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du savoir suprême, de la dialectique

Quand on analyse de près la théorie de la ligne, et le texte même des livres VI & VII, on observe que la dialectique représente bien le savoir suprême, la vraie connaissance et par voie de conséquence, la philosophie. Au contraire de la science rationnelle qui est, certes, déjà une sortie de l'opinion mais pas encore ce stade suprême d'accès total à l'intelligible.

Eh bien! Glaucon, repris-je, n'est-ce pas enfin cet air [532] même que la dialectique exécute? Il est intelligible, mais la puissance de la vue l'imite, qui, nous l'avons dit, essaie d'abord de regarder les êtres vivants, puis les astres, et enfin le soleil lui-même. Ainsi lorsqu'un homme essaie, par la dialectique, sans l'aide d'aucun sens, mais au moyen de la raison, d'atteindre à l'essence de chaque chose, et qu'il ne s'arrête point avant d'avoir saisi par la seule intelligence l'essence du bien, il parvient au terme [b] de l'intelligible, comme l'autre, tout à l'heure, parvenait au terme du visible.1

Cette intelligence, cette capacité à lire à l'intérieur même des idées, constitue la science suprême et, de ce point de vue, est synonyme de philosophie, en tout cas de sagesse. Elle fait l'objet d'un exercice continué, d'un effort progressif visant à se débarrasser de toute scorie sensible, mais également de toute hypothèse. C'est bien pour ceci que les sciences, même les mathématiques, ne font pas partie du dernier carré, mais ne sont en soi que des dispositions propédeutiques permettant au philosophe d'atteindre le savoir suprême.

Au moins, repris-je, il est un point que personne ne nous contestera : c'est qu'il existe une autre méthode (en dehors de celles que nous venons de parcourir) qui essaie de saisir scientifiquement l'essence de chaque chose. La plupart des arts ne s'occupent que des désirs des hommes et de leurs goûts, et sont tout entiers tournés vers la production et la fabrication, ou l'entretien des objets naturels et fabriqués. Quant à ceux qui font exception, et qui, avons-nous dit, saisissent quelque chose  de l'essence - la géométrie et les arts qui viennent à sa suite ~ nous voyons qu'ils ne connaissent l'être qu'en songe, et qu'il leur sera impossible d'en avoir une vision réelle tant qu'ils considéreront les hypothèses dont ils se servent comme intangibles, faute de pouvoir en rendre raison. En effet, quand on prend pour principe une chose que l'on ne connaît pas, et que l'on compose les conclusions et les propositions intermédiaires d'éléments inconnus, le moyen que pareil accord fasse jamais une science? Il n'en est aucun, répondit-il. La méthode dialectique est donc la seule qui, rejetant les hypothèses, s'élève jusqu'au principe même pour établir solidement ses conclusions, et qui, vraiment, tire  peu à peu l'œil de l'âme de la fange grossière où il est plongé et l'élève vers la région supérieure, en prenant comme auxiliaires et comme aides pour cette conversion les arts que nous avons énumérés. Nous leur avons donné à plusieurs reprises le nom de sciences pour nous conformer à l'usage; mais ils devraient porter un autre nom, qui impliquerait plus de clarté que celui d'opinion, et plus d'obscurité que celui de science - nous nous sommes servis quelque part, plus haut, de celui de connaissance discursive. Mais il ne s'agit pas, ce me semble, de disputer sur les noms quand on a à examiner  des questions aussi importantes que celles que nous nous sommes proposée!) Certes non! dit-il . Il suffira donc, repris-je, comme précédemment, d'appeler science la première division de la connaissance pensée discursive la seconde, foi la troisième, et imagination: [534]   la quatrième; de comprendre ces deux dernières sous le nom d'opinion,. et les deux premières sous celui d'intelligence, l'opinion ayant pour objet la génération, et l'intelligence l'essence; et d'ajouter que ce qu'est l'essence par rapport à la génération, l'intelligence l'est par rapport à l'opinion, la science par rapport à la foi, et la connaissance discursive par rapport à l'imagination 515.Quant à la correspondance des objets auxquels s'appliquent ces relations, et à la division en deux de chaque sphère, celle de l'opinion et celle de l'intelligible, laissons cela, Glaucon, afin de ne pas nous jeter dans des discussions beaucoup plus longues que celles dont nous sommes sortis.1

Il y a ainsi dans la dialectique, une double dimension, à la fois ascendante et descendante, que nous retrouvons  à la fois dans la nécessaire formation du philosophe et dans les devoirs qui sont les siens dans la Cité. C'est que la philosophe ne saurait rester à l'écart de la Cité et rien ne semble être plus étranger à la pensée de Platon que de former des intellectuels purs refusant de redescendre dans la caverne et d'y assumer les devoirs afférents à leur charge, responsabilité et formation. Dans sa procession ascendante, la dialectique est une discipline permettant la synthèse: elle est le moment, intense, où tout se rassemble sous l'égide de l'Idée. Parce que celle-ci, le Souverain Bien - est à la fois le suprême connaissance et ce qui rend tout le reste, le réel, intelligible, elle est ce qui permet de transformer les hypothèses en certitudes et donc de déployer et de transmettre une connaissance absolue. La pensée discursive - les sciences - sont donc à la fois l'ultime marche, pédagogique,  avant l'accès à la sagesse et le premier devoir du philosophe qui, pour le reste de la Cité, devra - hors du champ politique - déployer à partir de la sagesse une connaissance rigoureuse. Discours, analyse et argumentation ont donc bien leur place dans la philosophie de Platon. Cette valeur de l'évidence, qui ici se conjugue en terme de contemplation, ne disqualifie ainsi ni le discours, ni la déduction ou le raisonnement mais lui confère une place seconde ainsi qu'au dialogue qu'elle enclenche.

L'exigence de se débarrasser du sensible est valable autant dans le processus ascendant que descendant : ascendant parce que ce n'est qu'ainsi que le philosophe pourra atteindre le Vrai; descendant parce que ce n'est qu'ainsi qu'il se démarquera des rhéteurs qui, finalement, ne font que défendre ses intérêts ou ceux des siens! C'est bien pour ceci que la Cité devra préalablement choisir d'entre les siens, ceux les mieux à même d'endurer le parcours et ne ne pas retomber dans le sensible, d'où la triple exigence de tempérance, de courage et de mémoire:

Il leur faut, bienheureux ami, de la pénétration pour les sciences et de la facilité à apprendre; car l'âme se rebute bien plutôt dans les fortes études (...)  Il faut donc que l'homme que nous cherchons ait de la mémoire, une constance inébranlable, et l'amour de toute espèce de travail. [535]

Toute la formation du philosophe est marquée par la dichotomie sensible/intelligible où l'on retrouvera l'opposition aisance/difficulté par quoi la rhétorique est stigmatisée et qui justifie à la fois la sélection des meilleurs et ce temps si long de la formation de ceux-ci

Ceci appelle deux remarques: