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Platon critique de la rhétorique

 

Pour Platon ainsi la philosophie est affaire de sagesse. Or celle-ci est connaissance de soi autant que de l'autre ; le sage étant celui qui à la fois sait ce qu'il sait mais a en même temps conscience de ce qu'il ignore. On n'oubliera pas ainsi le Je ne sais qu'une chose c'est que je ne sais rien de Socrate qui n'est pas uniquement une habileté oratoire ! Au fond, on ne peut faire l'économie, pour le comprendre, d'une référence au mythe de la caverne où le processus de la connaissance est décrit comme une véritable sortie de l'illusion - comme une désillusion - comme un dévoilement et l'on sait combien Heidegger glosera sur cette ἀλήθεια en ce qu'elle est processus et distincte radicalement de ce que le latin nommera plus tard vérité. A l'opposé de l'illusion qui est ignorance double (ne pas savoir qu'on ne sait pas) la sagesse est un double savoir (savoir que l'on sait) et demeure pour ceci indissociable de la conscience de soi. Sans pour autant reprendre toutes les analyses d'Heidegger, elle est ainsi passage du caché au non caché et s'oppose ainsi à toute manipulation qui, comme on sait, suppose toujours d'être tue, celée. A ce titre le reproche, qu'adresse Platon, a une double face :

Et c'est bien parce que le sophisme ne répond ni aux exigences de la sagesse ni à celle de la technique qu'elle est ainsi vouée aux gémonies.

Première différence donc qui n'est pas rédhibitoire: science ou technique?  Et si science, fondamentale ou appliquée?

La philosophie est la reine des sciences quand la communication n'est, au mieux, qu'une science locale voire une technique. Ceci est loin d'être une boutade, encore moins une ridicule prétention. Dès ses origines, platoniciennes en tout cas, il y eut à la fois dans le projet philosophique, le projet d'une recherche de synthèse des savoirs, quelque chose comme une vocation encyclopédique de faire le tour des connaissances et la quête d'une sagesse ! . L'ambivalence du terme est intéressante -  que rejoint le philein de philosophie - à la fois parce qu'elle justifie la posture si moralisatrice qu'adopte Platon dans sa critique du sophisme mais aussi parce qu'elle illustre parfaitement toute l’ambiguïté  du concept même de communication qui désigne à la fois le discours sur la communication, et la communication elle-même !

De la sagesse selon Platon

Elle est d'abord un parcours - accompagné sans doute tant il semble impossible à quiconque de le mener seul ni sans guide - mais c'est un parcours individuel qui engage totalement celui qui l'entreprend. Rien n'est plus éloigné de la pensée de Platon que la perspective d'un corpus scientifique que l'on achèverait, que l'on mettrait à jour ou que l'on critiquerait. Le projet initial repose assez sur l'idée commune d'une conformité entre la pensée et l'acte tant et si bien que pourrait être nommé sage celui qui saurait mais qui en plus vivrait en conformité avec ce qu'il sait.

Socrate: Appelles-tu penser ce que j’appelle de ce nom?
Théétète: Qu’appelles-tu de ce nom?
Socrate: Un discours que l’âme se tient tout au long à elle-même sur les objets qu’elle examine. C’est en homme qui ne sait point que je t’expose cela. C’est ainsi, en effet, que je me figure l’âme en son acte de penser. Ce n’est pas autre chose, pour elle, que dialoguer, s’adresser à elle-même les questions et les réponses, passant de l’affirmation à la négation. Quand elle a, soit dans un mouvement plus ou moins lent, soit même dans un élan plus rapide, défini son arrêt; que, dès lors, elle demeure constante en son affirmation et ne doute plus, c’est là ce que nous posons être, chez elle, opinion. Si bien que cet acte de juger s’appelle pour moi discourir, et l’opinion, un discours exprimé, non certes devant un autre et oralement, mais silencieusement et à soi-même.
Platon 1

Il y a donc bien continuité entre savoir et pratique, entre connaissance et éthique. sauf à considérer que ce chemin, étroit, difficile et douloureux, dont témoignent les éblouissements successifs de celui qui s'extirpe de la caverne, n'est évidemment pas possible pour tous. L'entreprendre c'est ne plus se laisser gouverner ni par le ventre ni par le cœur, mais par la tête seule ! Ce qui nécessite temps et effort ! Où la tension philosophique d'emblée s'oppose ainsi à l'aisance que semble proclamer le sophiste à pouvoir convaincre quiconque de n'importe qu'elle thèse. Cette démarche est un dévoilement : il s'agit bien - outre la sortie du monde sensible pour atteindre le monde intelligible - d'accéder à ce qui d'emblée est celé, tu, invisible.

Ce qui implique que le philosophe doive se débarrasser préalablement de ses illusions et préjugés, de ses appétences sensibles aussi. Dans le Théétète, Platon s'applique à définir la science en la distinguant à la fois de la sensation et de l'opinion : au passage quelques références aux sophistes mais surtout cette approche de la pensée comme dialogue :

Ce dialogue est donc une pensée en acte et il n'y a ainsi pas tant de différence entre l'interlocution et la pensée en elle-même : dans les deux cas cet effort pour atteindre non pas le vraisemblable mais le vrai, non pas l'apparence mais le réel passe par le doute, la rigueur dans le choix des mots, la précision dans la définition etc. La démarche de Socrate reste celle d'un catalyseur : l'ironie entre en piste à chaque fois qu'il s'agira de montrer que ce que l'on croyait savoir n'était que pure illusion ou préjugé; la maïeutique en accompagnant l'effort de pensée. Cette dernière, indissociable de la théorie de la réminiscence, vise finalement à amener l'interlocuteur à faire le tri, dans ce qu'il sait, entre ce qui est illusion, préjugé et certitude, mais aussi à lui permettre de retrouver ce qu'en réalité il savait déjà mais aura oublié. De la même manière que l'illusion est une ignorance double (je ne sais pas que je ne sais pas) la philosophie revient à un double dévoilement : il s'agit non seulement de se défaire du faux, et donc de le reconnaître, mais encore d'accéder au vrai. Le processus d'éducation du philosophe tel que décrit dans la République (VI & VII) est tout à fait révélateur de cette démarche où le ex de exducere prend tout son sens : il s'agit de sortir, non pas tant progressivement qu'à coup de ruptures et de souffrances, des états inférieurs de connaissance pour aboutir enfin, quitte à ce que ceci fût réservé à l'élite, à l'état suprême que représente pour Platon non pas la raison mais l'épistémè !

Ceci a, pour notre sujet, deux conséquences :

On le comprend bien, la critique de la rhétorique est indissolublement liée à la théorie de l'existence des Idées séparées, et donc à l'idée - évidemment rejetée depuis - de la possibilité d'accéder pleinement au vrai, de produire un corps de connaissance qui ne soit plus hypothétique, mais catégorique. De manière définitive à partir du XIXe siècle, on sait que ce projet est abandonné. Que ce soit avec Kant depuis la Critique de la Raison pure ou Gödel, nous savons la nature irrémédiablement axiomatique de toute théorie, que toute théorie repose ainsi nécessairement sur une ou plusieurs propositions qui ne peuvent être démontrées par elle. Dans une telle perspective, et pour utiliser un vocable kantien, il semble clair que la dialectique devient la science suprême, parce que catégorico-déductive et que si art du discours il devait y avoir il serait celui permettant de former l'apprenti philosophe à accéder à cette science suprême. Dès lors, la philosophie platonicienne ne peut que tracer cette ligne de partage si forte entre d'un côté le savoir absolu, anhypothétique, qui seul mérite le nom de science ou de sagesse, et de l'autre ce qui relève de l'apparence et de l'hypothétique. D'un côté le règne de la contemplation et de l'évidence; de l'autre celui de la démonstration, de l'erreur, de l'incertain, de la rhétorique.

Il suffira donc, repris-je, comme précédemment, d'appeler science la première division de la connaissance, pensée discursive la seconde , foi la troisième, et imagination, la quatrième; de comprendre ces deux dernières sous le nom d'opinion, et les deux premières sous celui d'intelligence, l'opinion ayant pour objet la génération, et l'intelligence l'essence; et d'ajouter que ce qu'est l'essence par rapport à la génération, l'intelligence l'est par rapport à l'opinion, la science par rapport à la foi, et la connaissance discursive par rapport à l'imagination? 9

La sagesse relève ainsi de la contemplation ou de ce que l'on pourrait appeler une culture de l'évidence qui imprégnera l'esprit philosophique et scientifique jusqu'à Descartes, Spinoza, pour ne pas dire au-delà. En classant la rhétorique du côté de l'opinion et non de la sagesse, en classant le discursif déjà du côté d'un infra-savoir, utile parce que propédeutique, mais secondaire néanmoins, Platon disqualifie d'emblée le raisonnement et donc le discours du côté de la finitude, de l'incomplétude ! L'intelligence n'est pas la raison, l'épistémè comme son étymologie le suggère étant la seule à pouvoir faire le tour de la question, le tour de la sagesse. On ne se trouve donc pas dans une démarche mais dans un état, non pas dans le médiat mais dans l'immédiat, et c'est sans doute pour ceci que le texte platonicien fourmille ( de la théorie à l'évidence; de l'éblouissement à la contemplation) de termes connotant la vue. Il s'agit en réalité d'une intuition intellectuelle qui permet précisément d'atteindre des jugements synthétiques a priori ce que Kant démontrera impossibles.

 

 

 


1) Théétète, 189e

2) Platon, Timée, 515

«Il faut convenir qu'il existe premièrement ce qui reste identique à soi-même en tant qu'idée, qui ne naît ni ne meurt, ni ne reçoit rien venu d'ailleurs, ni non plus ne se rend nulle part, qui n'est accessible ni à la vue ni à un autre sens et que donc l'intellection a pour rôle d'examiner ; qu'il y a deuxièmement ce qui a même nom et qui est semblable, mais qui est sensible, qui naît, qui est toujours en mouvement, qui surgit en quelque lieu pour en disparaître ensuite et qui est accessible à l'opinion accompagnée de sensation. »

3) Barthes, Recherches rhétoriques, Communications, 16, 7)  ibid., p177

4) Platon, République, VII, 533 e

La méthode dialectique est donc la seule qui, rejetant les hypothèses, s'élevant jusqu'au principe même pour établir solidement ses conclusions, et qui, vraiment, tire peu à peu, l'œil de l'âme de la fange grossière où il est plongé et l'élève vers les régions supérieures, en prenant comme auxiliaires et comme aides pour cette conversion les arts que nous avons énumérés

5) ibid, 534