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Un point d'histoire
Questions de guerre ....

 

Les récents événements, l'usage impénitent du mot guerre et barbare dans les commentaires lus ici ou là me font souvenance de cet incroyable article que Woolsey avait fait paraître au tout début de la guerre d'Irak mais du commentaire que j'en fis à l'époque.

Il vaut ce qu'il peut mais signale au moins ce que je ne cesse d'écrire ici : qu'on ne fait jamais la guerre impunément ; qu'elle aussi contient une idéologie plus ou moins implicite - ici sottement explicite - et combien l'impérialisme manichéen qu'il avouait alors n'est effectivement pas pour rien dans la crise que nous connaissons depuis ; qui a, pour le moins, bouleversé le monde arabo-musulman et mis singulièrement à mal ce qui avait fait l'originalité de la politique arabe de de Gaulle.

Onfray n'a pas tout à fait tort - on ne peut se tromper tout le temps - de faire remonter la crise actuelle à l'intrusion absurde des USA ; l'erreur est néanmoins de lui imputer l'origine de la vague terririste. Le terrorisme lui a de longtemps précédé.

Woolsey réinvente l'histoire

On croyait n'en connaître que deux. La troisième rebaptise implicitement la guerre froide. Nommer ainsi cette période qui vit s'opposer sans conflit ouvert, l'URSS et les USA, n'est certainement pas anodin. On est ici soit dans l'illusion rétrospective, soit dans la réécriture de l'histoire. Illusion que celle qui consiste à croire que nommer c'est agir , que tracer des phases historiques aussi courtes, et avec aussi peu de distance, peut avoir un sens. Illusion que de croire que cette dénomination soit neutre. C'est la Renaissance qui en se baptisant telle, nommait en même temps Moyen-Age la période qui la précédait et dont elle cherchait à se démarquer. Il y a bien un présupposé idéologique derrière tout ceci : la notion d'un progrès nécessaire de l'histoire. De ce point de vue l'auteur semble plutôt s'inscrire dans un courant dix-neuviémiste que contemporain.

En réalité c'est plutôt du côté du religieux qu'il faut chercher un sens à l'histoire ici décrite : l'eschatologie chrétienne pose bien une histoire qui ait un sens (à la fois direction et signification). On va de l'origine, la création, au salut éternel en passant par la faute, la rédemption et l'alliance. On a la même scansion ici : une démarche originelle inéluctable menant vers la démocratie tout juste ralentie par un axe du mal résistant à la lumière de la révélation ; par la défaillance de l'élu qu'il faut remplacer. Mais l'axe du bien a les yeux ouverts et sa marche est irrésistible !

un destinataire ambivalent

On pourrait penser d'abord à un public averti, celui à qui s'adresse un universitaire. Au moins à un public intéressé à comprendre le sens profond des événements qui se déroulent sous ses yeux. Et donc, le public plutôt avisé que peut être le lectorat d'un journal comme Le Monde. En réalité, ce texte s'adresse globalement aux Européens. C'est d'ailleurs en cela que le discours cesse d'être un simple discours de type historique pour devenir une réelle invective. Vous les européens, qui n'avez pas su accomplir votre mission, nous sommes bien obligés de l'accomplir à votre place. Nous ne l'avons pas choisie. C'est en substance ce que semble dire ce texte, qui paraît en conséquence toujours jouer sur l'implicite.

Un implicite multiple d'ailleurs :

En la sorte, le destinataire de ce texte est effectivement ambivalent : il peut s'agir tout aussi bien des européens dont on chercherait à suggérer une sorte de mauvaise conscience, celle provoquée par la non participation au grand courant de l'histoire ; mais aussi aux dictateurs que ce texte invective et, au fond, menace.

On ose à peine penser que pour l'auteur il n'y aurait finalement pas tant de distance que ceci entre les premiers et les seconds : refuser son rôle historique c'est trahir, et se soumettre par intérêt ou veulerie aux diktats des tyrans. La réaction violemment anti-française observée chez les dirigeants américains, et suscitée dans la population se comprend d'autant mieux : le désaccord, parce qu'il porte sur l'essentiel, la participation à une mission qui vous dépasse, ne peut s'entendre que comme une désertion ou une trahison. Qui n'est pas avec nous, est contre nous !

Le sens de l'histoire la démocratie

Si l'histoire est pleine de bruits et de fureur ce n'est certainement pas parce qu'elle serait racontée par un idiot ! Non cette histoire a un sens. Dans une bonne logique de philosophie de l'histoire, cette histoire va nécessairement son terme, selon des phases logiques, cohérentes et donc prévisibles.

Si pour l'histoire chrétienne, c'est la faiblesse de l'homme qui entame le processus, et la miséricorde divine qui le clôt, en suivant des phases successives où l'alliance a partie liée avec la colère, mais où, nécessairement, le terme est connu d'avance ; si pour Hegel, c'est l'esprit humain qui est à la fois le sujet et l'objet de cette histoire, de telle sorte que le terme, certes obtenu à coup de contradictions dialectiquement dépassées, revienne à l'origine, la conscience et la raison en plus, si bien que l'universel est atteint ; si pour Marx, ce même processus est assuré par les contradictions économiques entre forces et moyens de production, de telle sorte que l'homme soit moins le sujet que l'objet d'une histoire qu'il ne maîtrise que pour autant qu'il se fût préalablement coulé dans le lit qu'elle trace ; ici nous avons affaire à une philosophie implicite, jamais nommée, mais toujours présente, parfaitement hybride.

Quatre phases dans cette modernité, scandées par quatre guerres qui marquent deux pentes :

Ces phases et, c'est important, sont toutes présentées selon deux réseaux lexicaux :

L'acteur de l'histoire la guerre

C'est bien en ceci que le texte glisse hors du champ scientifique pour se révéler être ce qu'il est : un texte de propagande. Propager la théorie de la guerre préventive semble bien être l'enjeu de ce texte. On remarquera effectivement que ce qui meut cette histoire, de phase en phase, c'est la guerre ! ni l'Esprit, comme chez Hegel, ni la lutte des classes comme chez Marx, ni même le développement de l'esprit humain comme chez Condorcet ou Comte ! Non la guerre ! Si, en philosophie de l'histoire, tous purent convenir que la guerre pût être un accélérateur de l'histoire, au même titre du reste que le grand homme qui ne saurait être grand, et donc intervenir efficacement que pour autant qu'il ne soit pas à contretemps, jamais personne n'avait osé faire de la guerre l'Acteur même de l'histoire.

Woolsey réinvente l'Histoire !

La guerre est positive : elle asseoit la victoire finale de la démocratie. La guerre est purificatrice : elle débarrasse des tyrans ! Et c'est en véritables fous de Dieu que les USA l'accueillent.

Il y a une dimension prophétique à cet accueil de la guerre comme accoucheuse de l'histoire. Les USA ont ouvert les yeux et ils sont en marche. La vérité impérieuse de la mission s'est révélée à l'Amérique ! La marche de l'histoire n'a ici plus rien de dialectique : il n'y a plus de contradiction se dépassant dans un troisième terme ; il n'y a plus que deux camps, celui du bien et celui du mal. Ce sont des axes (1) et cette histoire ne peut se résoudre que par la victoire du bien : la démocratie. Historiquement, c'est bien à une régression idéologique (2) que l'on assiste. Le schéma fonctionne dans une binarité simplissime : l'exclusion d'un acteur - l'Europe - la défaite d'un autre - la tyrannie - et la parousie du Bien : la démocratie incarnée par les USA.

Trois lectures

On peut en réalité appliquer à ce texte plusieurs grilles d'analyse : géopolitique ; religieuse ; idéologique. Ces grilles, du reste, ne sont pas contradictoires, elles se complètent dangereusement !

géopolitique : un règlement de compte

Toute une série d'articles parus çà et là montrent le courant idéologique animant actuellement l'administration américaine: ce néo-conservatisme a un sens cependant - le lent accouchement d'un nouvel équilibre mondial après la fin de la guerre froide et l'effondrement du bloc de l'Est. Ce n'est certainement pas un hasard si, dans le conflit opposant la France et les USA sur le déclenchement de la guerre il fut question de deux perspectives opposées -unilatéralisme contre multilatéralisme-. Ce qui se joue pour l'équilibre mondial en train de se cons- truire - car, de ce point de vue nous ne sommes pas encore sortis de l'après guerre froide - c'est un monde mo- nolithique ou non, et donc aussi la réalité d'une puissance européenne à côté ou en face des USA. L'europe n'est plus le centre de gravité de l'histoire mondiale depuis 1914; il n'y a plus de binôme structurant cet équilibre depuis la chute de l'URSS, autant dire que les USA sont seuls. L'histoire montre - et la théorie- qu'une telle situation de toute façon ne perdurera pas, que dialectiquement une puissance finit toujours par sécréter elle- même sa contre puissance. Il y a tout lieu de parier que ce qui est en train de se passer est paradoxalement en train de susciter - même si cela est encore insensible - les forces qui se dresseront en face des USA.

Il n'empêche! dans l'attente les USA sont fondés à penser qu'ils sont les seuls acteurs de l'histoire et qu'ils le camouflent sous le nom générique d'Amérique ne change pas grand chose à l'affaire. Que cette occasion, que les USA veulent saisir de pouvoir forger le monde sans grand danger immédiat parce que sans ennemi puissant en face d'eux, prend immédiatement une tournure idéologique très forte puisqu'elle se conjugue à la fois avec un projet politique marqué fortement à droite - le néoconservatisme - et par une conscience manifeste de sa supé- riorité morale - ce que traduit à l'envi l'utilisation du terme civilisation (3) .

Ce qui se joue dans cette guerre c'est donc un coup à double détente:

religieuse : c'est du fanatisme

Tous les observateurs ont pu être frappés par la connotation fortement religieuse des discours récents de l'administration américaine : de l'axe du Mal à la croisade ; de l'Amérique ouvrant les yeux au nous sommes en marche le discours est effectivement éloquent.

On peut bien entendu toujours s'en prendre à la supposée naïveté de Bush, voire à sa stupidité et surtout à son inculture politique. Mais l'analyse serait bien entendu trop courte. Que la famille Bush ait des intérêts pétroliers, soit ! que le président ait le fanatisme un peu niais des fraîchement convertis, soit ! mais rien de tout ceci n'est suffisant !

Il faut vraisemblablement allez chercher du côté de l'idéologie de cette nouvelle droite néo-conservatrice et du rôle accordé à l'Etat. Appuyé sur l'analyse de Carl Schmitt puis de Leo Strauss, ce courant confère une dimen- sion si ce n'est religieuse en tout cas absolue à l'état : fondateur de l'ordre plutôt que son défenseur ; source des valeurs plutôt que leur garant, l'Etat, tel qu'il est posé et pensé par cette théorie qui s'affirme dans le philoso- phique a de quoi surprendre pour les fortes connotations fascistes que l'on peut y retrouver. Toute la démarche ici s'organise autour d'une mission qu'il faille reprendre parce qu'on l'eût délaissée, d'une alliance que l'on dût renouer parce que d'autres l'eussent trahie.

Le texte de Woolsey fonctionne à peu près comme le texte chrétien dans son rapport avec le judaïsme. Dieu a envoyé des signes mais les juifs ne l'ont pas reconnu (4). Dût-elle évidemment s'en inspirer, la pensée chrétienne s'est installée sur la double défaillance du monothéisme juif et de la philosophie grecque. Là, il y eut aveuglement et surdité, ici, heureusement, les yeux s'ouvrirent.

L'Amérique des néoconservateurs fonctionne sur le même modèle : l'Europe a failli qui fut le berceau de la démocratie libérale ; c'est à présent à l'Amérique de reprendre le flambeau d'une civilisation élue mais déchue. L'Europe joue pour la civilisation libérale le même -mauvais - rôle - que les juifs : élue, elle aurait du être le flambeau de cette croisade ; elle a trahie et sa déchéance ne saurait aller sans persécution, sanction (5) en tout cas.

idéologique au mieux de l'impérialisme colonial au pire du fascisme

Il y a dans cette démarche, quelque chose qui l'apparente résolument au fascisme : l'idée que la réalité humaine serait façonnable comme n'importe quel objet ; le projet, un tantinet mégalomaniaque de recomposer la carte du monde ; ramener systématiquement la différence en terme moraux ou pseudo médicaux (sain/ pathologique ; bien/mal) est exactement le propre du fascisme.

"La politique est elle aussi un art, peut-être même l'art le plus élevé et le plus large qui existe et nous, qui donnons forme à la politique allemande moderne, nous nous sentons comme des artistes auxquels a été confiée la haute responsa- bilité de former, à partir de la masse brute, l'image solide et pleine du peuple. [...] Il est de [notre] devoir de créer, de donner forme, d'éliminer ce qui est malade et d'ouvrir la voie à ce qui est sain." (6)

Certains gouvernements seront timides face à la terreur. Mais ne vous y trompez pas : s'ils n'agissent pas, l'Amérique agira. (....) Dans tous les cas, le prix de l'indifférence serait catastrophique. (....) Pour faire vivre et étendre le meilleur de ce qui a émergé en Amérique, je vous invite à rejoindre le nouveau Corps de la liberté." (7)

 

 

 

 

 

Si l'on compare ces deux passages que trouve-t-on :

Dans tous les cas, s'affirme la présomption, pour le moins ethnocentrique, que l'on est le civilisé face au bar- bare. Certes les valeurs ne sont pas les mêmes ici et là, et il serait absurde d'assimiler la politique américaine au nazisme; néanmoins on peut s'interroger sur la signification d'une telle politique

Appuyée sur une conscience claire de la supériorité de la civilisation occidentale sur toutes les autres, sur la certitude de valeurs universelles qu'il faille imposer, la démarche est péremptoire et impérieuse. Elle récuse tout relativisme, toute rencontre ou symbiose avec l'autre : elle porte en germe la guerre plus que la négociation. On y voit en tout état de cause l'un des aspects de la pensée de Leo Strauss qui inspire en partie les néoconservateurs.

Alors ? Néocolonialisme ou fascisme ?

L'inquiétant, ici, est que l'on en serait presque soulagé d'avoir à répondre par le premier plutôt que par le second ! Pour ce que l'Etat y semble l'acteur essentiel forgeant la pensée des individus et devant déterminer leur comportement d'une part ; que le projet y soit clairement défini de forger tant la réalité économique sociale qu'humaine, avec celle illusion de la toute puissance du grand acteur ou du guide, d'autre part ; que la théorie ici mêle si étrangement conservatisme le plus étroit et la fougue révolutionnaire et purificatrice, j'incline à penser plutôt fascisme. La question n'est évidemment pas celle du concept que celle de la réalité du danger.

Or danger il y a d'autant plus grand que les concepts ici se battent à front renversé ce qui semble bien la marque de notre époque : vertu et démocratie claquent ici en étendard de l'impérialisme le plus cynique. Que l'Occident n'ait plus aujourd'hui d'autres mots d'ordre que cette guerre cynique et naïve à la fois, au moment où elle ne sait repenser sa morale ni ressourcer sa démocratie, laisse augurer des luttes de demain, des chantiers politiques à rouvrir !


1 L’axe est de l’ordre de la ligne droite ; on est dans la géométrie simple, loin derrière le cercle que dessinait l’éternel retour de l’histoire grecque (ou le temps de la nature) loin derrière aussi la spirale que décrit la dialectique de l’histoire hégélienne où le dépassement de la contradiction interdit toujours que le cercle ne se referme… et l’histoire ne s’achève !

2 Régression parce que, si avancée théorique il y a, elle tient bien à ceci que depuis Hegel et Marx, depuis l'école des Annales (M Bloch, L Febvre) et de ce que nommera plus tard la nouvelle histoire, on sait que l’histoire ne se peut comprendre uniquement à la surface de l’événement, mais au contraire à partir de l’interaction continue et contradictoire de son épaisseur sociale, économique, idéologique etc. On en revient ici à une histoire très superficielle, faite par les grands hommes où l’homme, le peuple disparaît comme simple outil de la volonté moralisatrice du grand acteur. Histoire démiurgique, biblique !

3 Qu'on le veuille ou non, civilisation renvoie spontanément à son antonyme barbarie. Vouloir défendre la civilisation libérale c'est évidemment lutter contre la barbarie d'en face, celle de l'autre.

4

"[Le Verbe] était dans le monde et le monde fut par lui et le monde ne l'a pas reconnu Il est venu chez lui et les siens ne l'ont pas accueilli" in Jn,l ,l0-l1

voir aussi

"Car le Christ ne m'a pas envoyé baptiser, mais annoncer l'Evangile, et cela sans la sagesse du langage, pour que ne soit pas réduite à néant la croix du Christ. Le langage de la croix en effet, est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui se sauvent, pour nous, il est puissance de Dieu. Car il est écrit: Je détruirai la sagesse des sages, et l'intelligence des intelligents je la rejetterai. Où est-il le sage ? Où est-il l'homme cultivé ? Où est-il le raisonneur de ce siècle ? Dieu n'a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde? Puisqu'en effet le monde, par le moyen de la sagesse, n'a pas reconnu Dieu dans la sagesse de Dieu, c'est par la folie du message qu'il a plu à Dieu de sauver les croyants. Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sa- gesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c'est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes l
Co,l,1 7-2 6

5 On sait que c’est ce terme qui agite aujourd’hui la politique américaine vis à vis de la France : elle doit payer pour s’être oppo- sée. Mais ces représailles sont pensées comme une sanction qui renvoient donc logiquement à une faute. Le champ sémantique est donc bien celui de la morale et pas du tout celui, plus pragmatique, du rapport de force. C’est toute la singularité de la démarche américaine actuelle

6 Goebbels à W Furtwängler 1933, cité par P. LACOUE-LABARTHE in La fiction du politique, Bourgois, 1987, P93

7 G W Bush, Discours sur l’Etat de l’Union, Janvier 2003