Textes

M Serres in Musique
p 109-115

VERBE

Naissance et Louange

Jailli de la Genèse, un fleuve musical, modelant et produisant le temps, descend les siècles, torrentiellement.

Du tohu-bohu d'où émerge la Genèse, une musique subtile surgit. Les Furies prophétiques font flamber son courant, qui brûle d'érotisme mystique au Cantique des cantiques; ·longuement saisi dans les tourbillons des Psaumes aux versets rythmés, son ux s'assagit, puis exulte et jubile, magnifique, à la Visitation ; s'étalant sur toute la voûte des cieux, il occupe en gloire la campagne, la nuit où naît le Messie; alors, les anges musiciens quittent la scène pour laisser la place au Verbe, avant que le vent et le feu, au matin de Pentecôte, ne le dispersent en un delta aux mille bras, par l'éventail multiplié des langues.

Du chaos vers la Musique, de celle-ci au langage et de là vers le savoir, ce fleuve musical va vers une information croissante.

ENFANCE DU MONDE

Au commencement règne le bruit de fond : tohu-bohu, clapotis, fluctuations des eaux aléatoires. Souffle la ruagh au-dessus de ce hasard. Écoutez maintenant ce vent ordonner le désordonné.

Au commencement de chaque verset, Dieu dit ; et il dit presque dix fois. La phrase: Il y eut un soir, il y eut un matin, tellième jour ... clôt, avec variation de nombre, six strophes. Qui, souvent, reprennent identiquement: Dieu vit que cela était bon. Ces trois refrains, mieux que rythmés, quasi répétés, comme da capo, encadrent, en amont et en aval, plusieurs actes de séparation: la lumière extraite des ténèbres; les eaux supérieures élevées des inférieures; les semences dispersées selon leur espèce; le soleil divorcé de la lune nocturne; les oiseaux loin des poissons,l'homme au-dessus des animaux ... En somme, encerclant le séparé, des ritournelles, toujours les mêmes, rééquilibrent des ruptures d'équilibre.

Je n'ai pas donné tantôt d'autre définition de la Musique -ni de la vie, nidu Monde, nide l'existence - que cet entrelacs serré d'oscillations qui reviennent, semblables, sur soi, pour racheter, relever, maintenir, encadrer, restabiliser... cent écarts à l'équilibre. Comment dire l'harmonie, la mélodie, sans décrire ces cent cerceaux d'invariants qui viennent corseter plusieurs folles variations qui sans eux s'éparpilleraient? L'existenc du Monde commence par le même tourbillon que la Musique, ce compas gyroscopique.

Et qu'en est-il du temps, sinon ce composé de réversible et d'irréversible?

Non seulement des versets réguliers découpent le début de la Genèse, comme s'il s'agissait, dans sa forme, d'un psaume ou d'un poème, mais le contenu du récit lui-même répète sans cesse les deux facteurs majeurs de toute partition musicale: symétries, asymétries; écarts, stabilisations; harmonies, anharmonies; invariants par variations. En rafales sur le brouhaha primitif des eaux stochastiques, le souffle, la ruagh, y ensemencent des alignements de lames, de longs trains de vagues. Commencement ? Création du temps. À la naissance du Monde, des ondes.

Genèse ? Ouverture. Œuvre? Opus, opéra. Univers ? Polyphonie: Dieu créateur ? Dieu compositeur.

Ainsi la Musique exprime une primitive mise en ordre du Monde, ici la version sémite des harmonies pythagoriciennes, ou mieux, face à l'entropie du chaos, l'information d'origine: oui, la première physique.

Ainsi, le nouveau-né vagissant ordonne, par son chant, des perceptions désordonnées.

ENFANCE DU VERBE

Avant qu'advienne !'Enfant, deux cris de ventres, deux voix, chantèrent autrefois l'Incarné, le Verbe fait chair, en une partition qui célèbre la même montée ou la même descente que celle d'Orphée ou la mienne, vers la plus sublime des compositions, paroles, chants et musique. Cela se passa pendant cette bonne encontre que la tradition nomme Visitation.

Passé l'Annonciation, où elle accepta de recevoir le Verbe en elle, enceinte donc de Lui, Marie part, à son tour, en voyage, pour faire visite, dans la montagne, à Élisabeth, sa parente, elle-même grosse de Jean le Baptiste, plus âgé que Jésus. Précurseur, ce Jean vivra au désert avant.le Messie, annoncera Sa venue, enfin Le baptisera, d'où son surnom.

Tous deux assassinés par la société.

Dès l'entrée chez sa cousine, Marie la salue: Dès qu'Élisabeth eut entendu cette salutation, voici que l'enfant tressaillit dans son sein. Élisabeth fut remplie de l'Esprit Saint. Alors, elle poussa un grand cri et dit : Bénie es-tu entre lesfemmes et béni lefruit de ton sein! ... Vois-tu,dès l'instant où ta salutation a fra ppé mes oreilles, l'enfant a tressailli d'allégresse dans mon sein (Luc 1, 41-44).

Marie répond Magnificat et chante, à son tour, la joie qui, dilatant son âme, l'entraîne .à magnifier le Seigneur; sa propre chair frissonne de liesse; exultant, jubilant, elle entonne son psaume.

Cela va trop vite, je détaille donc. En un seul instant, comme en court-circuit, jaillit, ici, une exacte sizaine de frémissements. Un: passé la rencontre, voici le salut entendu et le cri, première simultanéité entre le coup frappé sur l'oreille maternelle, et, deux: le tressaillement subit du fœtus dans le ventre. Seconde simultanéité entre ce frémissement de la chair et l'emplissement par l'Esprit: trois. Élisabeth entend le salut, ressent Jean, son enfant, s'écrie et dit. Mieux: sa béné-diction dit bien ou dit le bien; alors,le cri passe au sens: quatre. En somme, Élisabeth sent les ondes acoustiques du salut, un,puis les ondes rythmées de l'enfant qui tressaille, deux; l'Esprit la remplit, trois ; elle crie et, tout aussitôt, dit le bin de Marie et du fruit qu'elle porte, quatre. Son, vibration, esprit, sens. De ces diverses émotions, naît, d'abord, le verbe, je veux dire la parole et le chant élisabéthains: béni lefruit de ton sein, puis la désignation du Messie Soi­ même,Jésus: cinq. Cette échelle pentaphone construit du sens, chant et Verbe, à partir du choc acoustique du cri et du mouvement émotif du fœtus dans le ventre. Or, comme en réponse, Marie entre en rythme, en musique clamante et développe son psaume: six.

Elle chante l'âme dilatée: Magnificat anima mea ...l'esprit montant aux sommets: Exultavit spiritus meus... En un moment rapide et dense _de beauté, voilà un bilan complet de ce que mes petites raisons pédestres viennent . de décrire avec peine,par légende et sciences,en langues grecque ou acoustique, savoir une montée, une descente,une genèse de vibrations multiples,étagées, composées... de nature d'abord matérielle, physique, vibratoire, oscillante, chamelle, corporelle, maternelle, musical, psalmodique, chargées ensuite de sens, sublimes enfin Ici se construisent une ascension deux - encore des femmes -, du vif vers le dit, du dur vers le doux. Une descente, aussibien, de la chair dense vers leverbe aérien.

Quelle meilleure échelle, en effet, que celle où des mouvements naturels, je veux dire de ce qui va naître, natura, - Deus sive natura : ce qui va naître, le Verbe, le Messie divin -, où des mouvements maternels, utérins, dis-je, donnent naissance, par leurs vibrations, en six paliers ascensionnels successifs, à un cri, à une bénédiction, à une psalmodie, à la Musique, à la parole, enfin au sens ? Émergence pré-natale, nouveauté naturelle, nouvelle de l'avant du sens, de l'avent du Verbe, autrement dit Bonne Nouvelle.

De joie, j'ai hâte de reprendre ce passage jaillissant, selon l'enchaînement de ces six mouvements ondulatoires, de les redétailler pour en mieux jouir. J'entends donc: le salut de rencontre, en premier; puis un tremblement d'enthousiasme -je vais dire pourquoi j'utilise ce mot -, une émotion venue de l'intime du ventre. Le mot é-motion rend clairs un mouvement, une vibration de la chair dans·la chair, une commotion, un premier tressaillement : l'enfant Jean commence à vivre, dans son propre corps à venir, ainsi que dans celui d'Élisabeth, sa mère; commence aussi sa conscience propre dans la conscience de sa mère. Et de cette motion, de ce mouvement é-motif, dis-je, é-merge quelque chose d'autre.

Quoi ? Un cri, un cri maternel conscient, quasi simultané, comme sorti du mouvement de l'enfant. L'émotion, dure, de la chair en mouvement physique se fait douce dans la vocalise qui en sort; triple émotion même puisque, passé le cri, voici que!'Esprit la remplit: de la vibration du son au souffle spirituel; quadruple émotion même puisque s'ensuit le dit, mieux encore le bien dit... Oui, une échelle se dresse, qui va C;f e la mécanique matérielle, maternelle - c'est le même mot, pour l'inerte et le vif -, du frémissement, dur et charnel, vers l'audible doux de la bénédiction. Va donc du signal vibrant privé de sens à sa plénitude spirituelle. Voilà le passage.

En Musique, nous allons l'ouïr.

 

 

 

 

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