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Musique

(à propos de l'éventuelle infériorité de la vue sur l'ouie)

Mais si le monde nous voit, s'il s'intercale d'entre nous et l'être pour nous en rendre la lumière seulement supportable, s'il fait ainsi écran, comme le conçut Maître Eckart ; qu'il fût ainsi à la fois ce qui cache, filtre et révèle tel l'évantaire qui s'offre comme une invitation à goûter la vie, se pourrait-il vraiment qu'il ne se fît pas entendre ? les espaces infinis nous desservent-ils comme autant de silences éternels comme le crut Pascal ? Les astrophysiciens ne seraient-ils pas mieux dans le vrai, qui ne cessent de scruter le bruit de fond du monde, le lointain écho de l'explosion initiale ?

Alors oui la légende aurait raison qui fit la musique s'inventer bien longtemps après la lumière ...

Mais comment oublier que c'est elle qui, à la fin l'aura supplantée : Hermès emplit tant de larmes les yeux de Panoptès que ce dernier, aveuglé, ne put se défendre et succomba *. Les iconoclastes ont peut-être raison finalement de juger l'image trop pauvre, même s'il est sot de s'en dispenser, absurde de l'interdire ...

Écoutons, prêtons plutôt l'oreille et souvenons-nous : Narcisse lui-même succomba, aveuglé par sa propre image ; ne restait plus à Écho, éperdument amoureuse, qu'à répéter son adieu, et plus tard à répercuter les gémissements des Dryades ** Le son, décidément, certes succède, mais survit à l'image ... Il n'est peut-être qu'en Dieu que les deux coïncident : son Esprit planait peut-être au-dessus des eaux mais en même temps que tonitrua la Parole originaire, éclatait la lumière ... Est-ce ceci, Eckart, que nous ne parvenons pas à supporter, cette connivence intime d'entre musique et lumière ? Aurions-nous des oreilles trop faibles pour endurer cette enchevêtrure de l'être qu'il faille ainsi nous la retraduire en paraboles - en images donc ?

Que celui qui a des oreilles pour entendre entende
(Mt, 11, 15)

Pourtant, avant même que nous ne nous extirpions de la matrice originaire, avant même que nous ne fermions les yeux d'être éblouis d'une lueur soudaine - mais je ne puis même pas écrire souvenons-nous - ne fûmes-nous pas engloutis de bruits, de voix ... de musique ?

Le premier bruit, la première répétition, le premier rythme qui est cadence, scansion autant que chute, ou danse peut-être : les battements du cœur maternel. Au plus loin de notre amnésie, qui nous pétrit néanmoins, avant même que de l'extérieur nous parviennent les échos lointains et sans doute déformés de la voix, ce battement, cette période, cette proportion qui noue la première accolure et invente le réseau.

Dans la plaine
Naît un bruit.
C'est l'haleine
De la nuit.
Elle brame
Comme une âme
Qu'une flamme
Toujours suit !
Hugo

Du plus loin qu'il me souvienne, de mes premières inquiétudes ou ultimes interrogations, voire les leçons initiales que j'aurai quêtées auprès d'un père taiseux demeurent toutes liées à ces accords fervents de JS Bach dont il ornait sa si difficile présence comme d'une précieuse éclisse. Pas un dimanche où nous ne l'accompagnions dans l'écoute d'une cantate. Rituel obligé de mon éducation, passage étroit où s'infiltra la parole qu'il ne put prononcer : la musique m'est fondation, pas envolée.

Je le sens, je le vois, je le sais, depuis toujours ce monstre prolifique de puissance et d'exhaltation comme si je l'avais toujours connu. Sa musique ne s'offre pas à moi, ne me pénètre pas, elle sourd de mes tréfonds et m'atteste comme une relique qu'on eût enfouie pour mieux scander le temps des fondations. Rien ne m'est pourtant plus lointain que ces raideurs luthériennes, rien ne m'est plus proche que cet entrelacs intime du souffle et des cordes, où j'imagine que se fait chair la parole.

Qu'est-ce être au monde, y advenir en premier lieu, sinon recevoir, tant et tant. L'enfant que je fus eût tôt le pressentiment que ce qui alors lui fut donné, un jour, il faudrait non pas le rendre mais l'offrir à son tour. Tout entier à l'écoute, éponge ou antenne, je ne sais, je prenais, oui, je crois, j'avalais les paroles. La candeur est sans doute faite de ceci qu'il n'est pas malséant de n'être encore qu'oreille. Mais tout ce qui alors me pénétra et me construit, qui de l'extérieur tissa les liens qui m'obligent encore, je crois bien qu'il fut l'écho sonore de ces accords et jointures. Là, à la surface de ma peau qui parfois aura tressailli, ici, à l'aboutage du siècle et de l'intime, le sens me put apparaître et le goût de comprendre se repaître parce que, justement, musique, accords et contrepoints ne m'étaient pas seulement offerts de l'extérieur mais surgissaient du plus profond de moi, de mon histoire, de mon chemin.

Je ne sais pas finalement qui de nous ou du monde répercute l'autre : je pense souvent à cette malheureuse Écho condamnée à répéter l'ultime parole prononcée. Elle n'est finalement pas si maudite de ne pouvoir être singulière : il n'est pas d'apprentissage, c'est vrai, sans répétition. Mais il y va de plus grave encore : il n'est pas d'humanité qui se soutienne. Le monde nous regarde au moins autant que nous le regardons - sans doute mieux que nous ; au reste. Le monde nous fait-il écho ou bien à l'inverse est-ce nous qui le réverbérons ? Qu'importe au fond : c'est ainsi que commence le dialogue ; qu'émerge le sens.

Et ne détesterait pas qu'il épousât les accords d'un Vergnügte Ruh

Et incarnatus est !

C'est une affaire de théologie que de comprendre ce que signifie le Verbe soudainement animer le monde et lui donner forme ; une affaire de maternité de sentir ce que signifie la chair brusquement se faire chair. Une affaire de morale de voir ainsi s'intriquer vue et ouïe et se mettre en réseau pesanteur et grâce.

M Serres dans Musique a consacré de longues pages au récit de la Visitation que propose Luc. Sans trop s'y attarder, on y retrouve l'idée d'une continuité entre le bruit de fond du monde et la parole et certainement pas d'une rupture. Être au monde c'est être sans cesse en face de rythmes, ceux du cosmos, du cycle des jours, de ceux de notre corps, de notre voix, même. Des trois récits qu'il offre, celui de la Visitation se présente effectivement comme une pièce de musique où chaque son fait écho à l'autre pour s'achever dans la glorification : quoi d'étonnant alors que ce soit ainsi le Cantique de Marie qui serve de support au Magnificat ?

Au salut que Marie adresse à Elisabeth, répondent les premiers tressaillements du futur Jean le Baptiste. A quoi, comme en réponse, Elisabeth se sent emplie de l'Esprit Saint. En réponse toujours, la bénédiction adressée à Marie - qui constitue les premiers versets de l'Ave Maria. Mais cette bénédiction ne se contente pas à dire le bien - même si elle est déjà une réponse et atteste l'acheminement vers la Parole : elle est reconnaissance de la réalisation de la promesse : l'Incarnation. Marie en apothéose entonne son Magnificat !

Alors oui, on peut considérer que la Visitation est le contrepoint exact de l'Annonciation : par celle-ci la promesse que le Verbe se ferait chair ; par celle-là que la chair se fait Verbe?

Le chemin est tracé qui va du brouhaha initial au Message transmis : la Bonne Nouvelle est l'écho ultime de la grâce originelle. De traduction en réponse, de réseau en combinaison, ce qui n'était que bruit, qui pouvait paraître déflagration se mue en Verbe. On l'oublierait presque ce Jean le Baptiste qui eut pour mission de défricher le terrain : oui il courut en avant - précurseur - oui il fut le serviteur qui baptiserait le maître ; oui il illustre qu'au plus intime, l'être est chemin que l'on scande de prières et de chants. Il mourra, comme son maître. Jean l'écrira en son prologue : les ténèbres ne l'ont pas reçu. Parfaite antithèse en ceci de la Passion, la Visitation marque ce moment privilégié où l'homme écoute le monde. Mais ce sont ici des femmes et ce n'est sans doute pas un hasard.

Alors oui, la musique, universelle entre toute, est le précurseur de la Parole comme Baptiste le fut du Christ. Elle est, à l'intersection, transition et traduction, cette grande croisée qui métamorphose le tohu-bohu en sens.

La musique scande l'Incarnation parce qu'elle est le langage du monde.

 


Ovide, Métamorphoses I 705 et sqq

1, 705 Panaque cum prensam sibi iam Syringa putaret, corpore pro nymphae calamos tenuisse palustres, dumque ibi suspirat, motos in harundine uentos effecisse sonum tenuem similemque querenti. Arte noua uocisque deum dulcedine captum :

1, 710 « Hoc mihi colloquium tecum » dixisse « manebit », atque ita disparibus calamis conpagine cerae inter se iunctis nomen tenuisse puellae. Talia dicturus uidit Cyllenius omnes subcubuisse oculos adopertaque lumina somno ;

1, 715 supprimit extemplo uocem firmatque soporem languida permulcens medicata lumina uirga. Nec mora, falcato nutantem uulnerat ense, qua collo est confine caput, saxoque cruentum deicit et maculat praeruptam sanguine rupem.

1, 720 Arge, iaces, quodque in tot lumina lumen habebas, exstinctum est, centumque oculos nox occupat una. Excipit hos uolucrisque suae Saturnia pennis collocat et gemmis caudam stellantibus inplet.

 

Pan croyait déjà Syrinx à sa merci, mais dans ses mains il saisit des roseaux du marais et non le corps de la nymphe. Et tandis qu'il pousse des soupirs, l'air qu'il a déplacé à travers les roseaux produit un son léger, une sorte de plainte. Séduit par cette nouveauté et la douceur de cette mélodie,

Pan dit : « Pour moi, cela restera un moyen de converser avec toi ». Et ainsi grâce à des roseaux inégaux reliés entre eux par un joint de cire, il perpétua le nom de la jeune fille. Sur le point de raconter cela, le dieu du Cyllène voit tous les yeux d'Argus relâchés et ses regards voilés de sommeil.

Il arrête aussitôt de parler et, effleurant de sa baguette magique les yeux languissants du monstre, il en accentue la torpeur. Puis brusquement, tandis qu'Argus incline la tête, il le frappe de son épée munie d'un croc à la jointure du cou , et précipite du rocher la tête sanglante, qui tache de son sang la paroi abrupte.

Argus, te voilà gisant ; la lumière de tes regards si nombreux s'est éteinte, et sur tes cent yeux règne une nuit sans fin. La Saturnienne les recueille et les place sur le plumage de l'oiseau qui est sien, lui couvrant la queue d'étincelantes pierres précieuses.