser à lui en sa spécificité
  • l'amener à la découverte du vrai

Mais l'art oratoire n'est pas que cela. Faute de s'appuyer sur une véritable sagesse, sur cet effort intime pour ce débarrasser du sensible et procéder par étapes jusqu'à la contemplation du Vrai, la parole ne saurait être ici encore que simulacre et ne parviendra en tout état de cause ni à convaincre, ni à persuader

Tant qu’on ne connaîtra pas la vérité sur chacune des choses dont on écrit ou dont on parle, tant qu’on ne sera pas capable de définir chaque chose en elle-même, et qu’on ne pourra pas, après l’avoir définie, la diviser en espèces jusqu’à l’indivisible ; tant qu’on ne saura point également pénétrer la nature de l’âme, reconnaître la forme de discours qui correspond à chaque naturel, disposer et ordonner ses discours de façon à offrir à une âme complexe des discours pleins de complexité et en totale harmonie avec elle, à une âme simple des discours simples : jamais on ne sera capable avant ce temps de manier l’art de la parole, autant que le comporte la nature du discours, ni pour enseigner, ni pour persuader, comme tout notre débat vient précédemment de nous le révéler  [277]

Ainsi la saine rhétorique s'appuie-t-elle sur la dialectique et non l'inverse.

Toute autre méthode est un trajet d’aveugle. Ce n’est point à l’aveugle, en effet, ni au sourd, que l’on doit comparer celui qui veut traiter tout sujet avec art. Mais il est au contraire évident que pour enseigner à discourir avec art, il faut savoir exactement indiquer l’essence de la chose à laquelle se rapporte l’art de la parole ; cette essence, c’est l’âme. [270]

 

Mais l'art oratoire est jouissance encore : ce n'est certainement pas un hasard si c'est à l'occasion d'un discours sur l'amour que Platon aboutit à une réflexion sur la rhétorique, l'écriture. Qui fait assurément appoint à ceux qui considèrent que la forme dialoguée des textes de Platon non  seulement n'est pas un effet de style mais incarne, au contraire, l'essentiel de ce que Platon définit comme philosophie et dialectique.

Voilà, Phèdre, ce dont je suis amoureux, des divisions et des synthèses, grâce auxquelles je puis être capable et de parler et de penser. Et si je crois qu’un autre homme est à même de voir dans les choses leur unité et multiplicité, « je marche sur ses traces comme sur celles d’un dieu ». Ceux qui ont ce pouvoir, Dieu sait si j’ai tort ou raison de les nommer ainsi, je les appelle, tout au moins jusqu’ici, des dialecticiens. [266]

La rhétorique est un dialogue d'amour signale R Barthes dans L'ancienne rhétorique où finalement le philo de philosophie prend tout son sens. Il est bien évident que ce dernier ne peut se passer de rhétorique, de l'art du discours et c'est pour ceci que Platon ne la récuse pas en tant que telle et en appelle à une vraie rhétorique assise sur la dialectique c'est-à-dire sur la connaissance du Souverain Bien : c'est qu'il faut bien à la fois découvrir puis transmettre cette sagesse et ceci passe par le discours, l'art du discours, et donc le plaisir du discours.

 

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1) Platon, Phèdre, 275 et sqq