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Musique encore
ייִדישלאַנד

Celle-ci encore transpire une culture engloutie dont l'émotion me surprend. Ne surtout pas l'écouter à la lumière de ce qui s'est passé depuis, mais n'y jamais véritablement y parvenir : l'étrange tristesse teintée d'attente n'a rien à y voir. Pourtant c'est maintenant que ces voix se sont tues que l'on saisit combien une mélodie manque au monde. Comme si les cultures humaines étaient d'amples mélopées que de génération en génération on se fût acharné à prolonger, qu'il y eût comme une béance soudain ouverte dans les strates de l'être puisqu'il n'est plus personne pour en désaltérer l'usure naturelle.

Oui, à l'autre extrémité du brouhaha, du bruit intempestif ou tellement mystérieux qu'il semble surgi des profondeurs éternelles et des infinités muettes, les clameurs d'enfants, les pleurs des femmes au chevet d'un disparu, ces émotions à la veillée où se pansaient les angoisses du siècle et s'inventait une solidarité où résista l'humain, ces rythmes tellement anonymes qu'ils paraissent être ceux de la terre pour ceux-là même qui n'y eurent jamais accès, ces entrevues furtives avec le Rav, ces repas de shabbat où se mimait l'ultime écho d'une hospitalité même pas feinte, oui, ici, aux antipodes du bruit sourd du monde, ces chants, prières, ces litanies angoissées; ces histoires entendues et mille fois répétées, ces exégèses sempiternellement recommencées forment comme un tout, quelque chose comme le grand refrain de l'odyssée humaine.

Coincé comme un soupir intercalé entre deux croches, écartelé entre l'océan immense et soudainement quiet de l'histoire et l'appel du large, que puis-je d'autre sinon, pour le serment prêté mais pour la promesse de l'horizon, oui, que puis-je d'autre sinon en prolonger l'indéchiffrable écho ? S'il se peut encore.

Au Verbe tonitruant des origines, répliqua l'allégresse d'un cantique incroyable qu'on eût pu croire ne jamais s'épuiser. Nous, héritiers transis, étions ensemble ces voix ferventes d'un chœur fier et tonitruant qui parfois alla jusqu'à couvrir les grandes orgues et les borborygmes de nos petitesses.

Je l'ai compris un soir de 75, parcourant les dernières lignes du Dernier des Justes. Je ne pus oublier jamais cette phrase qui me meurtrit

Les voix mouraient une à une le long du poème inachevé *

Bientôt il n' aura plus personne pour prolonger la puissance éternelle de notre reconnaissance originaire.

Alors oui, se taira le monde et je crois bien que c'est ceci qui m'effraie.

 

 


Quand le Baal Shem Tov avait une tâche difficile à accomplir, il se rendait à un certain endroit dans la forêt, allumait un feu et se plongeait dans une prière silencieuse ; et ce qu’il avait à accomplir se réalisait. Quand, une génération plus tard, le Maggid de Meseritz se trouva confronté à la même tâche, il se rendit à ce même endroit dans la forêt et dit : « Nous ne savons plus allumer le feu, mais nous savons encore dire la prière » ; et ce qu’il avait à accomplir se réalisa. Une génération plus tard, Rabbi Moshe Leib de Sassov eut à accomplir la même tâche. Lui aussi alla dans la forêt et dit : « Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne connaissons plus les mystères de la prière, mais nous connaissons encore l’endroit précis dans la forêt où cela se passait, et cela doit suffire » ; et ce fut suffisant. Mais quand une autre génération fut passée et que Rabbi Israël de Rishin dut faire face à la même tâche, il resta dans sa maison, assis sur son fauteuil, et dit : « Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même plus l’endroit dans la forêt, mais nous savons encore raconter l’histoire » ; et l’histoire qu’il raconta eut le même effet que les pratiques de ses prédécesseurs.
G. Scholem, Les Grands courants de la mystique juive, Paris, Payot, 1973, p368.