μεταφυσικά

LES HYPOTYPOSES ou
INSTITUTIONS PYRRHONIENNES DE
SEXTUS EMPIRICUS.
LIVRE SECOND

 

Chap. I. Si un philosophe peut examiner quelques unes des choses que les dogmatiques enseignent.

Puisque j'ai entrepris d'examiner et de réfuter les raisons des dogmatiques, je parcourrai en bref et sommairement chacune des parties de ce que l'on appelle la philosophie. Mais auparavant je veux répondre à ce qu'ils ont toujours dans la bouche; qu'un sceptique n'est aucunement capable ni d'examiner, ni de concevoir les dogmes qu'ils établissent. Car voici comme ils raisonnent : ou le sceptique comprend ce que disent les dogmatiques, ou il ne le comprend pas. S'il le comprend, comment peut-il douter de ce qu'il dit avoir compris ? Et s'il ne le comprend pas, il ne peut pas parler ni raisonner de ce qu'il ne comprend pas. Car comme celui qui ignore, par exemple, ce que c'est que l'argument de la soustraction par partie, ou ce que c'est que l'argument à deux conséquences, ne peut parler de ces arguments là : ainsi celui qui ne connaît aucune chose des dogmatiques, ne peut point examiner contre eux, ou réfuter des choses qu'il ne connaît pas : et par conséquent un sceptique ne peut examiner ou réfuter ce que disent les dogmatiques.

Que ceux qui raisonnent ainsi, nous répondent dans quel sens ils prennent ce mot, comprendre. Entendent-ils par là avoir simplement une perception, une idée d'une chose ; en avoir une simple connaissance, sans rien affirmer touchant ï'existence de ce dont nous discourons? Ou bien entendent-ils par ce mot, connaître une chose, et en même temps, établir l'existence de cette chose dont nous disputons? Car, si par ce mot, comprendre, ils entendent accorder son assentiment à leur fantaisie compréhensive, à l'existence de ce que cette faculté compréhensive représente; en sorte que la faculté compréhensive de l'âme soit imprimée, marquée, ou imbue par une chose vraie et existante réellement, et qu'elle ne puisse recevoir aucune impression d'une chose fausse et non existante : il faudra peut-être aussi qu'ils nient, qu'ils puissent examiner ou réfuter ce qu'ils ne comprennent pas.

Par exemple, quand un stoïcien raisonne contre un épicurien, qui dit que Dieu est d'une substance séparée du monde; ou que Dieu ne prend aucun soin des choses qui sont dans le monde ; ou que la volupté est le souverain bien : comprend-il ce qu'il veut réfuter, ou ne le comprend-il pas? S'il le comprend, il faudra qu'il dise que les sentiments de l'épicurien sont véritables; mais par là il renversera absolument toute la philosophie stoïcienne: et, s'il ne le comprend pas, il ne peut point disputer contre l'épicurien.

Il faut répondre à peu près de même aux philosophes des autres sectes, quand ils veulent disputer sur des sentiments opposés de quelques uns de leurs adversaires. Car si comprendre une chose, c'est la croire véritable, i!s ne pourront jamais s'entendre, ni par conséquent disputer de quoi que ce soit les uns contre les autres.

Mais pour dire quelque chose de plus fort, et cesser de badiner, je dis que toute leur philosophie dogmatique sera renversée; et qu'au contraire la philosophie sceptique sera fermement établie; si on leur accorde qu'on ne peut pas disputer touchant ce que l'on ne comprend pas, en prenant le mot comprendre dans le sens qu'ils le prennent.

Car celui qui prononce dogmatiquement sur une chose obscure, doit dire qu'il prononce ou après avoir compris la chose, ou avant que de l'avoir comprise. S'il prononce avant que de l'avoir comprise, il ne méritera aucune croyance. Que s'il prononce après l'avoir comprise, ou bien il dira qu'il l'a comprise par elle même et qu'elle s'est présentée à lui évidemment ; ou bien, il dira qu'il l'a comprise par quelque examen et par quelque recherche. S'il dit que cette chose obscure s'est présentée à lui évidemment, et qu'il l'a comprise par elle même ; il faudra qu'elle ne soit pas obscure, et qu'elle soit également évidente et visible à tout le monde, il faudra que chacun la reconnaisse pour vraie et que personne n'en dispute. Mais il y a toujours eu des disputes insolubles sur chaque chose obscure parmi les dogmatiques. Il faut donc dire que ce dogmatique qui prononce affirmativement sur l'existence d'une chose obscure, ne l'a point comprise, comme une chose qui se soit présentée à lui évidemment.

Que s'il dit qu'il a compris cette chose par quelque examen ; comment pouvait-il l'examiner avant que de l'avoir comprise exactement, comme nous avons supposé,par concession pour les stoïciens? Car si, pour examiner, il est nécessaire (selon les stoïciens) que l'on comprenne exactement ce que l'on veut examiner ; et si réciproquement, pour comprendre une chose qui est en question, il faut que l'examen ait précédé, comme nous l'avons démontré ; il faudra que les stoïciens avouent qu'ils ne peuvent ni disputer, ni prononcer dogmatiquement sur des choses obscures; à moins qu'ils ne veuillent tomber dans le Diallèle, ou dans le cercle vicieux ; qui prouve deux choses concertées réciproquement l'une par l'autre.

Ajoutez que, s'ils veulent commencer par la compréhension, nous les réduirons à la nécessité d'avouer qu'ils doivent avoir examiné avant que d'avoir compris, et que, s'ils aiment mieux commencer par l'examen, nous les réduirons à la nécessité de dire, qu'avant que d'examiner, ils doivent avoir compris ce qu'ils doivent examiner. Tellement qu'ils ne peuvent ni comprendre aucune chose obscure, ni prononcer affirmativement touchant cette chose : ce qui est capable de ruiner le babil subtil des dogmatiques, et d'introduire, à ce que je crois, la philosophie éphectique.

Maintenant, s'ils veulent dire qu'il n'est pas nécessaire qu'une compréhension semblable à celle, dont nous avons parlé, précède l'examen, mais qu'une simple perception, ou qu'une simple connaissance ou idée de la chose suffit ; il sera vrai de dire que ceux aussi qui s'abstiennent de juger de l'existence des choses obscures, pourront examiner, et faire des difficultés sur ce qu'ils voudront. Car un sceptique n'est pas privé d'intelligence; je veux dire de celle, qui vient du fond de sa raison, et qui naît des choses qui se présentent à lui ; en agissant sur lui et lui paraissant actuellement d'une certaine manière. Or cette forte d'intelligence n'emporte point nécessairement avec elle l'existence des choses que le sceptique aperçoit par son entendement. Car nous n'apercevons pas seulement par l'entendement les choses qui existent, mais encore celles qui n'existent pas. Par conséquent, soit qu'un philosophe éphectique examine, soit qu'il ait des idées, ou qu'il aperçoive par son entendement ; il persévère toujours dans son institut de philosophe sceptique : et nous avons déjà dit qu'il accorde son assentiment aux choses qui se présentent à son imagination, suivant ce qu'elles lui paraissent.

Mais voyez, je vous prie, si les dogmatiques ne sont pas plutôt exclus du pouvoir d'examiner que les sceptiques. Car il n'y a point d'inconvénient à dire que des personnes, qui avouent qu'elles ignorent ce que les choses sont par leur nature, continuent à les examiner. Mais l'examen ne convient point à des personnes qui s'imaginent de connaître les choses exactement ; puisqu'à l'égard de ces deniers, leur examen doit être fini suivant leur pensée : au lieu que les premiers conservent encore toute la raison qu'ils ont d'examiner, laquelle consiste à croire qu'ils n'ont pas encore trouvé ce qu'ils cherchent.

Il nous faut donc examiner en peu de mots à présent chacune des parties de ce qu'on appelle philosophie. Mais comme il y a eu une grande controverse parmi les dogmatiques touchant les parties de la philosophie, les uns ne la distinguant point par parties, d'autres la divisant en deux parties, et d'autres en trois ; (controverse sur laquelle il n'est pas besoin de nous étendre : ) nous suivrons dans notre discours l'opinion de ceux qui passent pour les plus habiles dans cette dispute, quand nous aurons exposé leur sentiment autant qu'il sera nécessaire.

Chap. II. Par où doit commencer l'examen de la philosophie contre les dogmatiques.

Les stoïciens et quelques autres distinguent trois parties dans la philosophie ; la Logique, la Physique, et la Morale : et ils commencent par la Logique. Quoiqu'il y ait eu de grandes disputes entre eux, pour savoir, par laquelle de ces parties il fallait commencer; nous les suivrons, sans nous assujettir à aucun sentiment : et parce que toutes les choses qui se disent dans ces trois parties, ont besoin de Critérium ou de régie des jugements, et que la question de cette régie des jugements, semble appartenir à la partie rationnelle de la philosophie, ou à la Logique; nous commencerons par l'examen de cette régie des jugement, et par la Logique.

Chap. III. Du Critérium, c'est-à-dire, de la règle du vrai et du faux.

Il faut savoir avant toutes choses que l'on appelle Critérium, ou bien ce par quoi quelques uns prétendent que l'on juge si une chose est, ou n'est pas ; ou bien ce qui est la règle de notre conduite dans la vie. Mon dessein est pour le présent de traiter de ce qu'on appelle la règle du vrai et du faux : car à l'égard du Critérium pris dans la seconde signification, j'en ai parlé assez dans le premier livre, où j'ai traité de la sceptique en général.

Le Critérium, dont il s'agit ici, se peut entendre de trois manières. D'une manière commune, d'une manière particulière, et d'une manière très particulière. Il se prend communément pour toute mesure de compréhension ; et suivant cette signification les facultés naturelles sont des régies, ou des mesures de compréhension, ou de perception, Il se prend particulièrement, pour toute mesure artificielle de compréhension ; comme sont une règle, un compas. Il se prend très particulièrement pour toute mesure artificielle qui sert à comprendre une chose obscure ; suivant laquelle signification l'on n'appelle point règles de vérité, les choses qui appartiennent à la conduite de la vie commune, mais seulement celles qui appartiennent à la raison ou à la Logique, et que les dogmatiques nous donnent comme des règles pour discerner la vérité.

J'entreprends donc de discourir ici principalement de cette règle logique ou rationnelle du vrai et du faux. Or à l'égard de cette règle des jugements, on peut considérer trois choses : le juge, l'instrument dont on prétend se servir pour juger; et l'exemplaire sur lequel on veut juger. Le juge, qui est l'homme; l'instrument, qui est l'entendement ou les sens ; et l'exemplaire, qui est l'idée, l'imagination, ou la faculté compréhensive de l'âme, sur le modèle de laquelle Idée, l'homme entreprend de juger par l'entendement ou par les sens, comme nous avons dit.

Voilà ce que nous avons jugé à propos d'expliquer avant toutes choses, afin que l'on connaisse de quoi il est question. Il nous reste maintenant de passer à la réfutation de ceux qui disent témérairement qu'ils possèdent une règle de vérité. Commençons par la vérité.

Chap. IV. S'il y a quelque règle de vérité.

Entre les philosophes qui ont traité de la règle du vrai et du faux, quelques uns ont décidé qu'il y en a une, comme les stoïciens ; et quelques uns ont dit qu'il n'y a point, comme, entre autres, Xéniade de Corinthe, Xénophane de Colophon, qui dit qu'il n'y a qu'opinion en toutes choses. Pour nous, nous nous abstenons de juger s'il y a une règle de vérité ; ou s'il n'y en a pas.

Dira-t-on qu'il est possible de décider cette controverse ; ou dira-t-on que cela est impossible ? Si on dit que cela est impossible, par là on nous accordera qu'il faut s'abstenir de juger. Que si cette controverse est telle qu'on puisse la décider, que l'on nous dise par où on pourra la décider ; puisque nous n'avons point encore de règle de vérité, qui sait reconnue et avouée, et que nous ne savons pas même s'il y en a une, mais que nous la cherchons.

Outre cela, afin que nous puissions décider la controverse qui est entre nous sur la règle du vrai, il faut que nous ayons une règle avouée et reconnue, par laquelle nous puissions juger de la bonté de cette autre règle : et afin que nous ayons cette seconde règle avouée et reconnue, il faut auparavant décider la controverse que nous avons entre nous sur la règle de vérité. Ainsi la dispute tombant dans le moyen que nous avons appelé le Diallèle, (le cercle vicieux) on ne fait plus comment trouver une règle de vérité : d'autant plus que nous ne permettons pas aux dogmatiques, d'établir une règle de vérité par supposition; et que, s'ils veulent juger d'une règle de vérité par une autre règle, et ainsi de suite, nous les réduirons au moyen que nous avons appelé le progrès à l'infini.

De plus comme la démonstration a besoin d'une règle du vrai et du faux qui soit démontrée, et que la règle du vrai et du faux a besoin d'une démonstration jugée telle : les voilà encore réduits au Diallèle. Mais quoique ces choses puissent suffire, selon nous, pour faire voir la témérité des dogmatiques, à l'égard de ce qu'ils disent de la règle de vérité; néanmoins, afin que nous puissions les réfuter en diverses manières, il ne sera pas hors de propos de nous arrêter sur cette matière.

Notre intention n'est pas de reporter en détail toutes les opinions des dogmatiques touchant la règle du vrai et du faux. (Car il y a eu là dessus des différences de sentiments infinies ; et ainsi il faudrait nous écarter de la juste méthode de la dispute pour les examiner tous.) Mais, comme on peut considérer trois choses par rapport à cette règle; celui qui juge, l'instrument par lequel il juge, et l'exemplaire sur lequel il juge : nous examinerons, toutes ces choses en particulier, et nous montrerons par là que cette règle de vérité est incompréhensible. De cette manière nous traiterons la chose avec méthode, et notre réfutation sera plus parfaite et plus accomplie.

Commençons par le juge du vrai et du faux. En réfutant ce que les dogmatiques disent sur cet article, nous rendrons fort douteux ce qu'ils disent sur les deux autres.

Chap. V. Du Critérium à quo, c'est-à-dire, de celui qui doit juger de la vérité.

Quand je considère ce que les dogmatiques disent de l'homme, non seulement il me semble que l'homme est une chose incompréhensible, mais je crois encore que l'on ne saurait en avoir une connaissance même légère et superficielle qui fait juste. Nous voyons dans Platon, Socrate qui dit qu'il ne sait s'il est plutôt homme que quelque autre chose. Et quand les dogmatiques veulent donner une notion de l'homme, premièrement ils ne s'entendent point entre eux; et ensuite, ils ne disent quelquefois que des choses ridicules. Démocrite dit que l'homme est ce que nous connaissons tous. Selon quoi nous ne connaîtrons donc point l'homme, parce que nous connaissons aussi le chien ; ou il s'ensuivra de là qu'un chien, que nous connaissons, est aussi un homme. Il y a de plus quelques hommes que nous ne connaissons pas ; et par conséquent ils ne seront pas hommes. Bien plus, suivant cette notion on pourra dire qu'il n'y a aucun homme. Car si Démocrite veut dire qu'il faut qu'un homme sait connu de tous, comme aucun homme n'est connu de tous, il n'y aura aucun homme selon sa pensée. Il est évident que ce ne sont point ici des subtilités de sophiste, et la doctrine de ce philosophe n'est point éloignée de ce que je dis. Car il prétend qu'il n'y a rien autre chose, à parler véritablement, que du vide et des atomes, lesquels deux principes sont, à ce qu'il dit, non seulement dans les animaux, mais encore dans tous les composés. Mais par ces principes là nous ne pourrons pas connaître ce qui est propre à l'homme, parce qu'ils sont communs à toutes choses, et que rien autre chose que ces principes, ne se présente à nous. Nous n'avons donc rien par où nous puissions distinguer l'homme d'avec les autres animaux, et en avoir une connaissance intellectuelle qui sait claire et évidente.

Épicure dit que l'homme a une certaine forme et est animé : et suivant ce philosophe encore, il ne faut que montrer un homme pour le faire connaître, et celui qu'on ne montre pas n'est pas homme. Et si un homme montre une femme, l'homme ne sera pas homme; et si c'est une femme qui montre un homme, la femme ne sera pas de l'espèce humaine. Nous inférerons encore la même chose de la diversité des circonstances, que l'on peut connaître par le quatrième des dix moyens de l'Époque.

D'autres philosophes disent que l'homme est un animal raisonnable, mortel, capable d'intelligence et de science. Or comme dans le premier moyen de l'Époque nous avons fait voir, qu'aucun animal n'est privé de raison, et que tous les animaux sont capables d'intelligence et de science, selon ce que les dogmatiques disent eux-mêmes ; nous ne saurons pas ce qu'ils veulent dire par leur définition de l'homme. De plus: ou bien ils diront que ces accidents qu'ils ajoutent dans la définition, sont dans l'homme actuellement ; ou bien ils diront qu'ils y sont seulement en puissance. S'ils y sont actuellement, celui-là ne sera pas homme qui n'aura pas encore une science parfaite, ni une parfaite raison, et qui n'est pas dans l'état de mort; car c'est là être actuellement mortel. Que s'ils disent que ces accidents sont dans l'homme seulement en puissance, celui-là ne sera donc point homme qui a une parfaite raison, et qui a acquis une grande science et une grande intelligence, ce qui est encore plus absurde, que ce que nous disions auparavant. Il paraît donc que nous ne pouvons avoir aucune notion de l'homme.

Aussi, quand Platon veut que l'homme soit un animal sans plumes, à deux pieds, à larges ongles, capable de science, ou de conduite politique; il ne prétend pas dire cela affirmativement : car homme étant selon lui du nombre des choses qui naissent ou qui se forment toujours, et qui ne sont pas encore véritablement ; comme on ne peut rien prononcer affirmativement touchant ce qui n'est pas encore, comme il le dit lui même, il s'ensuit qu'il n'aurait pas voulu passer pour avoir donné cette définition précédente d'un ton affirmatif, et qu'il ne prétendait, en la donnant, autre chose que d'approprier, selon sa coutume, ses expressions à ce qui lui paraissait vraisemblable.

Mais accordons leur que l'on peut avoir quelque légère idée de l'homme, nous trouverons toujours que l'homme est une chose incompréhensible. Il est composé d'âme et de corps; mais le corps et l'âme sont deux choses incompréhensibles : donc le tout, qui est l'homme, l'est aussi.

Prouvons que le corps est incompréhensible. Les accidents d'une chose sont différents de la chose dont ils sont les accidents: ainsi quand une couleur, ou quelque chose de semblable se présente ou se fait sentir à nous, la raison veut que nous disions qu'il n'y a que les accidents, qui se font sentir à nous, et non pas le corps même. D'ailleurs on dit que le corps a trois dimensions: nous devons donc comprendre la longueur, la largeur, et la profondeur. Mais si la profondeur se présentait à nos sens, nous connaîtrions quand de l'or serait argenté : ainsi le corps est incompréhensible.

Maintenant laissant là le corps, nous trouverons que l'homme est incompréhensible par ce que son âme l'est. Voici comme nous nous en convaincrons. Pour passer sous silence les disputes infinies et inexplicables des philosophes, qui ont disputé touchant l'âme ; les uns ont dit que l'âme n'est rien, qu'elle n'existe pas, comme entre autres Dicéarque de Messénie; d'autres ont dit qu'elle existe; et d'autres se sont abstenus de juger de cette controverse. si les dogmatiques disent que la décision de cette dispute est impossible ; il faudra qu'ils accordent que l'âme est une chose incompréhensible. S'ils disent qu'elle peut être décidée, qu'ils disent par quel moyen ils la décideront. Ils ne le peuvent pas par les sens, puisqu'ils prétendent qu'elle doit être conçue et connue par l'entendement, et par la raison. S'ils disent que cette question sera décidée par l'entendement ; nous répondrons qu'il n'y a rien dans l'âme dont on sait moins certain que de l'existence et de la nature de l'entendement, comme on le peut voir par ceux, qui conviennent bien entre eux de l'existence de l'âme, mais qui sont en grande dispute les uns avec les autres à l'égard de l'entendement. Si donc ils veulent comprendre ce que c'est que l'âme par l'entendement et décider par ce moyen la controverse de l'âme; ils prétendront juger et éclaircir une chose contestée par une autre chose, qui l'est encore plus, ce qui est absurde. Ainsi on ne pourra pas décider, non pas même par le raisonnement, la controverse de l'âme : et par conséquent il n'y aura rien où on la puisse décider. Ce qui étant ainsi, il faut avouer que l'âme est une chose incompréhensible : d'où il suit que l'homme aussi est une chose incompréhensible.

Mais accordons encore que l'on comprenne ce que c'est que l'homme. Je dis qu'après tout on ne pourra peut-être prouver en aucune manière que l'homme doive être le juge de la vérité des choses ; le Critérium a quo. Car si quelqu'un veut dire que les choses doivent être décidées par l'homme, ou il avancera cela sans démonstration, ou il le prouvera par une démonstration. Mais il ne peut pas dire cela avec démonstration ; car il faut que sa démonstration sait jugée et reconnue pour vraie: mais, comme nous n'avons point encore de juge reconnu et avoué, par qui cette démonstration puisse être jugée, puisque nous le cherchons; nous ne pouvons point juger de la démonstration, ni par conséquent démontrer que l'homme fait le juge, ou le Critérium a quo, dont il s'agît maintenant. Que si on dit sans démonstration que les choses doivent être jugées par l'homme; on ne méritera pas d'être cru. Ainsi nous ne pourrons point assurer que l'homme fait le juge du vrai et du faux, ou le Critérium a quo.

Mais encore, qui est-ce qui pourra juger que l'homme soit le juge, du vrai et du faux? Si on dit que l'homme est le juge, sans que cela ait été jugé comme vrai, on ne méritera pas d'être cru ; et si on prouve qu'il est le juge, parce que cela a été jugé ainsi par l'homme, on prendra pour preuve cela même qui est en controverse. Que si on dit que cela a été jugé par quelque autre animal, comment pourra-t-on admettre cet animal, pour juger que l'homme est le juge de la vérité? Car si cet animal juge, sans que son jugement ait été reconnu et jugé comme vrai, on ne le croira pas : que si son jugement est approuvé, on demandera par qui. S'il est approuvé par l'animal lui-même, c'est la même absurdité que ci-dessus ; et s'il est approuvé par un homme, voilà le Diallèle, ou le cercle vicieux. Que si le jugement de cet animal est approuvé par quelque autre que par lui même, et que par l'homme, il faudra chercher un juge qui décide de la validité de ce jugement, et ainsi de suite à l'infini. Ainsi nous ne pourrons jamais dire, que les choses doivent être jugées par l'homme.

Accordons néanmoins que l'on dise et que l'on croie que les choses doivent être jugées par l'homme. Comme il y a une grande diversité entre les hommes, nous demanderons d'abord que les dogmatiques conviennent entre eux, s'il faut suivre le sentiment de cet homme-ci, ou de celui-là, avant que d'exiger que nous suivions aussi le sentiment de cet homme. Mais s'il est vrai, que tant que l'eau coulera, tant que les arbres porteront des feuilles, ils disputeront pour savoir qui d'entre eux doit être le juge des choses; comment peuvent-ils nous presser avec tant de hardiesse de suivre le sentiment de qui que ce soit?

S'ils disent qu'il faut ajouter foi au sage. A quel Sage leur demanderons-nous? Est-ce à celui, qui est sage selon Épicure ; ou à celui qui est sage selon les Stoïciens ; ou à celui qui fera de la secte de philosophes Cyniques? jamais ils ne s'accorderont pour nous donner une réponse. si quelqu'un nous demande que nous laissions là la question du sage, et que nous ajoutions foi à celui qui est plus prudent que tous les autres; d'abord les dogmatiques se diviseront entre eux pour savoir, lequel est le plus prudent : mais ensuite quand on voudrait accorder, que du commun consentement de tous les dogmatiques, on en peut trouver quelqu'un qui surpassé en prudence tous ceux qui sont et qui ont été, ce quelqu'un là ne sera pas encore pour cela digne de foi. Car comme il y a des degrés presque infinis de perfection, ou d'imperfection dans la prudence, nous répondrons que cet homme, si l'on veut, est plus prudent que ceux qui ont été et qui sont à présent, mais qu'il se peut faire qu'il vienne quelqu'un dans la suite qui sera plus prudent que lui. Comme donc on exige de nous, que nous ajoutions foi à celui qui passe aujourd'hui pour plus prudent que ceux qui sont et qui ont été, à cause de sa prudence ; ainsi il faut attendre d'ajouter foi plutôt à celui qui viendra, et qui sera plus prudent que celui à qui on veut que nous ajoutions foi aujourd'hui. Et quand cet homme là sera venu, on pourra encore espérer qu'il y en aura un autre après lui plus prudent que lui, et encore un autre plus prudent que celui que l'on attend, et ainsi jusqu'à l'infini.

De plus on ne peut pas savoir si ces hommes prudents que l'on attend, s'accorderont avec celui d'à présent ; ou s'ils débiteront des choses contraires et opposées: ainsi encore que l'on avouerait qu'il y a quelque homme plus prudent que ceux qui sont, et qui ont été, comme nous ne pourrons pas assurer qu'il n'y en aura aucun plus prudent que cet homme, (car cela est obscur) il faudra toujours attendre le jugement d'un homme plus prudent qui pourra venir, et ne jamais acquiescer à celui qui est actuellement le plus habile homme.

Accordons encore qu'il n'y a eu, et qu'il n'y aura jamais aucun homme plus prudent que celui que l'on suppose être le plus prudent de tous; je dis que, quand cela serait, il n'est point à propos de le croire. Car comme ceux qui ont de la prudence, ont de coutume plus que les autres, en établissant leurs sentiments, de faire en sorte que les opinions défectueuses dont ils entreprennent la défense, paraissent vraies et exemptes de défauts; quand cet habile homme, que l'on suppose, nous affirmera quelque chose, nous ne saurons pas s'il nous l'expose telle qu'elle est de sa nature, ou s'il n'avance pas comme vrai, ce qu'il fait être faux : nous ne saurons pas s'il ne nous veut pas faire croire, comme vraie, une chose fausse : vu qu'étant plus habile homme que tous les autres, nous ne saurions le réfuter. C'est pourquoi, quoiqu'il passe pour le vrai juge des choses, nous ne l'en croirons pas davantage, parce que nous penserons qu'à la vérité il se vante de dire vrai dans tout ce qu'il dit, mais que peut-être il a intention de nous faire croire des choses fausses comme vraies, ce qui lui est facile à cause qu'il a beaucoup d'esprit et de subtilité.

Voilà les raisons pour lesquelles on ne doit point ajouter foi à celui là même qui serait le plus habile et le plus subtil de tous les hommes, lorsqu'il s'agit de juger des choses. Si maintenant quelqu'un prétendait qu'il faut s'en rapporter au consentement de plusieurs, nous répondrons que c'est là une prétention vaine. Car premièrement le vrai, est peut-être rare, et il se peut faire qu'un seul homme sait plus prudent que plusieurs. Ensuite il y a plus de personnes qui soient discordantes entre elles sur la question de la règle du vrai, qu'il n'y en a qui s'accordent sur ce point : car ceux qui nous ont donné quelque règle que ce fait de vérité, différente de celle dont il semble que les autres conviennent, contredisent à cette règle reçue, et ils sont tous ensemble en plus grand nombre que ceux qui reçoivent celle là d'un commun consentement.

De plus ceux qui s'accordent ensemble recevoir une règle de vérité, sont ou affectés diversement, ou affectés d'une même manière. On ne peut pas dire qu'ils soient affectés diversement, au moins par rapport au consentement qui est entre eux sur cette règle: car comment pourraient-ils dire en ce cas là la même chose touchant une même chose ? Que s'ils sont affectés d'une seule et même manière, tout de même aussi, et celui qui est d'un sentiment différent, est affecté d'une seule manière, et ceux qui s'accordent avec lui sont tous affectés d'une seule et même manière : d'où il suit qu'eu égard aux manières dont nous sommes affectés ou aux dispositions que nous suivons, il n'y a point de différence entre la manière dont une multitude est affectée, et entre celle dont un seul homme est affecté. Ainsi il ne faut pas suivre plusieurs plutôt qu'une seule personne.

Je ne dis rien de la différence incompréhensible des jugements, qui se trouve dans une aussi grande multitude qu'est celle des hommes, comme je l'ai dit dans le quatrième moyen de l'Époque ; y ayant une quantité innombrable d'hommes, si on les prend chacun en particulier, et n'étant pas possible de parcourir tous leurs jugements, et de prononcer ensuite quels jugements sont appuyés sur plus ou sur moins de voix parmi tous les hommes. D'où il suit encore, qu'il est absurde de préférer quelques juges à d'autres sous prétexte qu'ils sont en plus grand nombre.

Concluons de tout ce que si nous avons dit, que le Critérium a quo, ou le juge du vrai et du faux, est une chose incompréhensible. Or comme ce Critérium renferme les deux autres, un chacun d'eux étant ou une partie, ou une disposition passive, ou une action de l'homme que l'on suppose être le Critérium a quo, il aurait peut-être été à propos de les omettre pour passer à d'autres choses ; ce que nous avons dit sur le premier, paraissant suffire pour les deux autres. Mais afin que l'on ne croie pas que nous voulons éviter de réfuter en particulier ce que les dogmatiques disent du Critérium per quod et du Critérium secundum quod, nous en dirons quelque chose par surabondance de droit, en commençant par le Critérium per quod.

Chap. VI. Du Critérium per quod, c'est-à-dire, de l'instrument par lequel en prétend juger de la vérité.

Il y a eu parmi les dogmatiques une grande controverse et presque infinie, sur cette question de l'instrument par lequel on doit juger des choses. Mais pour observer ici une méthode juste, nous dirons que, supposé, comme ils le prétendent, que l'homme fait le juge des choses, il n'y a en lui que son entendement et ses sens, dont il puisse se servir pour en juger, comme eux-mêmes l'avouent. si donc nous montrons qu'il ne peur pas juger des choses par ses sens seulement, ni par son entendement seul, ni par tous deux ensemble, nous renverserons toutes leurs opinions particulières tout à la fois; car elles peuvent être toutes réduites à ces trois.

Commençons par les sens. Quelques-uns assurent que les perceptions passives des sens sont vaines, que rien de tout ce qu'ils semblent apercevoir n'est l'objet de leurs perceptions : quelques autres disent, que toutes les choses par lesquelles ils croient être mas, sont réellement à eux : et il y en a encore d'autres qui croient que quelques-unes de ces choses là sont aperçues par les sens réellement telles qu'elles sont, et non pas quelques autres. Dans une si grande diversité de sentiments nous ne saurions savoir qui sont ceux à qui nous devons ajouter foi : car nous ne déciderons pas cette controverse par les sens, puisque nous disputons si leurs perceptions sont vaines ou si elles sont fondées sur la vérité et sur la nature: mais nous la déciderons pas non plus par un autre moyen, puisque selon la supposition que les sens seuls sont les instruments par lesquels nous jugeons des choses, il n'y a aucun autre instrument de jugement dont nous puissions nous servir. Ce fera donc une chose que l'on ne pourra décider, et qui fera incompréhensible, de savoir si nos sens sont affectés d'une perception vaine, ou si cette perception est causée par quelque chose de réel. Ce qui étant ainsi, il s'enfuit que pour juger des choses nous ne devons pas employer les sens seuls, puisque nous ne pouvons pas dire qu'ils aperçoivent quoi que ce soit de réel. Accordons néanmoins que les sens ont la faculté d'apercevoir : on ne pourra point encore s'y fier, s'il s'agit de juger des objets extérieurs des sens ; car les sens sont mus d'une manière contraire par de mêmes objets sensibles et extérieurs. Par exemple, le goût à la présence du miel, a tantôt un sentiment d'amertume, et tantôt une sensation de douceur : la vue aperçoit quelquefois un même corps comme s'il était de couleur de sang, et quelquefois comme s'il était blanc : l'odorat n'est pas toujours d'accord avec lui même ; car un homme qui est sujet aux maux de tête, trouve désagréable le parfum liquidé ; qu'il trouve agréable s'il est autrement affecté : les inspirés et les frénétiques s'imaginent entendre des gens qui leur parlent, gens que nous n'entendons pas ; et une même eau peu chaude paraît incommode à ceux qui ont quelque inflammation, étant appliquée sur la partie enflammée, qui ne paraît que tiède aux autres.

Dira-t-on que toutes les apparences des sens, ou que toutes les imaginations sont vraies ; ou dira-t-on qu'elles sont en partie, vraies et en partie fausses ? Car de dire qu'elles sont toutes fausses, nous ne le pouvons pas, n'ayant aucune règle du vrai approuvée sans contestation, par laquelle nous puissions juger quel sentiment nous devons préférer aux autres; outre que nous n'avons aucune démonstration vraie et jugée telle, puisque nous cherchons encore une règle de vérité, par laquelle nous devons juger de la vérité de la démonstration.

Ainsi si quelqu'un prétend qu'il faut ajouter foi aux sens, quand ils sont dans leur état naturel, et non quand ils n'y sont pas, il dira une absurdité. Car s'il dit cela sans rien démontrer, on ne le croira pas, et s'il le veut démontrer, il ne le pourra pas, à cause de ce que nous avons dit, qu'on ne peut pas avoir à cet égard une démonstration vraie qui fait reconnue et jugée telle. Mais de plus, quand on accorderait que les perceptions de ceux qui sont dans leur état naturel, sont dignes de foi, mais non pas de ceux qui n'y sont pas ; on trouvera encore après cette concession, qu'il est impossible de juger par les sens seuls des objets extérieurs. Car la vue, lors même qu'elle est dans son état naturel, nous représente une même tour quelquefois ronde et quelquefois carrée: et le goût représente les mêmes viandes comme désagréables à ceux qui sont rassasiés, qu'il représente comme agréables à ceux qui ont bon appétit: et l'ouïe aperçoit de nuit comme forte une voix qui paraît faible et sourde en plein jour : une odeur qui paraît désagréable à la plupart du monde, ne paraît point cela aux couroyeurs : et à l'égard du toucher, avant que d'entrer dans l'appartement chaud du bain, on a chaud dans l'appartement tiède qui y joint, et on a froid dans ce même appartement tiède, au sortir de l'appartement chaud. Puis donc que les sens mêmes qui sont dans leur état naturel, sont sujets à avoir des perceptions contraires des mêmes objets, et qu'il n'est pas possible de décider cette controverse, parce que l'on n'a point un juge avoué et reconnu indubitablement pour juger des apparences des sens; c'est une conséquence qu'il faut toujours rester dans les mêmes doutes. On pourrait, pour confirmer ce que je dis, rapporter ici plusieurs choses que nous avons dites en parlant des moyens de l'Époque ; mais ceci suffit pour faire voir, que peut-être n'est-il pas vrai que les sens seuls puissent juger des objets extérieurs. Ainsi passons à l'entendement.

Ceux qui veulent que l'on suive l'entendement seul pour juger des choses, doivent prouver d'abord qu'il y a un entendement. Mais ils ne pourront jamais faire comprendre que cela puisse être démontre. Gorgias dit que rien n'existe, non pas même l'entendement; et d'autres disent que l'entendement est une chose existante. Comment décideront-ils cette controverse? Ce ne fera pas par l'entendement, autrement ils usurperont, comme déjà prouvé, ce qui est en question. Ce ne sera pas non plus par autre chose, puisqu'ils supposent ici qu'on doit se servir de l'entendement seul pour juger des choses. C'est donc une chose que l'on ne peut décider, et qui est incompréhensible, de savoir si l'entendement existe ou non. D'où on peut conclure qu'il ne faut pas suivre l'entendement seul dans le jugement des choses, puisqu'on ne l'a pas encore compris, et qu'on ne peut pas prouver s'il existe.

Mais accordons que l'on conçoive ce que c'est que l'entendement, et que son existence fait une chose avouée : je dis qu'il ne peut pas juger des choses. Car s'il ne connaît pas exactement lui-même, s'il est douteux et discordant avec lui même lors qu'il s'agit de définir quelle est sa nature, son origine, le lieu où il est ; comment pourra-t-il comprendre exactement quoi que ce soit des autres choses.

Ensuite quand on accorderait que l'entendement a la faculté de discerner et de juger; comment pourrons nous trouver le moyen de nous en servir pour bien juger ? Il y a une diversité d'entendements : autre est celui de Gorgias, suivant lequel il dit que rien n'existe : autre est celui d'Héraclite, selon lequel il dit que toutes choses existent: (qu'il n'y a point de fausses apparences :) autre est celui de ceux qui disent qu'il y a quelques choses qui existent, et quelques autres qui n'existent pas. Nous ne saurions trouver aucun moyen de choisir avec discernement entre ces différences des entendements, et nous ne pourrons point dire s'il nous faut suivre l'entendement de celui-ci plutôt que l'entendement de celui-là. Car si nous entreprenons de juger par quelqu'un de ces entendements particuliers, alors en nous joignant à un parti opposé aux autres, nous usurperons, comme déjà prouvé, ce qui est en dispute entre tous : et si nous voulons juger par quelque autre chose que par l'entendement, nous nous écarterons de la thèse, qui dit qu'il faut juger des choses par l'entendement seul.

Outre cela, on peut démontrer, suivant ce que nous avons dit en parlant du Critérium a quo, que nous ne pouvons pas savoir quel est l'entendement qui est le plus pénétrant de tous,et que, quand nous aurions trouvé un entendement plus pénétrant que tous ceux qui sont et qui ont été, nous ne devrions pas pour cela suivre son jugement ; parce qu'il est incertain, s'il n'en viendra point encore quelque autre plus pénétrant que celui là. Enfin quand on supposerait un entendement qui surpasserait tous les autres par sa pénétration et par son discernement, cependant nous n'accorderons point notre assentiment à celui qui jugera par cet entendement là, dans la crainte que nous aurons, que cet homme ayant un entendement fort subtil, ne nous veuille persuader comme vraie, une fausse raison qu'il nous débitera. Concluons et disons que l'entendement seul ne peur pas juger des choses.

Il reste à dire que nous devons juger des choses par les sens et par l'entendement ensemble. Mais cela ne se peut encore ; tant s'en faut que les sens dirigent l'entendement, comme de sûrs guides pour parvenir à la connaissance des choses, qu'au contraire ils lui sont souvent opposés. parce que le miel est amer aux uns et doux aux autres, Démocrite dit qu'il n'est ni doux ni amer ; et Héraclite dit qu'il est l'un et l'autre. Il faudra raisonner de même des autres sens, et des choses qui s'aperçoivent par les sens. Si donc l'entendement se règle sur les rapports des sens, il faudra qu'il dise des choses toutes contraires et opposées les unes aux autres: or cela ne convient pas à une règle de vérité qui aurait la faculté de faire comprendre la vérité et de la distinguer d'avec la fausseté.

Mais encore, faudra-t-il que nous jugions des choses par les sens et par les entendements de tous les hommes, ou seulement par ceux de quelques uns. La première de ces choses est impossible, vu les discordances infinies qui se rencontrent dans les sens et dans les entendements de tous ; outre que dans cette universalité, l'entendement de Gorgias y est compris, lequel entendement prononce qu'il ne faut suivre ni le jugement des sens, ni celui de l'entendement: ce qui fait que l'on s'exposerait à une fâcheuse rétorsion, si on soutenait qu'il faut suivre les entendements et les sens de tous.

Que si on dit que nous devons juger des choses seulement par les entendements et par les sens de quelques uns; comment pourra-t-on juger qu'il faut s'attacher à ces sens et à ces entendements en particulier et non pas à d'autres ; vu que ceux qui voudraient dire cela, n'ont point de règle certaine et démontrée, par laquelle ils puissent juger de la diversité des sens et des entendements ? S'ils disent que nous devons juger des sens et des entendements par les sens et par les entendements ; ils usurperont, comme prouvé et comme reçu pour règle de jugement, cela même dont on dispute.

Ajoutons encore ceci. Faudra-t-il juger des sens et des entendements par les sens, ou des sens et des entendements par les entendements ; ou des sens par les sens, et des entendements par les entendements; ou des entendements par les sens, et des sens par les entendements.? Si on veut juger des sens et des entendements, ou par les sens seuls ou par l'entendement seul, on sortira de la thèse qui dit qu'on doit juger par les sens et par l'entendement joints; et choisissant ou les sens seuls ou l'entendement seul, on s'exposera aux difficultés que nous avons marquées ci dessus. Si on juge des sens par les sens et des entendements par les entendements; comme les sens sont opposés aux sens et les entendements aux entendements, si l'on choisit quelque chose dans cette discordance des rapports des sens pour juger des autres rapports des sens, on usurpera, comme prouvé, ce qui fait une partie de la dispute, et qui est une raison de douter: on l'usurpera, dis-je, pour juger des choses qui ne sont pas plus controversées, que ce que l'on prendra pour en juger. Appliquez ceci aux entendements qui sont aussi contraires les uns aux autres. Que si on veut juger des entendements par les sens, et des sens par l'entendement, on prouvera réciproquement l'une par l'autre deux choses également contestées et obscures ; on tombera dans le Diallèle, suivant lequel il faudra pour juger des sens, avoir auparavant jugé des entendements, comme il fera nécessaire pour examiner les entendements, d'avoir auparavant examiné les sens.

Puis donc que l'on ne peut juger d'aucune de ces deux régλes prétendues de vérité par aucune règle de même genre, ni de toutes deux ensemble par une seule des deux, ni, en permutant, de la première par la seconde, et de la seconde par la première; nous ne pourrons point préférer un entendement à un autre, ni un sens à un autre semblable sens : et par conséquent nous n'aurons point de règle pour juger de quoi que ce fait. Car si nous ne pouvons juger par les sens et par les entendements de tous, et si nous ignorons par quels entendements et par quels sens nous devons juger ; il ne nous restera plus rien dont nous puissions nous servir pour juger; et par conséquent il ne pourra point y avoir de Critérium per quod, ou d'instrument pour parvenir à la connaissance de la vérité.

Chap. VII. Du Critérium secundum quod, c'est-à-dire, de l'exemplaire suivant lequel on doit juger des choses.

Examinons maintenant l'exemplaire suivant lequel on prétend que l'on juge des choses. Voici d'abord ce que nous en pouvons dire: c'est que nous ne pouvons pas avoir une connaissance même légère et imparfaite de l'évidence, que quelques dogmatiques disent être cet exemplaire. Les stoïciens disent que l'évidence est une impression dans la partie principale de l'âme. Comme donc l'âme et la principale partie de l'âme sont, selon eux, une espèce de souffle ou de respiration légère, ou quelque chose de plus subtil que ce souffle ou que cette espèce d'air, on ne saurait s'imaginer qu'elle puisse être capable de recevoir aucune impression fait par l'enfoncement, fait par l'élévation des parties, ou par une certaine vertu altératrice qu'ils ont monstrueusement inventée. Car, si cela était, l'âme ne pourrait pas conserver la mémoire de tant de préceptes qui composent une science ou un art, lorsque de nouvelles altérations survenant, les premières seraient effacées par les secondes.

Mais, encore que l'on pût avoir quelque notion de l'évidence, elle ferait néanmoins incompréhensible. Car l'évidence étant une passion ou une impression passive dans la principale partie de l'âme, et cette principauté de l'âme étant incompréhensible, comme nous l'avons fait voir, nous ne comprendrons pas non plus cet état passif. Ensuite quand nous accorderions que l'évidence est compréhensible, il ne s'ensuit pas que nous puissions juger des choses par son moyen. Car l'âme ne s'applique pas par elle même aux objets de dehors, et elle ne conçoit pas les images des choses, par elle même, mais par les sens; et les sens ne conçoivent peut-être pas les objets extérieurs, mais seulement leurs propres perceptions passives. Ainsi l'imagination sera seulement conforme à la perception passive des sens, laquelle passion est différente de l'objet extérieur. Car le miel n'est pas la même chose que la perception de douceur que j'ai en mangeant du miel : et l'absinthe est toute différente de la perception d'amertume que ce breuvage me cause. Or si la perception passive est différente de l'objet extérieur, l'imagination frappée ne sera pas une représentation de cet objet, mais de quelque chose qui en sera toute différente. Si donc l'entendement juge sur cette représentation, il jugera mal, et non conformément à l'objet réel qui est présent aux sens. C'est pourquoi il est absurde de dire que l'on puisse juger des objets de dehors, sur le rapport de l'évidence qui est l'impression de l'âme. Car d'où est-ce que l'entendement saura si les perceptions passives des sens sont semblables aux choses qui s'aperçoivent par les sens, n'ayant par lui-même aucun commerce avec les choses de dehors, et les sens ne lui représentant point la nature de ces choses, mais seulement leurs propres perceptions à eux-mêmes, comme on le peut voir par ce que nous avons dit en parlant des moyens de l'Époque, au quatrième moyen ? Car comme celui qui ne connaît point Socrate, mais qui a vu son portrait, ne sait pas si cette image ressemble à Socrate ; ainsi l'entendement considérant les perceptions des sens, mais ne voyant pas les objets de dehors, ne pourra pas savoir si les passions des sens sont semblables à ces objets ; et par conséquent il ne pourra pas juger de ces objets sur le rapport de la faculté compréhensive de l'âme, non pas même par voie de ressemblance.

Donnons néanmoins par concession non seulement, que nous puissions nous imaginer et comprendre ce que c'est que l'imagination convaincue par l'évidence, mais encore, quelle est capable de juger des choses; (quoique nous ayons fait voir le contraire:) il s'ensuivra de là qu'il faudra ajouter foi à quelque imagination que ce fait, et aussi par conséquent à celle, suivant laquelle quelqu'un assurera que toutes les imaginations sont indignes que l'on y ajoute foi. Mais par là on s'exposera à cette rétorsion, qui consistera à dire, que toutes les imaginations, évidentes tant qu'il vous plaira, ne méritent pas tellement d'être crues, que l'on puisse juger des choses suivant leur rapport.

Que si l'on doit ajouter foi seulement à quelques imaginations évidentes, comment connaîtrons nous que l'on doit ajouter foi à celles ci, et non pas à celles là ? Car si on juge de cette difficulté sans le secours de l'imagination, on accordera tacitement, que cette faculté compréhensive est superflue pour juger des choses ; puisque l'on avouera que l'on peut juger de quelques choses sans son aide. Mais si on doit juger des choies avec le secours de la faculté compréhensive, comment prendrons nous une faculté compréhensive particulière, qui n'est ni jugée, ni prouvée, pour nous servir à juger des autres facultés compréhensives ? Il faudra que ceux qui en agiront ainsi, se servent d'une imagination pour juger des autres, et puis d'une seconde imagination pour juger de cette première, et ainsi de fuite jusqu'à l'infini. Mais on ne peut pas juger de cette enchaînure infinie de preuves. On ne peut donc trouver en aucune manière quelles sont les facilités compréhensives, que l'on doit employer comme des règles de vérité, et quelles sont celles dont on ne doit point se servir.

En un mot, si nous accordons que l'on doit juger des choses selon le rapport des fantaisies ou des imaginations, nous rétorquerons toujours ; et soit que l'on veuille que l'on ajoute foi à toutes, du bien à quelques unes seulement, et non pas à d'autres, nous en conclurons toujours que l'on ne doit pas prendre les imaginations compréhensives comme règles de vérité pour juger des choses.

En voilà allez pour ce court traité sur le Critérium secundum quod, ou sur la règle du vrai et du faux, suivant laquelle on prétend que l'on doit juger des choses. Au reste il faut savoir que nous ne prétendons pas prouver qu'il n'y a aucune règle de vérité, (car ce serait là une assertion dogmatique) mais, parce que les dogmatiques assurent sur des raisons qui ne sont que probables, qu'il y a quelque règle de vérité, nous leur avons opposé des raisons probables. Nous ne voulons pas assurer néanmoins que nos raisons soient vraies, ou plus probables que celles qui leur sont contraires ; mais à cause de leur probabilité, qui nous paraît être égale à celle des raisons que les dogmatiques établissent, nous concluons que nous devons nous abstenir de prendre parti, et de juger.

Chap. VIII. Du Vrai et de la Vérité.

Quand nous accorderions par supposition qu'il y a quelque règle de vérité, il se trouvera qu'elle sera inutile et vaine, si nous montrons par les dogmatiques eux-mêmes, que la Vérité n'existe point, et que le Vrai ne peut subsister. Voici comme nous montrons cela.

On dit que le Vrai est différent de la Vérité en trois manières, par sa substance, par sa constitution et par sa puissance. Par sa substance parce que le vrai est incorporel, le Vrai n'étant ou qu'une énonciation proprement dite, ou que quelque dit en général ; mais la Vérité est un corps, étant une science par laquelle on prononce ou on énonce tout ce qui est vrai. Car la science est l'âme elle même disposée d'une certaine manière, comme le poing est une certaine disposition de la main : mais l'âme est un corps, ou un souffle léger et subtil selon les dogmatiques.

On dit que le Vrai est différent de la Vérité par sa constitution, parce que le Vrai est quelque chose de simple; comme, je dispute: mais la Vérité consiste dans la connaissance de plusieurs choses vraies. On dit que le Vrai est différent de la Vérité en puissance ou en vertu, parce que la Vérité est accompagnée nécessairement de science, ce qui n'est pas nécessaire pour le Vrai. D'où vient que les dogmatiques disent que la Vérité ne se trouve que dans le sage, et que le Vrai se trouve dans le fou : car il peut arriver qu'un fou dise quelque chose de vrai.

Voilà ce que disent les dogmatiques. Mais nous, eu égard au dessein que nous nous sommes proposé d'être courts, nous ne parlerons que du Vrai : parce que le Vrai renferme ou suppose la Vérité, qui est un amas de connaissances ou de choses vraies. Derechef, comme il y a des raisons générales par lesquelles nous attaquons l'existence du Vrai, et des raisons particulières, par lesquelles nous prouvons que le Vrai n'existe pas dans le discours extérieur, ni dans l'idée ou la notion de l'entendement, nous nous contenterons d'expliquer pour le présent les raisons les plus générales. Car, comme le fondement d'un mur étant ruiné, tout ce qui était appuyé dessus est renversé ; de même aussi en renversant l'opinion de l'existence du Vrai, toutes les subtiles inventions des dogmatiques se trouveront enveloppées dans cette réfutation.

Chap. IX. S'il y a quelque chose qui soit naturellement vraie.

Les dogmatiques disputent entre eux sur le Vrai : quelques uns disent qu'il y a quelque chose de Vrai ; et d'autres qu'il n'y a rien de vrai. Cela étant on ne peut point décider cette controverse, parce que si celui qui dit qu'il y a quelque chose de vrai, le dit sans démonstration, on ne le croira pas, à cause que cela est contesté : et s'il veut apporter une démonstration et qu'il avoue qu'elle est fausse, il se réfutera lui-même : mais s'il dit que sa démonstration est vraie, il tombera dans le Diallèle. (Car il prouvera qu'il y a quelque chose de vrai par une démonstration qu'il dit être vraie mais qu'il ne peut prouver être vraie à moins qu'il n'ait prouvé qu'il y a quelque chose de vrai.) De plus on lui demandera une démonstration pour prouver que sa première démonstration est vraie, et encore une démonstration de cette seconde, et ainsi à l'infini. Mais on ne peut point démontrer ainsi à l'infini ; et par conséquent il faut dire qu'on ne peut connaître en aucune manière qu'il y ait quelque chose de vrai.

Bien plus. Ce quelque chose, qu'ils disent être le genre généralissime de toutes choses, est ou vrai ou faux ; ou bien, il n'est ni vrai ni faux ; ou bien il est vrai et faux tout ensemble. S'ils disent qu'il est faux, ils avoueront que toutes choses sont fausses: car comme, de ce que cette chose, qui est animal, est animée, il s'enfuit que tous les animaux en particulier sont animés; de même, si le quelque chose qui est le genre généralissime de toutes choses est faux, toutes les choses particulières seront fausses aussi, et il n'y aura rien de vrai ; mais de là on conclura aussi qu'il n'y a rien de faux. Car cette proportion, toutes choses sont fausses, sera fausse aussi parce qu'elle est quelque chose : et comme cette proposition particulière, il y a quelque chose de faux, est comprise dans la générale qui est fausse, elle fera fausse aussi, et par conséquent|étant faux que toutes choses soient fausses, et qu'il y ait quelque chose de faux, il n'y aura rien de faux.

Que si le quelque chose généralissime est vrai:, toutes choses seront vraies ; mais on inférera de là, qu'il n'y a rien de vrai, parce que cette proposition, il n'y a rien de vrai, étant quelque chose, sera vraie aussi.

Si ce quelque chose est vrai et faux tout ensemble, toutes les choses particulières qui sont fous ce genre feront aussi vraies et fausses en même temps : d'où on conclura qu'il n'y a rien qui soit vrai de sa nature, parce que ce qui est vrai par sa nature, ne peut en aucune manière être faux.

Enfin si ce quelque chose n'est ni vrai ni faux, il faudra avouer que toutes les choses particulières, qui sont sous ce genre n'étant ni vraies ni fausses, ne feront rien et n'existeront point. Voilà donc des raisons qui nous empêchent de savoir évidemment si le Vrai existe.

Ajoutons encore ceci. Ou bien il n'y a que les choses évidentes qui soient vraies, ou bien il n'y a que les choses obscures qui le soient,.ou bien entre les choses vraies il y en a quelques unes qui sont obscures, et quelques unes qui sont évidentes : mais rien de tout cela n'est vrai ; comme nous le démontrerons: donc il n'y a rien de vrai.

Si les dogmatiques disent que les choses évidentes seulement sont vraies, ou bien ils diront qu'elles le sont toutes, ou bien ils diront qu'il n'y en a que quelques unes qui le soient. S'ils, disent qu'elles sont toutes vraies, ils s'exposeront à une rétorsion : car on leur dira qu'il paraît évident à quelques-uns qu'il n'y a rien de vrai. S'ils disent qu'il n'y a que quelques choses évidentes qui soient vraies, personne ne pourra dire sans quelque preuve de sa distinction, que celles-ci soient véritables, et celles là fausses, quoiqu'elles soient toutes évidentes. Mais en se servant de sa preuve de distinction, ou il dira que cette preuve est évidente,ou il dira qu'elle est obscure: or il ne peut pas dire qu'elle fait obscure ; car on suppose ici que les choses vraies sont évidentes : (il se réfuterait donc lui même. ) Que s'il dit que sa preuve de distinction est évidente, comme on ne fait encore quelles choses évidentes sont vraies et quelles choses évidentes sont fausses, sa preuve prétendue évidente, qu'il aura prise pour la distinction des choses vraies qui sont évidentes, aura besoin d'une autre preuve distinctive d'évidence vraie; et celle ci d'une autre, et ainsi de suite à l'infini : or il est impossible de juger ainsi des choses à l'infini. On ne peut donc comprendre en aucune manière s'il n'y a que les choses évidentes qui soient vraies.

Si quelqu'un dit que les choses obscures seules sont vraies, il ne dira pas qu'elles le soient toutes: car il ne dira pas, par exemple, qu'il soit également vrai que le nombre des étoiles est pair, ou qu'il est impair. S'il dit donc qu'il n'y a que quelques choses obscures qui soient vraies, comment jugerons-nous que ces choses obscures-ci sont vraies, et que ces obscures là sont fausses? On ne pourra pas en juger par quelque chose d'évident: (car on suppose à présent que les seules choses obscures sont vraies:) mais, si nous voulons examiner par une chose obscure quelles sont les choses obscures qui sont vraies et qu'elles sont les obscures qui sont fausses, cette chose obscure aura besoin encore d'une autre chose obscure pour l'examiner, et celle-ci d'une autre, et ainsi jusqu'à l'infini. Ce ne sont donc pas les choses obscures seules qui sont vraies.

Nous voilà donc réduits à dire que les choses sont en partie évidentes, et en partie obscures ; mais c'est encore là une absurdité. Car, ou toutes les choses tant évidentes qu'obscures sont vraies ; ou quelques choses évidentes sont vraies, et quelques choses obscures sont vraies. Si on dit que toutes choses, tant les évidentes que les obscures, sont vraies, on s'exposera à une rétorsion, parce qu'il faudra que l'on avoue aussi, qu'il est vrai qu'il n'y a rien de vrai ; et il faudra dire qu'il est vrai que le nombre des étoiles est pair, et qu'il est vrai qu'il est impair. Que si nous disons que quelques choses qui nous paraissent évidentes sont vraies, et que quelques choses obscures sont vraies aussi ; comment jugerons-nous que ces choses évidentes-ci sont vraies et que ces choses évidentes-la sont fausses? Si nous voulons juger de cela par une chose évidente, nous donnerons dans le progrès à l'infini : et si nous en voulons juger par une chose obscure, comme les choses obscures ont besoin aussi d'être examinées, comment jugerons-nous de cette chose obscure? Sera-ce par une chose évidente? Nous tomberons dans le Diallèle. Sera-ce par une chose obscure ? Nous tomberons dans le progrès à l'infini.

Il faudra dire le même à l'égard des choses obscures. Car celui qui voudra juger de ces choses obscures, par quelque chose d'obscur, tombera dans le progrès à l'infini, et celui qui en voudra juger par quelque chose d'évident, tombera encore dans le progrès à l'infini, s'il veut prouver ce qu'il a pris pour évident, par ce qui lui paraît évident. Et s'il va de l'évident à l'obscur, pour juger de l'obscur, il tombera dans le Diallèle. Il est donc faux que quelques choses vraies soient évidentes, et que quelques-unes soient obscures, comme on le prétend.

Si donc ni les choses évidentes seules ni les choses obscures seules, ni quelques choses évidentes, ni quelques choses obscures ne sont point vraies, il n'y a rien de vrai. Mais s'il n'y a rien de vrai, et que le Critérium fait une règle qui nous doive faire juger et distinguer ce qui est vrai, ce Critérium est une chose vaine et inutile, quand même nous dirions par concession qu'il y en a un.

Que si nous devons nous abstenir de prononcer s'il y a quelque chose de vrai, il en faut conclure, que ceux-là parlent témérairement qui disent que la dialectique de la connaissance des choses vraies et fausses, et de celles qui ne sont ni vraies ni fausses. Au reste, comme nous avons fait voir, que l'on se saurait trouver aucune règle de vérité, il faut dire, que personne ne saurait plus rien établir de certain sur toutes les choses qui passent pour évidentes suivant les décidons des dogmatiques, ni touchant celles qui passent pour obscures. Car si nous sommes obligés de nous abstenir de juger des choses qui passent pour évidentes, comment oserons-nous décider touchant les choses obscures, dont les dogmatiques disent qu'ils ne peuvent les reconnaître que par les choses évidentes ?

Néanmoins par surcroît de preuves, nous disputerons encore sur les choses obscures en particulier: et parce qu'il semble qu'on peut les comprendre, et les connaître avec quelque assurance, par le moyen du signe et de la démonstration, nous ferons voir que l'on doit s'abstenir d'accorder son assentiment au signe et à la démonstration. Commençons par le signe ; aussi bien est-ce un genre, qui semble renfermer dans son étendue, la démonstration comme une espèce de signe.

Chap. X. Du Signe.

Toutes choses sont telles (selon les dogmatiques) que les unes sont évidentes, et les autres obscures. Les choses obscures, selon ces philosophes, sont ou obscures tout à fait et pour toujours, ou obscures pour quelque temps, ou obscures de leur nature. Ils disent que les choses évidentes sont celles qui se font connaître à nous par elles mêmes ; comme, par exemple, qu'il est jour. Ils ajoutent que les choses tout à fait obscures sont celles dont la nature ne permet pas que nous les comprenions ; comme de savoir si le nombre des étoiles est pair. Que celles; qui sont obscures pour un temps sont celles qui étant évidentes de leur nature, nous sont néanmoins obscures pour quelque temps, à cause de certaines circonstances extrinsèques ; comme la ville d'Athènes, où je n'ai pas encore été m'est obscurément connue pour un temps. Que les choses obscures de leur nature sont celles dont la nature ne permet pas qu'elles nous soient évidentes ; comme les pores du corps que nous nous imaginons par la pensée, car on n'aperçoit jamais ces pores par eux mêmes, mais on peut croire qu'on les connaît par d'autres choses, comme par les sueurs ou par quelque autre chose semblable.

Les dogmatiques disent donc, que les choses évidentes n'ont pas besoin de signe, parce qu'on les connaît par elles mêmes, et que les choses tout à fait obscures n'en ont pas besoin non plus, parce qu'on ne peut aucunement les connaître. Mais que celles qui sont incertaines pour quelque temps, et celles qui sont incertaines de leur nature, se connaissent par des signes, non pas toutes par de mêmes signes, mais les incertaines, ou obscures pour un temps par des signes d'avertissement, et celles qui sont obscures de leur nature, par des signes d'indication ; il y a donc, selon eux, des signes d'avertissement et des signes d'indication.

Ils appellent signe d'avertissement, celui qui s'étant présenté quelquefois évidemment avec la chose signifiée, et ayant été observé clairement avec cette chose, nous en rappelle le souvenir, dès qu'il tombe sous nos sens, quoique la chose alors fait cachée; parce qu'il a été observé autrefois avec elle, et qu'il tombe fous les sens maintenant avec évidence : comme on peut voir à l'égard de la fumée et du feu.

Mais le signe d'indication est, selon eux, celui qui n'ayant point été observé évidemment avec la chose signifiée, signifie néanmoins par sa nature et par sa constitution, la chose dont il est le signe : comme les mouvements spontanés, que l'on voit dans un corps sont des signes de l'âme, que l'on n'a jamais vue par elle même avec ces mouvements. C'est: pourquoi ils définissent ainsi ce signe. Le signe (d'indication) est une énonciation démonstrative et convaincante, qui est l'antécédent d'un bon Connexum, et par laquelle quelle on découvre la vérité du conséquent du même Connexum. Or comme il y a deux sortes de signes,, ainsi que nous l'avons dit, nous ne les rejetons pas tous, et nous n'attaquons que le signe démonstratif, (que j'ai appelé le signe d'indication ) comme étant une pure invention des dogmatiques. Car le signe d'avertissement mérite que l'on y ajoute foi dans la conduite ordinaire et dans la pratique de la vie. Ainsi quiconque voit de la fumée, conçoit en lui-même qu'il y a là du feu ; et en voyant une cicatrice, il dit qu'il y a eu là une plaie. Notre sentiment n'est donc pas opposé à l'usage commun, mais au contraire il le favorise; car nous approuvons, sans établir aucun dogme, les choses que l'on croit conformément à cet usage ; mais nous attaquons les fictions et les assertions particulières des dogmatiques.

Ce que je viens de dire était nécessaire, si je ne me trompe, pour exposer l'état de la question. Venons maintenant à la réfutation des dogmatiques, non pas en tâchant de montrer absolument qu'il n'y a aucun signe démonstratif, mais seulement en rapportant les raisons égales de part et d'autre, soit celles par lesquelles on prétend qu'il y a un tel signe, soit celles par lesquelles on prouve qu'il n'y en a point.

Chap. XI. S'il y a quelque signe démonstratif ou d'indication.

Je dis que nous ne saurions avoir la moindre idée qui fait juste de ce signe, si l'on considère ce que les dogmatiques en disent. Les stoïciens qui semblent avoir discouru sur ce sujet d'une manière exacte, voulant définir ce qu'ils entendent par ce signe; disent que le signe (démonstratif ) est l'énonciation antécédente d'un bon Connexum, par lequel on découvre le conséquent de même Connexum. Ils entendent par cette énonciation, un dit parfait, qui a un sens par lui même, ou qui a une signification complète. Et ils appellent un bon Connexurn, celui qui commençant par le vrai, ne finit pas par quelque chose de faux. Car ou le Connexum commence par le vrai et finit par le vrai, comme, s'il est jour, il fait clair : ou il commence par le faux et finit par le faux, comme: Si la terre vole, elle a des ailes : ou il commence par le vrai et finit par le faux, comme, si la terre existe, elle vole : ou il commence par le faux et finit par le vrai, comme, si la terre vole, elle existe. Ils disent que de tous ces Connexum, il n'y en a de vicieux, que celui qui commence par le vrai et qui finit par le faux ; et que tous les autres sont vrais. Ils appellent antécédent, la proposition qui précède dans le Connexum, qui commence par le vrai, et qui finit par le vrai. Enfin cet antécédent a la vertu de faire découvrir le conséquent ; parce que, par exemple, dans ce Connexum, si cette femme a du lait, elle a conçu, ces paroles, cette femme a du lait, paraissent découvrit et démontrer ces autres, elle a conçu.

Voilà ce que disent les Stoïciens. Mais à cela nous opposons premièrement, qu'il est incertain s'il y a un dit tel qu'ils prétendent. Car comme parmi les dogmatiques, les Épicuriens nient qu'il y ait un tel dit, ou une telle idée ou énonciation incorporelle, différente de la pensée déclarée par la parole, et de la chose signifiée, dans laquelle idée ou énonciation les Stoïciens prétendent que consiste le vrai et le faux, au contraire des Épicuriens qui font consister le vrai et le faux dans les paroles et dans les choses ; c'est là une controverse entre ces sectes.

Lors donc que les Stoïciens disent que ce dit est quelque chose ; ou ils le disent seulement par énonciation, ou bien ils le confirment par une démonstration. S'ils se servent seulement de l'énonciation, les Épicuriens leur opposeront une énonciation, qui leur niera que ce dit fait quelque chose. S'ils employant la démonstration ; comme la démonstration est composée de propositions ou d'énonciations qui sont aussi des dits, il est évident que ce qui ne consiste qu'en dits ne peut pas être pris pour prouver que le dit fait quelque chose. Car comment est-ce que celui qui n'accorde pas qu'il y ait quelque dit, accordera-t-il qu'il y ait un composé de dits ? C'est donc prouver ce qui est en question, par ce qui est en question, que de vouloir prouver, que le dit est quelque chose, en se servant pour le prouver de l'existence prétendue d'un assemblage de dits. Mais si on ne peut pas prouver ni par une simple affirmation, ni avec une démonstration, que le dit soit quelque chose, il n'est pas évident s'il y a quelque dit. On dira la même chose de l'énonciation parfaite, qu'ils assurent aussi être un dit.

Mais peut-être que, quand on accorderait par supposition qu'il y a quelque dit, il se trouvera néanmoins qu'il n'y a point ce qu'ils appellent un Axiome, c'est-à-dire, une énonciation parfaite, parce qu'elle est composée de dits qui n'existent point ensemble. Par exemple, dans cette énonciation parfaite, s'il est jour, il fait clair ; lorsque je dis il est jour, l'autre partie, il fait clair, n'existe pas encore. Et lorsque je dis, il fait clair, l'autre partie, il est jour, n'existe plus. Si donc les composés ne peuvent pas exister, si toutes leurs parties n'existent ensemble, et si les parties qui composent l'énonciation parfaite n'existent point ensemble, cette énonciation n'existera point non plus.

Mais laissant là ces choses, je dis que l'on ne peut pas comprendre quel doit être un Connexum pour être bon. Car Philon dit, qu'un Connexum est bon, lorsqu'il ne commence point par le vrai pour finir par le faux, d'où il suit que celui ci est bon, s'il est jour, je dispute, pourvu qu'il soit jour, et que je dispute. Mais Diodore dit que jamais il n'arrive, ni ne peut arriver qu'un bon Connexum commence par le vrai et finisse par le faux : suivant quoi le Connexum ci-dessus paraît être faux; parce que s'il est jour, et que je cesse de parler, il arrivera que ce Connexum qui commençait par le vrai et qui finissait par le vrai, commencera maintenant par le vrai et finira par le faux, ce qui ne peut jamais arriver à un bon Connexum, suivant Diodore. Au contraire celui-ci sera vrai, Si les éléments des choses ne sont pas indivisibles, les éléments des choses sont indivisibles: car commençant toujours par une chose fausse, (qui est que les éléments des choses ne sont pas indivisibles,) il conclut par une chose vraie, (selon la pensée de Diodore) qui est que les éléments des choses sont indivisibles, ou sont des atomes.

Ceux qui veulent que l'on considère la connexion et la liaison des parties du Connexum, disent qu'il est bon lorsque l'opposé de son conséquent est opposé aussi à son antécédent. Suivant eux les Connexum précédents sont vicieux: et celui-ci fera vrai : S'il est jour', il est jour.

Mais ceux qui jugent de la bonté du Connexum par la force de la signification de l'antécédent, disent que le Conxexum est vrai, lorsque son conséquent est renfermé en puissance dans son antécédent. Selon eux, ce Connexum, s'il est jour, il est jour, et tout autre Connexum, composé ainsi de dits redoublés, sera peut-être faux. Car il est impossible qu'une chose soit comprise en elle même.

C'est donc une chose qui paraît impossible à décider, que cette controverse ; et nous ne pouvons pas juger de la bonté des Connexum précédents, ni simplement par quelque Connexum (car ce serait prouver ce qui est en question, par ce qui est en question) ni aussi par quelque démonstration. Car il semble qu'une démonstration ne peut passer pour bonne, que lorsque sa conclusion est une suite de la Connexion qui est entre les prémisses et la même conclusion, (tout comme dans le Connexum, le conséquent doit être une suite de l'antécédent) telle que pourrait être celle-ci : S'il est jour, il fait clair : Or il est jour : Donc il fait clair. Mais comme il est ici question de juger de la conséquence du conséquent à son antécédent dans le Connexum, il est évident qu'en voulant prouver cette conséquence par la démonstration à l'égard du Connexum, on tombe dans le Dialléle. Car pour démontrer la bonté du Connexum, on se sert d'un argument, où on suppose que la conclusion est une suite de la connexion qu'elle a avec ses prémisses ; au lieu que pour prouver que cette conclusion est juste, il faudrait avoir prouvé auparavant la bonté du Connexum ou la conséquence du conséquent à l'antécédent. Il est donc impossible de comprendre ce que c'est qu'un bon Connexum .

Je dis de plus que l'on ne peut pas savoir ce que c'est que l'antécédent dans le Connexum. Cet antécédent, à ce qu'ils disent, est la proposition qui précède dans un Connexum qui commence par le vrai, et qui finit par le vrai.

Or si cet antécédent est un signe démonstratif du conséquent, ou bien ce conséquent est manifeste, ou bien il est caché. S'il est manifeste,il n'a pas besoin de Signe qui le démontre, et on le comprendra tout d'un coup avec l'antécédent, par lequel il ne sera point signifié; de sorte que l'antécédent n'en sera point le signe. Que si le conséquent est caché; comme il est impossible de juger à l'égard des choses cachées quelles sont celles d'entre elles qui sont vraies, ou qui sont fausses, ou s'il y en a aucune d'elles qui soit vraies, il sera incertain si ce que dit le Connexum touchant son conséquent occulte ou obscur, sera vrai. Or de là on tirera encore cette conséquence ; que c'est une chose obscure, de savoir si ce qui est mis dans le Connexum comme l'antécédent, l'est effectivement.

Mais laissons ces choses. Je dis que l'antécédent ne peut être un signe démonstratif ou explicatif du conséquent. Car le conséquent est la chose signifiée par rapport à son signe, et ainsi il est connu et compris tout ensemble avec son signe ; puisque ce qui se rapporte à quelque chose est connu avec elle : et comme on ne peut pas comprendre le côté droit avant le gauche, ni au contraire le gauche avant le droit, ce qui se doit dire de toutes les choses qui ont quelque relation à une chose, ainsi on ne peut pas connaître le signe avant la chose signifiée. Si donc le signe ne peut pas être compris ou connu avant la chose signifiée, il ne peut pas tenir lieu de démonstration à l'égard de cette chose qui est comprise et connue avec lui, et non pas avant lui. Ainsi à ne considérer même que les sentiments des dogmatiques, le signe est une chose que l'on ne saurait concevoir. Car ils disent qu'il se rapporte à quelque chose, et qu'il est démonstratif de ce à quoi ils disent qu'il se rapporte ; d'où il suit que s'il se rapporte à quelque chose, qui est la chose signifiée, il est nécessaire qu'on ne connaisse avec la chose qu'il signifie, comme le côté gauche se connaît en même temps que le droit, et le dessus en même temps que le dessous, et comme tous les relatifs, en même temps que leurs corrélatifs. Mais s'il est explicatif de ce qu'il signifie, il faut absolument que l'on le connaisse avant ce qu'il explique, afin qu'étant connu le premier, il nous conduise à la connaissance de ce qu'il fait connaître. Or on ne peut pas concevoir une chose qui soit telle, qu'on ne puisse pas la connaître avant une autre chose, avant laquelle néanmoins il faut qu'elle soit connue. On ne peut donc pas concevoir une chose qui se rapporte à une autre, et qui en même temps fait explicative de ce à quoi on dit qu'elle se rapporte. Mais les dogmatiques disent que le signe se rapporte à quelque chose, qui est la chose signifiée et qu'il est explicatif de cette chose : donc il n'est pas possible que nous concevions ce que c'est qu'un signe.

Ajoutons à ce que nous avons dit, qu'autrefois les philosophes ne s'accordaient pas sur ce sujet ; les uns disant qu'il y avait quelque signe d'indication et les autres le niant. Celui donc qui dit qu'il y a quelque signe démonstratif, ou il le dit simplement et sans démonstration ou avec démonstration. S'il ne se sert que d'une assertion toute nue, on ne le croira pas ; et s'il veut démontrer ce qu'il avance, il prendra comme avoué ou comme prouvé ce qui est en question. Car comme la démonstration passe pour une espèce de signe, tant que l'on doutera s'il y a ou s'il n'y a pas quelque signe, on doutera aussi s'il y a ou s'il n'y a pas quelque démonstration : tout comme, par exemple, en demandant s'il y a quelque animal, on demande aussi s'il y a quelque homme, puisque l'on fait qu'un homme est un animal. Or c'est une absurdité de vouloir prouver une chose qui est en question, par ce qui est en question également, ou par elle même ; on ne saurait donc affirmer même avec démonstration qu'il y ait quelque signe. Mais si on ne peut rien affirmer, ni en affirmant tout simplement, ni avec démonstration touchant le signe, on n'en peut absolument point parler avec certitude et décisivement, comme d'une chose que l'on ait comprise. Que si on ne comprend pas exactement ce que c'est que le signe, on ne pourra pas dire qu'il signifie aucune chose, puisque l'on n'est pas même certain sur ce qui concerne le signe ; et par conséquent il ne fera point signe.

Suivant ce raisonnement le signe ne sera rien de réel, ni rien que nous puissions concevoir. Disons néanmoins encore ceci. Ou bien les signes sont évidents, ou bien ils sont obscurs, ou bien les uns sont évidents, et les autres obscurs : mais rien de tout cela n'est vrai : donc il n'y a point de signe. Tous les signes ne sont pas obscurs ; en voici la preuve. Ce qui est obscur n'est pas évident par soi-même, selon les dogmatiques, mais il tombe sous les sens par quelque autre chose : donc, si le signe est obscur, il aura besoin d'un autre signe qui fera aussi obscur, (suivant la supposition présente, qui dit qu'aucun signe n'est évident ) et celui ci d'un autre obscur, et ainsi jusqu'à l'infini : mais on ne peut pas trouver ainsi une infinité de signes: donc un signe obscur est une chose incompréhensible : il ne peut donc point y avoir de tel signe, puisqu'il ne peut rien signifier, ni être signe étant lui même incompréhensible.

Que si tous les signes sont évidents ; comme le signe est du nombre de ces choses qui se rapportent à quelque autre et à la chose signifiée, et qu'à l'égard des choses ainsi relatives l'une est conçue en même temps avec l'autre; il s'ensuivra, que les choses que l'on dit être signifiées par ces signes, étant comprises avec leurs signes qui sont supposés tous évident, seront aussi évidentes. Car de même que quand le droit et le gauche tombent en même temps sous nos sens, on ne peut pas dire que le droit soit plus évident que le gauche, ou le gauche plus évidemment aperçu que le droit: de même si le signe et la chose qu'il signifie sont conçus et compris ensemble, il faut dire que le signe n'est pas plus évident que la chose qu'il signifie. Mais si la chose signifiée est évidente, on ne pourra pas même dire qu'elle fait signifiée, puisqu'elle n'a pas besoin d'autre chose que d'elle même, par quoi elle fait signifiée et démontrée: c'est pourquoi comme étant le droit, il n'y a plus de gauche, ainsi on trouvera qu'il n'y aura plus de signe, si on dit que tous les signes sont évidents seulement.

Il reste donc à dire que quelques signes sont évidents, et quelques autres obscurs. Mais de cette manière encore nous resterons dans les mêmes doutes. Car à l'égard des signes évidents, les choses signifiées par ces signes seront évidentes, comme nous l'avons dit; mais comme ces choses signifiées étant évidentes, n'auront besoin de rien par quoi elles soient signifiées, elle ne seront donc pas signifiées ; ainsi les signes prétendus évidents, ne seront point, puisqu'ils ne signifieront rien. Et à l'égard des signes obscurs, qui ont besoin d'autres signes qui les démontrent, si on dit qu'ils sont démontrez par des signes obscurs, et ceux-ci par d'autres obscurs, et ainsi de suite, on tombe dans le progrès à l'infini, et ces signes obscurs étant incompréhensibles, par conséquent ils n'existent point, ou ils ne sont point signes, comme nous l'avons dit ci-dessus. Que si on dit qu'ils sont démontrés par des signes évidents, ils seront évidents aussi eux- mêmes, comme étant compris et connus ensemble avec leurs signes évidents; et par conséquent ces signes obscurs ne seront rien ; parce qu'il ne se peut pas faire qu'une même chose soit obscure de sa nature, et soit en même temps évidente. Ces signes, dont nous parlons, sont supposés obscurs : mais il se trouve qu'ils sont évidents, s'ils peuvent être signifiés par des autres signes évident : la supposition se renverse donc elle même.

Si donc les signes ne sont ni tous évidents, ni tous obscurs, et qu'il n'y ait point d'autres signes imaginables, comme le disent les dogmatiques eux mêmes ; il n'y aura point de signes. Il suffit maintenant d'avoir dit ce peu de choses entre plusieurs que j'aurais pu ajouter, pour montrer qu'il n'y a point de signe d'indication. A présent nous rapporterons quelques raisons qui font voir qu'il peut y avoir quelque signe, afin de démontrer par là l'égalité des raisons contraires.

Ou les raisons, que l'on apporte contre l'existence du signe, signifient quelque chose, ou elles ne signifient rien ; si elles ne signifient rien, comment peuvent-elles renverser l'existence du signe? Que si elles signifient ce que c'est que le signe, ou bien ces raisons que l'on apporte contre le signe sont démonstratives, ou bien elles ne le sont pas : si elles ne le sont pas, elles ne démontrent pas qu'il n'y a point de signe; et si elles le sont, comme la démonstration est une espèce de signe, et qu'elle démontre sa conclusion, elle sera un signe. C'est pourquoi voici comme quelques-uns raisonnent. S'il y a quelque signe, il y a un signe, et s'il n'y a point de signe, il y a un signe: (car on ne peut pas faire voir qu'il n'y a point de signe, que par une démonstration qui est un signe : ) or ou il y a un signe, ou il n'y a point de signe : donc il y a quelque signe.

Contre cet argument on peut opposer celui-ci: S'il n'y a point de signe, il n'y a point de signe ; et s'il y a un signe, tel que celui que les dogmatiques disent être un signe, il n'y a point de Signe: car comme nous l'avons fait voir, il n'y a point de signe tel que celui dont il s'agit ici, qui, comme les dogmatiques le prétendent, se rapporte à quelque chose, et qui en même temps fait démonstratif de la chose qu'il signifie : or ou il y a un signe, ou il n'y a point de signe : donc il n'y a point de signe.

Mais que les dogmatiques répondent eux-mêmes à l'égard des raisons que l'on apporte touchant le signe. Signifient-elles, ou ne signifient-elles point ? Si elles ne signifient point, elles ne servent à rien pour prouver qu'il y ait un signe. Et si elles signifient, il y aura quelque chose signifiée par elles; et cela prouvera qu'il y a quelque signe. Mais, comme on apporte des raisons également probables pour faire voir qu'il y a un signe, et pour faire voir qu'il n'y en a point, il faut dire qu'il n'est pas plus vrai qu'il y ait un signe, que non pas qu'il n'y en ait point.

Chap. XII. De la démonstration.

ΙL est donc évident, par ce que nous avons dit précédemment, que la démonstration n'est point une chose dont on puisse dire certainement qu'elle est. Car si nous nous abstenons de juger du signe, la démonstration étant elle même un signe, il faut que nous nous abstenions aussi de juger s'il y en a quelqu'une, puisque nous trouverons que les arguments qui ont été proposés touchant le signe, peuvent être appliquez aussi contre la démonstration,en ce qu'elle se rapporte à quelque chose comme le signe, et que de même elle est explicative de sa conclusion : d'où il suit que l'on peut dire contre la démonstration à peu près les mêmes choses que nous avons dites contre le signe.

Mais pour traiter séparément de la démonstration, comme je le prétends faire en peu de mots, je tâcherai d'expliquer succinctement ce que les dogmatiques entendent par une démonstration. La démonstration, disent-ils, est un argument qui en concluant par des prémisses avouées et indubitables, développe et démontre sa conclusion qui avait été auparavant obscure. Expliquons cette définition.

L'argument est, selon les dogmatiques, un discours composé de prémisses et d'une conclusion. Les prémisses ou les somptions de la démonstration, sont des propositions, que l'on prend d'un commun consentement, pour établir la conclusion ; et la conclusion est une proposition, qui est établie par les prémisses. Ainsi dans cet argument : S'il est jour, il fait clair: Or il est jour ; Donc il fait clair; cette proposition, Donc il fait clair, est la conclusion ; et les autres sont les somptions ou les prémisses. Ensuite, entre les arguments, il y en a qui ont la force de conclure, et d'autres qui ne l'ont pas. L'argument a la force de conclure, lorsque le Connexum qui commence par les somptions ou les prémisses de l'argument, liées ensemble, et qui finit par la conclusion de l'argument, est vrai. Par exemple, l'argument ci-dessus a la force de conclure, parce que dans ce Connexum, s'il est jour, il fait clair, la conclusion, il fait clair, est une suite de la liaison de cette prémisse, il est jour, et de cette autre, s'il est jour, il fait clair : mais les autres arguments, qui ne sont pas ainsi, n'ont pas la force de conclure. Au reste, entre ces arguments concluants, les uns sont vrais, et les autres faux. Ils sont vrais, lorsque non seulement le Connexum est vrai, en vertu de la liaison des prémisses et de la conclusion ; mais encore lorsque la conclusion est vraie, aussi bien que les prémisses, et que la liaison qui est entre toutes ces choses: et par, cette raison là, supposé qu'il soit jour maintenant, l'argument précédent est vrai : S'il est jour, il fait clair : Or il est jour : Donc il fait clair. Mais les faux arguments qui concluent bien, sont ceux qui n'ont pas cela. Car, parce qu'il est jour maintenant, cette argumentation, S'il est nuit, il ne fait pas clair: Or il est nuit: Donc il ne fait pas clair, conclut bien, parce que les prémisses, il est nuit : et, s'il est nuit, il ne fait pas clair, concluent bien ; mais elle n'est pas vraie, parce que l'une des prémisses qui est celle-ci, il est nuit, n'est pas vraie. Les dogmatiques disent donc, qu'une argumentation est vraie, quand elle tire une conclusion vraie de prémisses vraies.

De plus ; entre les argumentations, les unes font démonstratives et les autres non. Les démonstratives font celles qui de prémisses évidentes en tirent quelque conclusion qui était auparavant obscure : et les non démonstratives sont celles qui ne sont point telles. Suivant cela cet argument, s'il est jour, il fait clair : Or il est jour : Donc il fait clair, n'est point démonstratif. Car sa conclusion, il fait clair, est évidente indépendamment de cet argument. Et cet autre argument, si les sueurs coulent dehors du corps, il y a des pores, que l'on peut concevoir par l'entendement : Or les sueurs coulent dehors du corps : Donc il y a des pores que l'on peut concevoir par l'entendement. Cet argument, dis-je, est démonstratif.

Enfin entre les argumentations, qui concluent quelque chose d'obscur, les unes ne font que nous mener simplement par les prémisses à la conclusion, et les autres non seulement nous mènent à la conclusion, mais encore elles nous la démontrent et elles nous l'éclaircissent. Celles qui ne font simplement que nous conduire à la conclusion, sont celles qui ne dépendent que de la foi ou de l'autorité, et de la mémoire; telle qu'est celle-ci; Si quelqu'un des dieux vous a dit que cet homme deviendra riche, il deviendra riche : Or ce Dieu ( en montrant Jupiter) vous a dit que cet homme deviendra riche ? Donc cet homme deviendra riche. Car nous accordons notre assentiment à cette conclusion, plutôt parce que nous ajoutons foi à la parole d'un dieu, qu'à cause de l'évidence nécessaire des prémisses. D'autres argumentations ne nous mènent pas seulement ainsi par direction à la conclusion, mais elles nous y conduisent encore par explication, et par démonstration ; comme celle-ci, si les sueurs coulent sur la peau, il y a des pores que nous pouvons nous représenter : or l'antécédent est vrai : dont aussi le conséquent l'est. Car ce que l'on dit que les sueurs coulent, sert à faire concevoir clairement, ce que l'on ajoute, qu'il y a des pores, parce que nous avons dans notre esprit ce préjugé, que l'humidité ne peut pas passer au travers d'un corps qui ne serait point poreux.

Il faut donc que la démonstration soit un argument, qui ait la force de conclure, qui soit vrai, qui ait une conclusion obscure par elle- même, mais laquelle soit manifestée par la force des prémisses. C'est pourquoi on dit que la démonstration est une argumentation qui par des propositions accordées, déclare et rend évidente sa conclusion qui était auparavant obscure. Voilà ce que disent ordinairement les dogmatiques pour donner une notion de la démonstration.

Chap. XIII. S'il y a quelque démonstration

Or de ce que les dogmatiques disent de la démonstration, on peut conclure qu'il n'y en a point, pourvu que l'on renverse en particulier chacune des choses qui sont comprises dans la notion qu'ils en donnent.

Par exemple, l'argument est composé de propositions : mais les choses composées ne peuvent pas exister, si les choses dont elles font composées, n'existent toutes ensemble, comme cela est évident à l'égard d'un lit et d'autres composés semblables : Or les parties de l'argument n'existent point ensemble; car quand nous disons la première des prémisses, la seconde, ni la conclusion n'existent pas encore, et quand nous disons la seconde, la première n'existe plus, et la conclusion n'existe pas encore, et enfin quand nous prononçons la conclusion, les prémisses n'existent plus : Donc les parties de l'argument n'existent point ensemble, et par conséquent il semble que l'argument n'existe pas non plus.

Outre cela on ne saurait comprendre quel doit être un argument qui a la force de conclure; car si on prétend le discerner par la bonté de la conséquence du Connexum, comme cette conséquence du Connexum est quelque chose de si controversée qu'on ne peut pas la connaître, et que peut-être même ne peut-on pas concevoir ce que c'est que le Connexum, (comme nous l'avons fait voir en parlant du signe,) il s'ensuit qu'on ne pourra pas comprendre quel doit être un argument qui a la force de conclure.

De plus les dialecticiens disent qu'un argument peut devenir malpropre pour conclure ou faute de liaison et de connexion dans ses parties, ou à cause de quelque omission, ou parce qu'il n'est pas en forme, ou pour quelque superfluité. Faute de liaison ; lorsque les prémisses n'ont pas de liaison l'une avec l'autre, ni avec la conclusion ; comme celui-ci, s'il est jour, il fait clair : or on vend du blé au marché : donc Dion se promène. A cause de quelque superfluité, lorsqu'il se trouva une proposition dans les prémisses qui ne sert à rien pour la conclusion ; comme, s'il est jour il fait clair : or il est jour, et même Dion se promène: donc il fait clair. Lorsque la forme de l'argument n'est pas propre pour conclure, comme supposant que ces arguments soient concluants s'il est jour il fait clair : or il est jour : donc il fait clair. S'il est jour il fait clair : or il ne fait pas clair : donc il n'est pas jour : alors l'argument suivant n'est pas propre pour conclure, s'il est jour il fait clair : or il fait clair : donc il est jour. Car, comme le Connexum suppose et promet que son conséquent est renfermé dans son antécédent, il s'ensuit que quand on reçoit l'antécédent, on reçoit aussi le conséquent ; et quand on ôte le conséquent, on ôte aussi l'antécédent : car si l'antécédent existait, le conséquent existerait aussi. Mais quand on pose le conséquent, on ne pose pas nécessairement l'antécédent. Car le Connexum ne disait pas que l'antécédent fût une fuite du conséquent, mais seulement que le conséquent était une suite de l'antécédent. Voilà pour quoi on dit qu'une argumentation conclut bien, lorsque du Connexum et de l'antécédent du Connexum, elle conclut le conséquent du même Connexum; ou bien lorsque du Connexum, et de l'opposé du conséquent, elle conclut l'opposé de l'antécédent. Mais on dit que celle-là conclut mal, qui du Connexum et du conséquent conclut l'antécédent, comme celle que j'ai dite ci-dessus; parce que quoique ses prémisses soient vraies, elle conclut faux, si étant dite de nuit il y a une lumière de lampe ou de chandelle. Car cette proposition s'il est jour, il fait clair, est un Connexum vrai : et cette prémisse, il fait clair, est vraie aussi, à cause de la lumière de la chandelle : mais la conclure, Donc il est jour, est fausse.

Enfin une argumentation est vicieuse par omission, dans laquelle on omet quelqu'une des choses qui sont nécessaires pour tirer une conclusion légitime ; comme supposant que cette argumentation est vraie, ou les richesses sont bonnes, ou elles sont mauvaises, ou elles sont indifférentes ; mais elles ne sont ni mauvaises, ni indifférentes : donc elles sont bonnes ; l'argument suivant sera vicieux par omission; ou les richesses sont bonnes, ou elles font mauvaises : or elles ne font pas mauvaises : donc elles font bonnes.

Si donc je démontre que, suivant les dogmatiques eux-mêmes, on ne saurait fixer ni connaître distinctement quelle est la différence qui est entre les arguments concluants, et entre ceux qui ne le sont pas ; j'aurai fait voir en même temps qu'on ne peut pas comprendre quelle est une argumentation qui a la force et la vertu de conclure: tellement que ce verbiage immense des dogmatiques dans leur dialectique se trouvera tout à fait inutile. Or voici comme je le fais voir.

On dit qu'un argument n'est point concluant faute de liaison, et que cela se connaît, en ce que ses prémisses n'ont pas une bonne connexion entre elles, ni avec la conclusion. Mais comme il faut savoir ce que c'est qu'un bon Connexum, avant que de savoir distinguer si sa conséquence est bonne, et que nous ne pouvons pas juger d'un bon Connexum, comme nous l'avons prouvé ci-dessus, on ne pourra pas juger non plus quel peut être un argument qui faute de liaison, ou par son inconséquence n'est point propre pour conclure. Car quiconque dit qu'il y a quelque argument non concluant à cause de son inconséquence, s'il affirme seulement cela par une proposition, sans autre preuve, on lui opposera une autre proposition contraire : et s'il démontre ce qu'il avance, en se servant de quelque argument, on lui dira que son argument doit avoir premièrement la vertu de conclure, et doit ensuite prouver qu'il n'y a point de liaison entre les prémisses de cet argument que l'on dit être défectueux par inconséquence. Mais nous ne saurons pas si son argument est démonstratif, parce que nous n'avons pas une preuve distinctive du Connexum qui soit approuvée du commun consentement de tous, par laquelle nous puissions juger si sa conclusion est une suite de la connexion des prémisses de son argument. Nous ne pouvons donc pas par cet argument là distinguer,comme il faut, un argument vicieux par fon inconséquence, d'avec un argument qui a la vertu de conclure. Nous ferons les mêmes objections à celui qui dira qu'une argumentation est vicieuse, si elle est proposée dans une forme défectueuse : car celui qui assure qu'une forme d'argumenter est vicieuse, n'aura point d'argument indubitable reconnu pour concluant, par lequel il puisse conclure ce qu'il dit. Et par le même moyen on peut aussi réfuter ceux qui veulent faire voir qu'un argument peut être vicieux par omission. Car si on ne peut pas distinguer quel doit être un argument parfait, et auquel rien ne manque, celui aussi dans lequel on aura omis quelque chose sera obscur, et on ne pourra point le distinguer d'un autre, où rien ne manquerait. Outre cela celui qui veut faire voir par un argument, qu'il manque quelque chose à une argumentation, ne pourra jamais assurer par un jugement certain et droit, que cette argumentation a quelque défaut, à moins qu'il n'ait une règle pour diffamer un bon Connexum par laquelle il puisse juger de la conséquence de l'argument qu'il employé contre cette argumentation.

Maintenant à l'égard de cet argument que l'on dit être vicieux par superfluité, on ne peut le distinguer d'avec un argument concluant par aucun argument démonstratif: car eu égard à la superfluité, les argumentations indémontrables, qui sont si célèbres parmi les stoïciens, paraîtront elles-mêmes n'être point propres pour conclure ; (argumentations néanmoins d'une si grande conséquence, que si on les rejette, on renverse en même temps toute la dialectique.) Les stoïciens disent que ces argumentations indémontrables n'ont pas besoin d'être confirmées par une démonstration, et qu'elles servent à démontrer quand les autres arguments concluent bien. Or on verra clairement qu'il y a de la superfluité dans ces argumentations indémontrables, quand je les aurai exposées, et quand j'aurai ainsi prouvé ce que j'avance.

Ils ont inventé plusieurs argumentations indémontrables, mais ils en assignent principalement cinq. La première, qui du Connexum et de son antécédent, en conclut le conséquent: comme, s'il est jour, il fait clair : or il fait jour: donc il fait clair. La seconde, qui du Connexum et du contraire du conséquent, conclut le contraire de l'antécédent: comme, s'il est jour, il fait clair: or il ne fait pas clair : donc il n'est pas jour. La troisième, qui d'une proposition négative copulative, et de la position d'une de ses parties, conclut le contraire du reste : comme, il n'est pas jour, et nuit ensemble: or il est jour: donc il n'est pas nuit. La quatrième, qui d'une proposition disjonctive et d'une de ses parties, conclut le contraire du reste : comme, Ou il est jour, ou il est nuit : or il est jour : donc il n'est pas nuit. La cinquième, qui d'une disjonctive et du contraire d'une des parties, conclut le reste : comme, Ou il est jour, ou il est nuit : or il n'est pas nuit : donc il est jour.

Voilà leurs célèbres argumentations indémontrables, lesquelles toutes ne me paraissent point être propres pour conclure, parce qu'elles ont le défaut de la superfluité. Pour commencer par la première, voici comme je raisonne. Ou c'est une chose avouée et indubitable que de ce dit, s'il est jour, (qui est l'antécédent du Connexum s'il est jour, il fait clair,) suit cet autre, il fait clair, qui est le conséquent; ou bien cela est incertain. Si cela est incertain, nous n'accorderons point le Connexum comme une chose indubitable. Que s'il est certain que posé ce dit, il est jour, cet autre, il fait clair, existe nécessairement, certainement après que nous avons dit, il est jour, on en conclut tout d'abord, il fait clair : tellement qu'il suffit de dire, il est jour, donc il fait clair : et tout ce Connexum, s'il est jour, il fait clair , devient superflu.

Nous suivrons la même méthode pour attaquer la seconde argumentation indémontrable. Car ou il se peut faire que, le conséquent n'existant pas, l'antécédent existe, ou cela ne se peut pas. Si cela se peut faire, le Connexum ne sera pas véritable : mais si cela ne se peut pas, dès qu'on nie le conséquent, on nie aussi l'antécédent; tellement que le Connexum devient derechef inutile, puisque c'est assez de proposer ainsi l'argument, il ne fait pas clair : donc il n'est pas jour.

Ce sera encore la même chose dans la troisième indémontrable. Car ou il est certain qu'il ne se peut pas faire que les choses qui sont jointes dans la proposition copulative négative existent ensemble, ou cela est incertain. Si cela est incertain, nous n'accorderons pas la copulative négative : et si cela est certain, dès que l'on pose l'un, on ôte l'autre, et la négation de la copulative négative est inutile, puisque l'on peut réduire l'argument à ceci, il est jour : donc il n'est pas nuit.

Nous dirons la même chose à l'égard de la quatrième et de la cinquième indémontrables. Car ou on connaît certainement que dans la disjonctive une partie est vraie et l'autre fausse avec une contrariété parfaite, comme le promet la disjonction, ou cela est incertain. Si cela est incertain, nous n'accorderons pas la disjonction : mais si cela est certain, l'une des deux parties posée, il est évident que l'autre n'est pas, et l'une étant ôtée, il est évident que l'autre existe; tellement qu'il suffit de proposer ces arguments ainsi, il est jour : donc il n'est pas nuit. Il n'est pas jour, donc il est nuit, et la proposition disjonctive devient superflue.

On peut dire la même chose des syllogismes que l'on appelle catégoriques, qui sont fort en usage parmi les péripatéticiens : tel qu'est cet argument, Ce qui est juste, est honnête: ce qui est honnête est bon : donc ce qui est juste est bon. Ou bien c'est une chose avouée, certaine, et évidente, que l'honnête est bon : ou bien cela est douteux, et n'est point connu avec évidence. Si cela est incertain, on ne l'accordera pas dans l'argument proposé, et ainsi ce syllogisme ne sera pas concluant non plus : mais s'il est certain que tout ce qui est honnête est, bon, dès qu'on dit que ceci ou cela est honnête, on conclut aussi que ceci ou que cela est bon. Ainsi il suffit de raisonner ainsi: Ce qui est juste est honnête: donc ce qui est juste est bon: et l'autre prémisse où on disait que ce qui est honnête est bon, est superflue. De même dans cet argument, Socrate est homme : or tout homme est animal : donc Socrate est animal. Si ce n'est pas une chose certaine par elle même, que tout ce qui est homme est animal, la proposition universelle de cet argument ne fera pas avouée, et on ne l'accordera pas à celui qui argumentera : mais si dès que quelque chose est homme, il s'enfuit que c'est un animal, et si par conséquent cette proposition, tout homme est animal, est indubitablement vraie ; aussitôt que l'on a dit que Socrate est homme, il s'ensuit qu'il est animal : tellement qu'il suffit d'argumenter ainsi, Socrate est homme : donc Socrate est animal ; et cette proposition, tout homme est animal, est superflue.

On peut se servir de la même méthode dans les autres premiers arguments catégoriques, sans qu'il soit besoin de nous arrêter plus longtemps à ces choses. Au reste ces argumentations indémontrables dans lesquelles les dogmatiques font consister le fondement des syllogismes, étant vicieuses par superfluité, toute la dialectique est renversée par cette superfluité: puisque nous ne pouvons pas discerner les arguments vicieux par superfluité, et par conséquent malpropres à conclure, d'avec ceux qui font concluants.

Que si quelques-uns n'approuvent pas que les argumentations n'aient qu'une seule prémisse, ceux là ne font pas plus croyables qu'Antipater, qui ne rejette pas ces arguments. Voilà les raisons qui font que l'on ne peut point juger quelle doit être cette argumentation, que les dialecticiens disent avoir la vertu de conclure. Mais de plus on ne peut pas juger quel doit être un argument pour être vrai, soit par les raisons que nous avons dites, soit parce que le conséquent doit être vrai nécessairement. Car ou la conclusion que l'on dit être vraie, est évidente, ou elle est obscure. Mais elle ne peut pas être évidente, car en ce cas elle n'aurait pas besoin de prémisses pour la manifester, si elle tombait par elle même sous nos sens, et elle ne serait pas moins évidente que ses prémisses. Que si elle est obscure, parce que la controverse des choses obscures nous a paru jusqu'ici impossible à être jugée (comme nous l'avons dit ci-dessus ) et que par conséquent les choses obscures sont incompréhensibles, il s'ensuivra que la conclusion obscure de cet argument que l'on dit être vrai, sera aussi incompréhensible : et si elle est incompréhensible, jamais nous ne distinguerons si ce que l'on conclut, est vrai ou faux. Nous ne saurons donc pas, et nous ne pourrons trouver en aucune manière si l'argumentation est vraie ou non. Mais, pour ne nous pas arrêter sur ces choses, je dis que l'on ne saurait trouver quelle doit être une argumentation, afin qu'elle puisse conclure par des choses évidentes une chose qui était obscure. Car si la conclusion vient de la liaison et de la connexion qui est entre les prémisses de l'argument, et si le conséquent, est du nombre des choses qui se rapportent à quelque autre chose, c'est-à-dire, s'il se rapporte à l'antécédent ; comme les relatifs se connaissent ensemble, (ainsi que nous l'avons fait voir, ) il s'ensuit que la conclusion étant obscure, les prémisses le seront aussi ; et si les prémisses sont évidentes, la conclusion le sera aussi, puisqu'on la conçoit avec les prémisses qui font évidentes: tellement qu'on ne conclura pas une chose obscure, de choses évidentes. Ce qui étant ainsi, les prémisses ne démontrent pas la conclusion ; car si elle est obscure, elle est inconcevable et on ne saurait la connaître, et si elle est évidente, elle n'a pas besoin d'être rendue telle par des prémisses

Donc si la démonstration est une argumentation concluante, qui par quelques prémisses que tout le monde reconnaît pour vraies, manifeste une conclusion obscure; comme nous avons fait voir qu'il n'y a aucune argumentation, ni qui ait la vertu de conclure, ni qui soit vraie, ni qui puisse conclure l'obscur par l'évident, ni qui manifeste et découvre fa conclusion ; il est clair qu'il ne peut point y avoir de démonstration.

Voici encore quelques raisons par lesquelles nous attaquerons les dogmatiques, et qui nous feront voir qu'il n'y a point de démonstration, et que l'on n'en peut pas concevoir. Si on dit qu'il y a quelque démonstration, ou on dira qu'elle est générale, ou on dira qu'elle est particulière : mais il ne peut y avoir ni démonstration générale, ni démonstration particulière , comme je vais le montrer: (et on ne peut pas concevoir d'autre démonstration:) donc on ne peut pas dire qu'il y ait aucune démonstration.

Qu'il n'y ait point de démonstration générale, voici comme je le prouve. Ou cette démonstration a des prémisses et une conclusion, ou elle n'en a points. Si elle n'en a point, elle n'est pas une démonstration. Que si elle a quelques prémisses, et quelque conclusion, comme tout ce qui est démontré, est quelque chose de particulier, aussi bien que ce qui démontre,elle fera une démonstration particulière . Il n'y a donc point de démonstration générale. Mais il n'y en a point non plus de spéciale ou de particulière . Car ou on dira que cette démonstration est un composé de prémisses et d'une conclusion, ou un composé de prémisses seulement : mais aucun de ces composés n'est point une démonstration, (comme je vais le faire voir:) donc il n'y a point de démonstration particulière.

Je dis donc qu'un composé de prémisses et d'une conclusion n'est pas une démonstration. Premièrement parce qu'ayant quelque partie obscure et incertaine, qui est la conclusion, elle sera obscure et incertaine; ce qui est absurde à dire d'une démonstration. Car si cette démonstration est obscure et incertaine, elle aura plutôt besoin de quelque chose qui la démontre, qu'elle ne fera démonstrative de quelques autres choses.

Ensuite. Comme les dogmatiques disent que la démonstration est relative à quelque chose, c'est-à-dire, à la conclusion, et que les choses relatives sont conçues comme se rapportant à d'autres choses qu'à elles-mêmes, comme le disent encore les mêmes philosophes, il faut que ce qui est démontré soit autre et différent de la démonstration. Si donc la conclusion est ce qui est démontré, on ne pourra pas concevoir qu'une démonstration ait une conclusion. Car ou la conclusion aide en quelque chose à sa propre démonstration, ou elle n'y sert de rien. Mais, si elle y aide, elle sera explicative et démonstrative d'elle-même, et si elle n'y sert de rien, elle est superflue, et elle ne sera pas par conséquent une partie de la démonstration, parce que nous dirons que cette démonstration est vicieuse par superfluité.

Mais d'un autre côté un composé de prémisses seules n'est pas une démonstration. Car si je dis, s'il est jour il fait clair : Or il est jour : qui est-ce qui accordera que cela fasse une argumentation, ou un discours dont le sens soit complet. Donc un composé de seules prémisses n'est pas une démonstration ; ce qui fait qu'il ne peut y avoir de démonstration particulière. Or s'il ne peut y avoir ni démonstration particulière , ni démonstration générale, et que nous ne puissions pas concevoir quelque autre forte de démonstration, il faut dire, qu'il ne peut y avoir aucune démonstration.

Nous montrerons encore qu'il n'y a point de démonstration, en cette manière. S'il y a quelque démonstration, ou bien, étant évidente, elle démontre quelque chose d'évident; ou étant obscure, quelque chose d'obscur; ou étant obscure, quelque chose d'évident; ou étant évidente, quelque chose d'obscur : Or on ne peut concevoir aucune démonstration qui puisse servir à démontrer aucune de ces choses : Donc on ne peut concevoir ce que c'est qu'une démonstration.

Si la démonstration, étant évidente, découvre ou démontre ce qui est évident, ce qu'elle démontre est en même temps évident et obscur, évident, parce qu'on le suppose tel, et obscur, parce qu'il a besoin d'être démontré, et qu'il ne tombe point par soi-même évidemment tous nos sens.

Si, étant obscure, elle démontre ce qui est obscur, elle aura besoin elle-même d'être démontrée par quelque autre chose, et ne pourra pas servir à la démonstration de quelques autres choses: ce qui est contraire à la notion de la démonstration.

Par la même raison il ne peut pas y avoir une démonstration obscure d'une chose évidente, ni une démonstration évidente d'une chose obscure. Car comme la démonstration est relative à quelque chose, et comme les choses relatives se connaissent ensemble l'une par l'autre, il est clair que si ce que l'on dit être démontré, est compris ensemble avec la démonstration évidente, il sera aussi évident. De manière qu'on s'exposera à une rétorsion, et qu'on ne pourra pas prouver que des choses manifestes soient démonstratives de quelque chose d'obscur. Si donc il n'y a point de démonstration évidente d'une chose évidente, ni obscure d'une chose obscure, ni obscure, d'une chose évidente, ni évidente d'une chose obscure, et qu'il n'y ait rien que ces sortes de démonstrations, suivant les dogmatiques ; il faut dire que la démonstration n'est rien.

Ajoutez, qu'il y a des disputes entre les dogmatiques touchant la démonstration. Les uns disant qu'il n'y en a point, (comme ceux qui disent qu'il n'y a rien:) et les autres disant qu'il y en a, (comme la plupart des dogmatiques.) Au lieu que nous disons qu'il n'est pas plus vrai de dire qu'il y en a, que de dire qu'il n'y en a pas. De plus il est nécessaire qu'une démonstration contienne un dogme : or tout dogme est controversé : il faut donc qu'il y ait quelque controverse touchant quelque démonstration que ce soit. Car si dès là que l'on regarde comme avouée et indubitable la démonstration, par exemple, celle par laquelle on démontre qu'il y a du vide, on regarde en même temps le vide corne un dogme avoue; et si ceux qui doutent s'il y a du vide, doutent aussi de la démonstration du vide, (ce qu'il faut dire à l'égard de tous les dogmes dont on prétend donner des démonstrations il s'enfuit que toute démonstration est révoquée en doute et controversée.

Donc, parce que toute démonstration est une chose incertaine et obscure, à cause qu'elle fait le sujet d'une controverse ; ( les choses controversées étant obscures et incertaines,en tant qu'elles sont controversées; ) elle n'est pas évidente par elle même, et elle doit nous devenir telle et nous être démontrée par une démonstration. Mais la démonstration qui servira de preuve à la première, ne fera pas elle même indubitable et évidente; (car nous cherchons maintenant s'il y a quelque démonstration de quelque manière que ce soit:) or si cette démonstration est contestée et incertaine, elle aura besoin d'une autre démonstration, et celle-ci d'une autre, et ainsi à l'infini. Mais on ne peut pas démontrer des choses à l'infini : on ne peut donc pas démontrer qu'il y ait quelque démonstration.

Cela ne peut point non plus se découvrir par quelque signe. Car comme c'est une question, de savoir s'il y a un signe, et qu'un signe a besoin d'une démonstration qui en prouve l'existence, on ne peut éviter de tomber dans le Diallèle, parce que la démonstration a besoin de signe qui la prouve, et le signe a besoin d'une démonstration qui en fasse voir l'existence : ce qui est absurde. On ne peut donc pas décider la controverse de la démonstration, parce que la décision que l'on en ferait a besoin elle même d'une règle de décision ou de jugement : or, comme on est en dispute pour savoir s'il y a une telle règle, ( comme nous l'avons fait voir, ) et que par conséquent la règle de jugement a besoin d'une démonstration qui prouve qu'il y a une telle règle, il se trouve que l'on est obligé de s'embarrasser dans le Diallèle : moyen d'Epoque qui est pour nous une raison de douter.

Si donc ni par la démonstration, ni par le signe, ni par la règle du vrai, on ne peut point montrer qu'il y ait quelque démonstration ; si de plus la démonstration ne peut pas se démontrer elle même, (comme nous l'avons fait voir,) on ne pourra pas savoir s'il y a quelque démonstration; et il faudra dire par conséquent qu'il n'y en a point.

En voilà assez pour ce traité abrégé, contre la démonstration. Examinons les objections des dogmatiques. Ou les arguments que l'on propose contre la démonstration (disent-ils ) sont démonstratifs, ou ils ne le sont pas. S'ils ne le font pas, ils ne peuvent pas prouver qu'il n'y a point de démonstration : et s'ils sont démonstratifs, ceux qui les sont (pour rétorquer contre eux leurs propres raisonnements,) prouvent et reconnaissent par là l'existence de la démonstration. Voici donc quel est l'argument de ces dogmatiques. S'il y a quelque démonstration, il y en a, et s'il n'y en a pas, il y en a aussi : (puisqu'on prétend démontrer qu'il n'y en a pas.) or, ou il y a quelque démonstration, ou il n'y en a pas : donc il y en a. Ils concluent encore la même chose par un raisonnement de pareille force ; le voici. Ce qui est également une conséquence de deux choses opposées, est non seulement vrai, mais encore nécessaire : or ces deux propositions, Il y a quelque démonstration, II n'y a point de démonstration, sont choses opposées entre elles, et de l'une des deux, telle qu'il vous plaira, il s'ensuit qu'il y a quelque démonstration : donc il y a quelque démonstration.

Mais nous pouvons opposer quelque chose à ces raisonnements, en disant, par exemple, que comme nous ne croyons pas qu'il y ait aucun argument démonstratif, nous ne disons pas que celles là mêmes qui font contre la démonstration, soient nécessairement démonstratives, mais qu'elles nous paraissent seulement vraisemblables. Or il n'est pas nécessaire que des choses vraisemblables, soient démonstratives, et au contraire si elles étaient aussi démonstratives, ( ce que nous n'assurons pas, ) elles seraient; aussi nécessairement vraies. Or est-il que les arguments vrais sont ceux qui concluent du vrai au vrai ; et ainsi leur conclusion est vraie. Mais la conclusion que nous avons établie, et que les dogmatiques nous passent, sans nous l'accorder, était celle-ci, donc il n'y a point de démonstration : ainsi en rétorquant contre eux leur raisonnement, nous dirons, donc il n'y a point de démonstration ; puisque nos arguments étaient vrais.

De plus il se peut faire que, comme les remèdes purgatifs se chassent eux-mêmes avec les matières qui font dans le corps, ainsi nos arguments se réfutent et se condamnent eux-mêmes, avec les autres que l'on dit être démonstratifs. Cela n'est point absurde : car cette expression, Il n'y a rien de vrai, non seulement exclut tout, mais elle se renverse encore elle même avec toutes les autres choses. Au reste on peut faire voir en plusieurs manières que cet argument, s'il y a une démonstration, il y a une démonstration ; s'il n'y a point de démonstration, il y a une démonstration : Or ou il y en a, on il n'y en a point : Donc il y en a: on peut, dis-je, faire voir que cet argument n'a aucune vertu pour conclure. Mais pour le présent nous nous contenterons de ce raisonnement. Si ce Connexum, s'il y a une démonstration, il y a une démonstration, n'est pas vicieux, il faut que l'opposé de son conséquent, lequel opposé est, il n'y a point de démonstration, soit opposé à son antécédent; Il y a une démonstration: Or il ne se peut pas faire, selon les dogmatiques, qu'un Connexum ne soit pas vicieux, qui est composé de propositions contraires; parce que le Connexum promet, que si son antécédent est vrai, son conséquent le sera aussi. Mais dans des propositions répugnantes et disjonctives, c'est tout le contraire; si l'un des deux est, il n'est pas possible que l'autre soit aussi. Donc si ce Connexum est vrai, s'il y a une démonstration, il y a une démonstration ; cet autre ne peut pas l'être, s'il n'y a point de démonstration, il y a une démonstration.

Mais enfin si nous voulons accorder et supposer que ce Connexum est vrai ; s'il n'y a point de démonstration, il y a une démonstration; il s'ensuivra que ces propositions peuvent coexister ensemble, savoir, il y a une démonstration, et il n'y a point de démonstration. et si elles peuvent coexister ensemble, l'une ne répugne pas à l'autre. Ainsi dans ce Connexum, s'il y a une démonstration, il y a une démonstration, l'opposé du conséquent ne répugne point à l'antécédent: donc ce Connexum n'est pas vrai.

Mais accordons encore que ce Connexum soit vrai ; mais que ces propositions, Il n'y a point de démonstration, Il y a quelque démonstration, ne répugnent pas l'une à l'autre: je dis que la proposition disjonctive ne fera pas bonne, par exemple celle-ci, ou il y a une démonstration, ou il n'y a point de démonstration. Car une bonne disjonctive promet qu'une des propositions qu'elle contient est vraie, et que le reste est faux et répugnant à ce qui est vrai. Que si cette disjonctive est bonne, on trouvera derechef que ce Connexum, s'il n'y a point de démonstration, il y a une démonstration, qui est composé de propositions répugnantes, est vicieux. C'est pour quoi les fonctions de cette argumentation sont discordantes entre elles, et se renversent réciproquement l'une l'autre: et ainsi elle ne conclut pas bien.

De plus ils ne peuvent pas faire voir que de deux choses opposées, il suive quoi que ce soit. Car ils n'ont pas une règle de discernement et de jugement pour juger de cette conséquence, comme nous avons dit. En un mot si les choses que l'on dit en faveur de la démonstration sont vraisemblables, (car nous ne nous y opposons pas, ) et si aussi les argument que l'on avance contre la démonstration sont vraisemblables ; nous devons nous empêcher de juger ni pour ni contre, et dire qu'il est également incertain s'il y a, ou s'il n'y a pas une démonstration.

Chap. XIV. Des syllogismes.

Il pourrait paraître superflu de discourir dd ces syllogismes, qui sont si communs dans les disputes des dogmatiques, soit parce qu'est détruisant l'existence de la démonstration, ils sont aussi renversés en même temps: (car il est clair que n'y ayant point de démonstration il ne peut y avoir de syllogisme démonstratif;) soit parce qu'on peut appliquer à la réfutation; des syllogismes, ce que nous avons dit en traitant des arguments vicieux par superfluité, lorsque nous avons donné une méthode pour faire voir que tous les arguments démonstratifs des stoïciens et des péripatéticiens n'ont aucune vertu de conclure.

Mais peut-être qu'il n'y aura pas de mal à ajouter ici comme par surcroît une dispute particulière touchant les syllogismes; vu surtout le grand attachement que les dogmatiques ont pour ces arguments.

On pourrait apporter plusieurs raisons pour faire voir que ces syllogismes ne peuvent subsister; mais eu égard au dessein de cet ouvrage où nous voulons être courts, il suffira de les attaquer de la manière que j'exposerai un peu après.

Je traiterai encore ici des arguments indémontrables ; parce que ces arguments étant renversés, tous les autres syllogismes tombent en même temps, et parce que l'on prétend démontrer par ces arguments, que les syllogismes sont concluants. Cette proposition, Tout homme est animal, se prouve par une induction ou par une énumération de tous les Individus. Car de ce que Socrate qui est homme, est aussi animal, et tout de même Platon et Dion, et tous les autres hommes particuliers, il paraît qu'on peut confirmer par là que tout homme est animal. Et s'il se trouve un seul être particulier qui soit contraire aux autres, la proposition universelle n'est point vraie. Par exemple, parce que la plus grande partie des animaux remuent la mâchoire inférieure, et que le crocodile seul remue celle d'en haut, cette proposition universelle, Tous les animaux remuent la mâchoire inférieure, n'est pas vraie.

Quand donc les dogmatiques raisonnent ainsi, Tout homme est animal : Socrate est homme : Donc Socrate est animal : il est évident que lorsqu'ils veulent ainsi, de cette proposition universelle, Tout homme est animal, conclure cette proposition singulière, Socrate est animal comme d'ailleurs une proposition universelle se prouve par une induction des singuliers, il est, dis-je, évident qu'ils tombent dans le Diallèle, en accordant qu'on doit prouver une proposition universelle par l'induction de tous les particuliers, et en voulant néanmoins conclure
par un syllogisme, une proposition particulière d'une proposition universelle.

Tout de même dans cet argument, Socrate est homme, or aucun homme n'est un animal à quatre pieds. : donc Socrate n'est pas un animal à quatre pieds,: quand ils veulent prouver cette proposition, Aucun homme n'est un animal à quatre pieds, par une induction des singuliers, et qu'en même temps ils veulent conclure par un syllogisme chaque proportion singulière de celle-ci, Aucun homme n'est un animal à quatre pieds, il est évident qu'ils tombent dans l'incertitude du Diallèle.

Mais il est à propos de parcourir de la même manière les autres argumentations, que l'on appelle Indémontrables chez les péripatéticiens ; comme aussi celles qui sont fondées sur un Connexum semblable à celui-ci, s'il est jour, il fait clair.

Ils disent que de cette proposition, s'il est jour, il fait clair, on peut en conclure fermement celle-ci, Il fait clair : et derechef ils disent que ces deux dits, il fait clair : il est jour, prouvent et confirment le Connexum, s'il est jour, il fait clair, parce qu'on ne le croirait pas comme vrai, si l'on ne savait auparavant, qu'être jour et faire clair, sont deux choses qui coexistent toujours ensemble. Si donc pour composer ce Connexum, s'il est jour, il fait clair, il faut auparavant avoir compris que quand il est jour il fait clair; et, si cependant on conclut de ce Connexum, que quand il est jour il fait clair ; il est évident que, comme ce Connexum dans cet argument indémontrable ne peut être prouvé que par la coexistence nécessaire de ces deux choses qu'il renferme, savoir qu'il est jour et qu'il fait clair, et que, comme réciproquement la coexistence de ces deux choses est confirmée et prouvée par le Connexum, il est, dis-je, évident qu'ici le Diallèle par son incertitude renverse toute la solidité de cet argument.

Il faut dire la même chose de celui-ci : S'il est jour, il fait clair : or il ne fait pas clair : donc il n'est pas jour. Car ce Connexum ne peut passer pour vrai, que parce que l'on ne peut pas voir le jour à moins qu'il ne fasse clair; et il passerait pour faux, si quelquefois on voyait le jour sans qu'il fit clair : mais dans cet argument indémontrable on conclut de ce Connexum, s'il est jour, il fait clair ; qu'il n'est pas jour, quand il ne fait pas clair; tellement que ces deux choses ont besoin l'une de l'autre pour se prouver mutuellement, et d'être prises chacune pour la preuve de l'autre, comme si elles étaient prouvées. Voilà un Diallèle vicieux.

De même encore, parce qu'il y a des choses, qui ne peuvent pas coexister ensemble, comme le jour et la nuit, il suit de là que cette copulative négative, il n'est pas jour et nuit ensemble, et que cette disjonctive, Ou il est jour, ou il est nuit, passent pour vraies; et cependant on veut prouver la non-coexistence de ces choses par la copulative négative, ou par la disjonctive, en disant, il n'est pas jour et nuit ensemble : or il est nuit : donc il n'est pas jour; ou bien, donc il n'est pas jour; ou, or il n'est pas nuit : donc il est jour.

Voici donc comme nous raisonnons. Si pour prouver la disjonctive, ou la négative copulative, il faut auparavant avoir prouvé ou conçu que les propositions dont elles sont composées, ne peuvent coexister ensemble ; et si cependant on prétend conclure de la disjonctive, ou de la copulative négative, que ces choses ne coexistent pas ensemble, on tombe dans le Diallèle. Car il est certain que nous ne pouvons point ajouter foi aux Connexum précédents, à moins que nous n'ayons connu auparavant la non-coexistence des propositions qui y sont contenues, et que nous ne pouvons point affirmer cette non-coexistence, avant la preuve des syllogismes, qui sont fondés sur ces Connexum: (c'est là le Diallèle.)

Comme donc nous ne pouvons trouver aucun premier fondement, sur lequel nous puissions appuyer une croyance certaine, à cause de ces preuves réciproques ; nous dirons que ni le quatrième, ni le cinquième des arguments indémontrables n'ont aucune solidité. Mais en voilà assez pour le présent sur les syllogismes.

Chap. XV. De l'induction.

Je crois que l'on peut encore réfuter facilement la manière d'argumenter qui se fait par induction. Car ceux qui veulent ainsi prouver l'universel par les singuliers, ou bien ils le feront en examinant tous les singuliers, ou bien ils le feront en examinant tous les singuliers, ou bien en en parcourant seulement quelques uns. S'ils n'en suivent que quelques uns, l'induction ne sera pas solide et certaine, parce qu'il se pourra faire que quelques uns des singuliers, qui auront été omis dans l'induction, soient contraires à la proposition universelle. Que s'ils veulent parcourir tous les singuliers, ils entreprendront une chose impossible, les singuliers étant infinis, et n'étant renfermés dans aucunes bornes. Ainsi quelque parti que l'on prenne, il arrive que l'induction est chancelante et peu assurée.

Chap. XVI. Des définitions.

Comme les dogmatiques s'imaginent d'être fort habiles dans l'art des définitions, qui appartient à leur logique ou à la partie rationnelle de leur philosophie, nous dirons maintenant quelque chose des définitions.

Les dogmatiques croient que les définitions sont fort utiles pour plusieurs choses; mais on peut réduire leur utilité et leur nécessité à deux principaux chefs, si je ne me trompe. Car ils croient pouvoir démontrer qu'elles font nécessaires partout ; ou pour comprendre une chose, ou pour l'expliquer et l'enseigner avec méthode. Si donc nous faisons voir qu'elles ne sont utiles ni pour l'une ni pour l'autre de ces choses, nous renverserons (à mon avis) toute la peine inutile que se donnent les dogmatiques à cet égard.

D'abord. Si celui qui ne connaît pas l'objet d'une définition, ne peut pas définir ce qui lui est inconnu ; et si celui qui le connaît, et qui le définit ensuite, comprend sans l'aide de la définition, ce qui est défini, et ne fait que donner une définition à une chose connue; la définition n'est donc pas nécessaire pour comprendre une chose. Car si nous voulons définir toutes choses, nous ne définirons absolument rien, parce que nous tomberons dans le progrès à l'infini : et si nous disons que l'on peut connaître quelques choses sans définitions, nous faisons voir par là, que les définitions ne sont point nécessaires pour connaître les choses; puisque comprenant des choses qui n'ont point été définies, nous pourrions de même comprendre toutes les autres sans définitions. Ainsi ou nous ne définirons rien, pour éviter le progrès à l'infini, ou nous avouerons que les définitions ne sont point nécessaires pour connaître les choses : et par là nous trouverons qu'elles ne le sont pas non plus pour enseigner. Car comme celui qui a le premier connu une chose, l'a connue sans définition ; tout de même celui que l'on enseigne peut être instruit sans définition.

De plus les dogmatiques prétendent juger des définitions par les choses que l'on définit, et ils disent que les définitions sont vicieuses, quand elles renferment des choses qui ne sont dans aucun des définis ou qui ne sont point dans quelques uns. De manière que si quelqu'un dit que l'homme est un animal raisonnable, immortel, ou qu'il est un animal raisonnable, mortel, grammairien, alors, parce qu'il n'y a aucun homme immortel, ou bien parce qu'il y a quelques hommes qui ne sont pas grammairiens, ils disent que ces définitions-là sont vicieuses. Mais peut-être que l'on ne saurait juger des définitions, a cause de la multitude infinie des singuliers par lesquels il faudrait en juger : et ensuite les définitions ne peuvent pas faire comprendre ni rendre faciles à enseigner les choses par lesquelles on juge de ces mêmes définitions; puisque ces choses là doivent être connues et comprises avant que de juger par elles des définitions.

Mais enfin peut-on nier qu'il ne soit ridicule de dire que les définitions servent ou à comprendre, ou à enseigner, ou seulement à éclaircir quoi que ce soit, quand elles ne servent qu'à nous embarrasser par des obscurités. Par exemple, (pour badiner un peu) si quelqu'un, voulant demander à un homme s'il n'en a point rencontré un autre à cheval, et menant avec lui un chien, lui faisait cette interrogation; animal raisonnable, mortel, capable de science et d'intelligence, n'as-tu pas rencontré un animal risible, à larges ongles, capable de science politique, ayant les hémisphères de ses fesses appuyés sur un animal mortel, qui a la faculté de hennir, menant avec soi un animal à quatre pieds aboyant? Ne faudrait-il pas se moquer de celui qui voudrait qu'un homme demeurât muet sur une chose aussi connue que celle-là, à cause qu'il ignorerait les définitions? Il faut donc dire que la définition est inutile, si on la considère selon les différentes notions que les dogmatiques en donnent : soit que l'on dise qu'elle est une oraison qui par une courte réminiscence, nous conduit à la connaissance des choses signifiées par les paroles ; (Définition ou notion dont nous n'avons point parlé;) soit que l'on dise qu'elle est une oraison qui marque ce que la chois est, ou que l'on en donc quelque autre notion. Car les dogmatiques en voulant nous apprendre ce que c'est que la définition, tombent dans une controverse, dont ils ne sauraient jamais se débarrasser, laquelle j'omets, parce que je veux être court, quoique cette controverse paraisse renverser toutes leurs définitions. Mais je ne crois pas en devoir dire davantage sur les définitions.

Chap. XVII. De la division.

Comme quelques dogmatiques disent que la dialectique est l'art de faire des syllogismes, et des inductions, de définir et de diviser ; cela fait qu'après avoir disputé sur le Critérium ou sur la règle des jugements, sur le signe et la démonstration, sur les syllogismes, sur l'induction, et sur les définitions, nous croyons qu'il convient au dessein que nous avons dans ce traité, de disputer aussi en peu de mots sur la division. On dit donc que la division se fait en quatre manières, c'est-à-dire, que l'on peut diviser ou le nom en ses différentes significations; ou le tout en ses parties, ou le genre en ses espèces, ou l'espèce en ses individus. Or je crois qu'en examinant chacune de ces choses à part, il n'est pas difficile de faire voir qu'il n'y a point de science qui apprenne à diviser en aucune de ces manières.

Chap. XVIII. De la division du nom en ses différentes significations

Les dogmatiques mettent les sciences au rang des choses naturelles et non pas au rang des choses positives ou d'institution ; et cela avec raison, Car la science doit être une chose stable et fixe : mais les choses positives ou d'institution font sujettes à changer aisément, comme étant variables et dépendantes de différents établissements qui sont en notre pouvoir. Or les noms signifiant par institution et non de leur nature, (car autrement tous les hommes, grecs et étrangers, entendraient toutes les significations des mêmes mots, outre que nous avons le pouvoir de déclarer les significations que nous devons donner aux mots, et de désigner les choses par tels autres noms que nous voulons :) comment, je vous prie, peut-il y avoir un art ou une science de diviser le nom en ses significations ? Et comment peut-on dire, (comme quelques-uns le prétendent,) que la dialectique est la science des choses significatives et des choses signifiées ?

Chap. XIX. Du Tout et de la Partie.

Nous parlerons du Tout et de la Partie, dan s nos objections contre les physiciens. Mais voici ce que nous avons à dire pour le présent,de ce que l'on appelle la division du Tout en ses Parties. Quand on dit que l'on divise, par exemple, dix par un, par deux, par trois, par quatre, le nombre dix n'est pas partagé en ces parties là. Car aussitôt que la première partie de dix est ôtée, comme, par exemple, l'unité, (pour ne pas contester maintenant là dessus) ce n'est plus dix, mais neuf, c'est tout autre chose que dix. Ainsi alors la soustraction des autres nombres n'est plus un retranchement ou une division du nombre dix, mais de quelques autres, qui varient à chaque division ou soustraction qui se fait. Peut-être donc ne peut-on pas diviser aussi un Tout en ce que l'on appelle ses Parties. Car si on divise le Tout en ses Parties, les Parties, sont donc contenues dans le Tout avant la division. Mais elles n'y sont pas contenues : je le prouve. Par exemple, pour nous arrêter au nombre dix, en un et en neuf; huit est aussi une partie de dix, car on peut le partager en huit et en deux ; sept de même, et six, et cinq, et quatre, et trois, et deux, et un, sont des parties de dix. Si donc toutes ces parties sont comprises en dix, et si, étant ajoutée avec dix, elles font cinquante cinq, il s'ensuivra que cinquante cinq seront contenus dans dix, ce qui est absurde : donc ce que l'on dit être les parties de dix, n'est point compris dans dix, et dix ne peut point être partagé en ces choses là, (que l'on n'y aperçoit point,) comme un Tout serait partagé ou divisé en ses parties.

On peut faire les mêmes objections à l'égard des grandeurs, comme, par exemple, si on voulait diviser une grandeur de dix coudées. Mais il suffit de conclure que peut-être ne saurait-on partager ou diviser un Tout en Parties.

Chap. XX. Des genres et des espèces.

IL reste à parler des genres et des espèces, ce que nous ferons plus amplement ailleurs: maintenant que nous voulons être courts, nous nous contenterons d'en dire peu de choses. Comme les dogmatiques mettent au rang des notions de l'esprit, les genres et les espèces, les arguments que nous avons rapportés contre l'entendement et contre l'imagination ou la fantaisie, suffisent pour renverser aussi ces notions là. Mais si nos objections précédentes les laissent subsister, que répondra-t-on à ceci?

S'il y a des genres, ou bien il y en a tout autant que d'espèces, ou bien, il y a une espèce commune à toutes les autres, que l'on dit être les espèces de celle là, laquelle on appellera genre, S'il y a autant de genres que d'espèces, il n'y aura point de genre commun qui puisse être divisé en ces espèces-là. Mais si on dit qu'il y a un seul genre dans toutes les espèces qui lui appartiennent, ou bien chacune de ses espèces participera à tout le genre, ou bien seulement à une partie du genre. Mais l'espèce n'est pas participante de tout le genre ; car il ne se peut pas faire que le genre étant quelque chose d'unique, il soit contenu en même temps dans de différentes choses, en sorte qu'on le puisse apercevoir tout entier dans chacune des choses où on dit qu'il est. Que si l'espèce reçoit seulement une partie du genre, premièrement le genre ne sera pas communiqué tout entier à l'espèce, comme on le croit, et l'homme ne sera pas animal, mais une partie d'animal, c'est-à-dire, qu'il sera, par exemple, une substance qui ne sera ni animée ni sensitive. En second lieu il faudra dire que toutes les espèces qui appartiennent à un genre, ou sont participantes d'une même partie de leur genre, ou les unes participantes d'une partie et les autres d'une autre. Elles ne peuvent pas être participantes toutes d'une même partie, à cause de ce qui a déjà été dit. Que si une espèce participe à une partie du genre, et une autre à une autre partie, les espèces ne seront point semblables entre elles en genre, ce que les dogmatiques n'admettront pas, et chaque genre fera infini, étant partagé non seulement en une infinité d'espèces, mais encore en une infinité de singuliers, dans lesquels on remarque le genre avec ses espèces. Car on dit et que Dion est homme, et qu'il est animal. Que si ces conséquences là font absurdes, il faut dire que les espèces ne participent point à leur genre (qui est unique, ) non pas même en quelque partie.

Or si quelque espèce que ce soit ne participe ni à tout le genre, ni à quelque partie du genre, comment peut-on dire que le genre est unique, ou qu'il y a un seul genre dans toutes ses espèces, de manière qu'il se divise en ces espèces là ? Certainement on ne peut point dire cela à moins que l'on ne se forge certaines images, certaines ombres, qu'il fera aisé de renverser, en suivant la méthode des sceptiques, à cause des controverses et des disputes des dogmatiques, qu'il fera impossible de décider, et à cause desquelles on ne pourra se déterminer à rien.

Ajoutons encore ceci. Les espèces sont ou telles, ou telles, (d'une certaine manière ou d'une autre,) et leurs genres sont ou tels et tels : ou bien ils sont tels seulement et non pas d'une autre manière : ou enfin ils ne sont ni tels ni tels : (ni d'une manière ni d'une autre.) Par exemple, parce que de ces choses-ci, ou de celles-là quelles qu'elles soient, les unes sont corporelles et les autres incorporelles, les unes vraies et les autres fausses, quelques-unes fort grandes, et quelques autres fort petites, et ainsi des autres: ce quelque chose, cet Aliquid, par exemple, que l'on dit être au genre généralissime, sera ou toutes choses, ou quelques-unes de toutes, ou rien. Que si ce Quelque chose n'est rien du tout, il ne sera pas même genre, et la dispute sera finie. Si on dit que cet Aliquid est toutes choses, outre que ce que l'on dira là, sera impossible, il faudra qu'il soit toutes les choses qui appartiennent aux espèces et aux individus, où il se rencontre. Car comme de ce que l'animal est (à ce que l'on dit) une substance animée, sensitive, chacune de ses espèces est dite aussi être, et une substance, et animée, et sensitive; tout de même, si le genre est corps et non corps, et faux et vrai, et noir et blanc, (ce qui soit dit seulement par supposition,) et très petit et très grand, et toutes autres telles choses, chacune des espèces, et chaque singulier sera toutes choses, ce qui n'est point évident. Il est donc faux aussi que cet Aliquid, que ce Quelque chose généralissime soit toutes choses. Que s'il est seulement quelques-unes de toutes choses, s'il est les unes ou les autres, parce qu'il fera le genre de ces choses-ci, il ne sera pas le genre des autres. Comme, par exemple, si cet Allquid généralissime est corps, il ne fera pas genre à l'égard des choses incorporelles; et si cet Aliquid est animal, il ne sera pas genre à l'égard des animaux privés de raison : de manière qu'il n'y aura rien qui soit incorporel, et rien qui soit animal privé de raison ; et ainsi du reste, ce qui est absurde. Donc le genre n'est point tel et tel; il n'est point non plus tel, et non d'une autre manière ; et enfin il n'est point ni tel ni tel ; (il n'est ni toutes choses, ni quelque chose, ni rien:) Ce qui étant ainsi, il n'y a point de genre en aucune manière.

Maintenant, si on dit que le genre est toutes choses en puissance , nous répondrons que ce qui est quelque chose en puissance , doit être quelque chose en acte, ou actuellement : Par exemple, quelqu'un ne peut pas être grammairien, s'il n'existe actuellement. Si donc on nous dit que le genre est toutes choses en puissance , nous demanderons ce qu'il est en acte, et alors nos doutes demeureront toujours les mêmes. Car le genre ne peut pas être en acte toutes choses contraires. Il ne peut pas être non plus de certaines choses en acte, et d'autres choses en puissance ; comme, par exemple, il ne peut pas être corporel en acte, et incorporel en puissance. Car être en puissance , c'est pouvoir être en acte: mais ce qui est corps en acte, ne peut pas être incorporel en acte. Ainsi, par exemple, si une chose est corps en acte, elle n'est point incorporelle en puissance, et ainsi réciproquement. Nous ne pouvons donc pas dire que le genre soit d'autres choses en acte, et d'autres choses seulement en puissance . Mais si le genre n'est rien en acte, et s'il n'existe point, ce genre, que les dogmatiques prétendent diviser en ses espèces, n'est rien.

Il est à propos de considérer ici une chose. Comme de ce qu' Alexandre et Paris sont une même personne, il ne se peut pas faire, que cette proposition : Alexandre se promène, étant vraie, cette autre, Paris se promène, soit fausse. De même si c'est une même chose, d'être homme, et d'être Téon, ou Dion, il est évident que si on se sert du mot d'homme dans une proposition qui regardera également Téon et Dion, cette proposition devra être vraie ou fausse par rapport à Téon et à Dion tout ensemble. Mais cela n'est point ainsi. Car si Dion est assis, et que Téon se promène, cette proposition, Un homme se promène, est vraie étant dite du second, et fausse étant dite du premier. Donc le nom d'homme n'est pas une appellation commune, ni une seule et même chose à l'égard de tous les deux, mais elle est toute différente, et particulière à chacun.

Chap. XXI. Des accidents communs.

On peut raisonner à peu près de même sur les accidents communs, ou sur les propriétés communes. Car si Dion et Téon ont, par exemple, une seule et même propriété commune, comme serait celle de voir ; si nous supposons que Dion vienne à mourir, et que Téon lui survive, et qu'il voie, ou bien il faudra dire que la vue de Dion qui est mort, demeure entière, ce qui répugne à l'évidence de la chose, ou bien il faudra dire que sa vue est périe et n'est pas périe, ce qui est absurde. Donc la faculté de voir de Téon n'est pas la même que celle de Dion. Donc ce font deux facultés différentes et particulières chacune à un chacun. Si, par exemple, la respiration est une même propriété dans Dion et dans Téon, il ne se peut pas faire que cette respiration soit encore dans Téon, et qu'elle ait cessé dans Dion. Or il se peut faire que celui-ci soit mort, et que l'autre soit encore vivant. Donc elle n'est pas une même chose dans l'un et dans l'autre. Mais il suffit pour le présent d'avoir dit en peu de mots quelque chose sur ce sujet.

Chap. XXII. Des sophismes.

Il ne sera pas hors de propos de nous arrêter un peu sur la dispute des sophismes, parce que ceux qui estiment la dialectique, disent qu'elle est nécessaire pour les résoudre. Car, disent-ils, si l'on distingue par le moyen de la dialectique, les arguments vrais et faux, et si les sophismes sont des arguments faux, elle peut les discerner et juger de ces mauvais raisonnements qui nuisent à la vérité, par quelque apparence de vraisemblance. C'est pourquoi les dialecticiens, zélés à donner des secours aux hommes pour la conduite ordinaire de la vie, qui serait en danger sans eux, s'appliquent avec un grand soin à nous donner la notion, les différences, et les solutions des sophismes. Ils disent qu'un sophisme est une argumentation vraisemblable et trompeuse, qui admet une conclusion où fausse, ou semblable à une fausse, ou obscure, et qui ne doit point être admise pour quelque autre raison.

Cette conclusion est fausse, comme dans ce sophisme. Personne ne donne à boire un Catégorème : or boire de l'absinthe, c'est un catégorème : donc personne ne donne à boire de l'absinthe.

La conclusion paraît fausse dans celui-ci. Ce qui n'a pu, ni ne peut se faire, n'est point absurde : or il n'a pu ni ne peut se faire, qu'un médecin tue, en tant que médecin.

La conclusion est obscure, comme dans celui-ci. Il n'est pas vrai et que je vous aie interrogé premièrement sur quelque chose, et qu'en même temps les étoiles soient en nombre impair : or je vous ai interrogé premièrement, si les étoiles sont en nombre pair.

La conclusion ne doit pas être admise pour quelque autre raison dans tous les sophismes ; tels que font ceux, par exemple, qui jettent dans un solécisme, comme : Ouod vides, est : Atqui vides Phreneticum : Ergo est Phreneticum. Ou bien. Ouod cernis, est : Atqui cernis inflammatum locum : Ergo est inflammatum locum.

Après cela les dogmatiques entreprennent de faire comprendre les solutions de ces sophismes, et ils disent, que dans le premier des précédents, on a accordé autre chose par les prémisses, que ce qui a été inféré dans la conclusion. Car on avait accordé que l'on ne boit pas un Catégorème, et que boire de l'absinthe est un Catégorème, mais non pas que de l'absinthe est un Catégorème. Ainsi au lieu que l'on devait conclure: Donc personne ne boit ce Catégorème : Boire de l'absinthe, ce qui est vrai, on a conclu : Donc personne ne boit de l'absinthe, ce qui est faux, et n'est point une conséquence des prémisses que l'on a accordées.

Au second sophisme ils disent qu'à la vérité il paraît conduire à quelque chose de faux, (en sorte que ceux qui n'y prennent pas bien garde, doutent s'ils doivent l'approuver.) mais qu'il conclut vrai néanmoins, savoir : Donc cette proportion, un médecin en tant que médecin tue, n'est point absurde. Car aucune proposition parfaite n'est absurde ; Or cette proposition, un médecin tue entant que médecin, est une proposition parfaite; donc elle n'est point absurde.

A l'égard du troisième argument qui paraît conduire dans l'obscurité, ils disent que cette induction à l'obscurité, est du genre des choses qui varient. Car si aucune interrogation n'a précédé, il suivra que l'on aura cru que les étoiles sont en nombre impair, et que la seconde proposition sera fausse, dans laquelle on dit, que l'on a demandé si les étoiles sont en nombre pair, et l'on ne pourra rien conclure. Mais si on a fait l'interrogation qui est spécifiée dans la seconde proposition, on n'aura pas cru que les étoiles sont en nombre impair, et alors on pourra conclure que l'on ne regardait pas comme une chose certaine, que les étoiles fussent en nombre impair; (le traducteur essaye de deviner la pensée de Sextus) puisque l'on avait demandé si elles sont en nombre pair.

Pour ce qui est des autres arguments à solécismes, qui sont les derniers, les dogmatiques prétendent que les conclusions en sont absurdes, parce qu'elles concluent contre l'usage et les règles de parler.

Voilà ce que disent quelques dialecticiens touchant les sophismes : (car il y en a d'autres qui raisonnent diversement sur cette matière.) Au reste ces petites subtilités pourront plaire aux oreilles des simples, mais dans le fond ce ne sont là que des inutilités et des inventions où les philosophes ont pris bien de la peine en vain : comme on peut le remarquer seulement par ce que j'ai déjà. Car j'ai fait voir que l'on ne peut connaître ni le vrai ni le faux, selon les dialecticiens, et je l'ai prouvé en plusieurs manières différentes, et principalement en ruinant leurs arguments indémontrables, et leur démonstration, qui sont les preuves de leur art syllogistique.

Néanmoins entre plusieurs choses que l'on pourrait ici rapporter de particulier au sujet présent, nous dirons seulement ceci, parce que nous tâchons d'être courts. Tous les sophismes qui paraissent pouvoir être résolus par la dialectique, la solution en est inutile; et ceux dont la solution est utile, jamais un dialecticien ne saurait les résoudre, et il n'y a que ceux qui sont habiles dans chaque art, et qui ont acquis la connaissance des choses par leur application, qui en puissent trouver la solution.

Donnons en un ou deux exemples. Que l'on propose ce sophisme à un médecin. Dans les relâchements des maladies, il faut user d'un différent régime de vivre, et boire du vin: or quand quelque maladie que ce soit se forme, il se fait ordinairement quelque relâchement avant les trois premiers jours : donc il faut changer de régime et boire du vin à l'ordinaire avant les trois premiers jours du mal. Un dialecticien ne saurait rien fournir qui puisse servir à résoudre cet argument, quoique cette solution soit fort utile. Mais un médecin résoudra ce sophisme parce qu'il sait que le relâchement d'une maladie s'entend de deux manières, savoir pour une disposition en mieux de toute la maladie, et pour une disposition en mieux de chaque degré particulier de force et de violence, depuis le plus haut période du mal.

Or nous voyons qu'avant les trois premiers jours il arrive ordinairement un relâchement de quelque degré particulier de force et de violence dans une maladie : mais nous n'approuvons point un changement de régime dans ce relâchement là, mais dans le déclin de toute la maladie. Ainsi un médecin dira que les prémisses de l'argument, parlent de choses toutes différentes ; que dans la première on entend parler de la première sorte de relâchement] de] tout le mal, et que dans la dernière il s'agit de la seconde sorte de relâchement d'un degré particulier du mal.

De même si on propose cette difficulté touchant une personne malade d'une fièvre ardente, causée par une violente obstruction; et que l'on raisonne ainsi: Les maladies se guérissent par des remèdes contraires aux maux : or l'eau froide est contraire à cette inflammation proposée : donc l'eau froide est un remède conconvenable à cette inflammation, Un dialecticien demeurera muet à cet argument : mais un médecin, qui saura ce que c'est que les maladies dont la cause n'est point accidentelle et passagère, et qui en connaît les symptômes, répondra qu'il n'est pas ici question des symptômes, (n'étant pas rare que la chaleur s'augmente et s'irrite par l'usage de l'eau froide;) mais qu'il s'agit de maladies qui sont permanentes et non passagères, et que l'obstruction est du nombre de ces maladies là, (laquelle ne demande pas des remèdes astringents, mais quelque moyen de résoudre l'obstruction par des remèdes laxatifs:) que l'ardeur de cette fièvre qui vient en conséquence de l'obstruction, n'est pas une maladie permanente par sa propre nature et principalement ; et qu'ainsi l'eau froide ne convient point à ce mal, (qui vient d'obstruction originairement.)

Un dialecticien n'a donc rien à dire quand il s'agit de répondre à des sophismes, dont la solution qui y convient, est utile. Cependant ce dialecticien est tout fier quand il nous propose quelques mauvais sophismes, comme ceux-ci : Si non et pulchra cornua habes, et cornua habes.

At non pulchra cornua habes, et cornua habes.

Ergo cornua habes.

Si quelque chose se meut, elle se meut ou dans le lieu ou elle est, ou dans celui ou elle n'est pas : mais ce n'est pas dans le lieu ou elle est, car elle y demeurerait en repos ; ni dans le lieu ou elle n'est pas, car comment pourrait-elle être en action, ou en mouvement, là ou elle n'est point du tout . Donc rien ne se meut.

Ce qui se fait; ou est, ou n'est pas: or ce qui est, ne se fait pas ; car il est : et ce qui n'est pas, ne se fait pas non plus ; car ce qui se fait est le sujet passif de quelque action, et ce qui n'est pas ne peut pas être un tel sujet passif: donc rien ne se fait.

La neige est de l'eau gelée ou durcie : or l'eau est noire : donc la neige est noire.

Un philosophe en accumulant ainsi de pareilles sottises, fronce les sourcils, vante sa dialectique, et entreprend avec faste de nous prouver par ses démonstrations syllogistiques, que quelque chose se fait; que quelque chose se meut ; que la neige est blanche; que nous n'avons pas des cornes; pendant qu'il suffirait d'opposer à tout cela l'évidence de la chose, pour réfuter tous ces sophismes qu'ils proposent avec tant de hauteur, et qui certainement n'ont pas plus de force, que le témoignage contraire, qui se tire tout naturellement de ce qui se voit avec évidence.

C'est pour cette raison qu'un philosophe à qui on proposait un sophisme contre l'existence du mouvement, se mit à marcher sans rien dire : et dans l'usage de la vie, les hommes parcourent les terres et les mers, bâtissent des vaisseaux et des maisons, et font des enfants, sans se mettre en peine des subtilités que l'on propose contre le mouvement et la génération.

On rapporte un bon mot du médecin Hérophilus. (Il était contemporain de ce Diodore, qui a donné dans sa dialectique ridicule, des arguments sophistiques sur plusieurs choses, et surtout contre le mouvement.) Diodore ayant l'épaule démise, et étant allé trouver Hérophilus pour lui demander de le guérir, ce médecin le railla plaisamment. Ou votre épaule, dit-il, s'est démise dans le lieu où elle était, ou elle s'est démise dans le lien où elle n'était pas : mais ce n'est ni où elle était, ni où elle n'était pas : donc elle ne s'est pas démise. De manière que le sophiste le pria de laisser là ces subtilités, et de lui appliquer quelque remède convenable suivant sont art.

Il suffit donc, à ce que je crois, de se conduire dans la vie, suivant les observances communes, et les préjugés établis parmi les hommes, en se servant de l'expérience que l'on acquiert par l'usage, sans néanmoins établir aucun dogme; et au reste on doit s'abstenir de juger de tout ce qui se dit parmi les dogmatiques par pure curiosité, et qui n'est d'aucune utilité pour l'usage ou pour la conduite ordinaire de la vie.

Or puisque la dialectique ne saurait résoudre les sophismes quels qu'ils soient, dont la solution pourrait être de quelque avantage; et qu'à l'égard de ceux, dont on accorderait qu'elle peut donner la solution, cette solution est inutile ; il faut dire que la dialectique est inutile pour résoudre les sophismes.

De plus une personne qui, après avoir examiné ce que disent les dialectciens sur ce sujet, voudra les attaquer, pourra faire voir en peu de mots que tout leur art de résoudre les sophismes est absolument superflu : et voici comment. Les dialecticiens disent qu'ils se sont appliqués avec force à la dialectique, non seulement pour apprendre quelles doivent être les prémisses et la conclusion d'un bon raisonnement, mais encore et principalement dans la vue, de savoir distinguer le vrai et le faux, par des arguments démonstratifs : d'où vient qu'ils appellent la dialectique, la science des choses vraies, des fausses, et de celles qui ne sont ni vraies ni fausses. Or puisqu'ils disent eux-mêmes, qu'une argumentation est véritable, qui de prémisses vraies, tire une conclusion vraie, dès qu'on nous proposera un argument qui aura une fausse conclusion, nous saurons qu'il est faux, et nous ne le recevrons pas, parce qu'il faudra nécessairement, ou que cet argument là n'ait pas la vertu de conclure, ou que ses prémisses ne soient pas vraies : comme on peut le voir évidemment par le raisonnement suivant.

Une fausse conclusion dans un argument ou est une suite naturelle de la liaison des prémisses, ou n'en est pas une suite: si elle n'en est pas une suite, l'argument n'aura point la vertu de conclure ; car les dialecticiens disent qu'un argument a cette vertu, dans lequel la conclusion suit la liaison des prémisses. Que si cette conclusion fausse suit naturellement des prémisses, il faut aussi que la liaison des prémisses soit fausse, selon les préceptes de l'art des dialecticiens; car ils disent que du faux suit le faux, mais que le vrai ne suit point du faux. Or il est évident, par ce que nous avons dit ci-dessus, qu'un argument qui n'a point la vertu de conclure, et qui n'est point vrai, n'est pas même démontrable, selon eux : donc, si un argument nous étant proposé, dont la conclusion soit fausse, nous connaissons qu'il n'est point vrai et qu'il n'a point la vertu de conclure, par cela seul qu'il a une fausse conclusion, nous ne l'approuverons pas, encore que nous ne reconnaissions pas par quel endroit il est trompeur. Car comme nous ne consentons pas, que ce que font les joueurs de gobelets soit vrai, et que nous savons qu'ils nous trompent, quoique nous ne sachions pas comment; de même nous n'ajoutons pas foi à des arguments faux, qui paraissent vraisemblables, quoique nous ne connaissions pas en quoi ils font captieux.

Comme les sophismes n'ont pas seulement le vice de nous conduire à quelque chose de faux, mais qu'ils ont encore ceci de particulier, qu'ils nous jettent dans d'autres absurdités ; on pourrait peut-être raisonner ici d'une manière plus générale en cette sorte. Ou le sophisme que l'on nous propose, nous conduit à quelque chose que l'on ne doit pas admettre, ou il nous conduit à quelque chose qui doit être admise : si c'est le second, il n'est point absurde d'y ajouter foi ; et s'il nous conduit à quelque chose que l'on ne doit point admettre, il ne nous faudra pas ajouter foi à une absurdité à cause d'une vraisemblance : mais il faudra aussi que ceux qui nous proposent cet argument, s'en désistent, puisqu'il engage à ajouter foi à des absurdités ; s'il est vrai que leur dessein soit de rechercher la vérité, comme ils le promettent, et non de débiter des chicanes puériles.

Comme nous n'allons pas nous jeter dans un précipice, parce qu'il y a un chemin qui y conduit, et qu'au contraire nous nous, écartons de ce chemin à cause du précipice ; tout de même s'il y a quelque argument qui nous conduise à une choie évidemment absurde, nous ne croirons pas cette absurdité, à cause de l'argument, mais nous laisserons là l'argument, à cause de l'absurdité.

Quand donc on nous proposera ainsi un argument, nous ne dirons ni oui ni non à aucune proposition ; mais quand on nous aura proposé tout l'argument, nous objecterons ce que nous trouverons à propos. Car si les sectateurs dogmatiques de Chrysippe disent que quand on leur propose le Sorite, ils doivent s'arrêter, et ne dire ni oui ni non, pour s'empêcher de donner dans quelque absurdité ; à plus forte raison, nous qui faisons profession de la sceptique, et qui craignons les absurdités, devons-nous prendre garde de ne pas donner dans le piége en accordant des prémisses : à plus forte raison devons-nous nous abstenir de dire oui ou non à chacune des prémisses, jusqu'à ce qu'on nous ait proposé tout l'argument.

Voilà comme quoi, munis de ce que nous avons observé dans l'usage ordinaire de la vie, sans établir néanmoins aucun dogme, nous évitons les tromperies des sophismes. Mais les dogmatiques ne pourront jamais distinguer un sophisme d'avec un bon argument, étant obligés de juger si l'argument est en forme et concluant, et si les prémisses sont véritables, ou s'il n'y a rien de tout cela. Car nous avons fait voir ci-dessus, qu'ils peuvent pas connaître quelles sont les marques et les caractères des arguments qui ont la vertu de conclure, et qu'ils ne peuvent point juger si une chose est vraie, n'ayant ni règle de jugement, ni démonstration, dont on convienne certainement, comme nous l'avons fait voir par leurs propres paroles. Ainsi eu égard à toutes ces choses, on doit conclure que cet art tant vanté chez les dialecticiens, de résoudre les sophismes, est tout à fait inutile.

Chap. XXIII. Des amphibologies.

Nous raisonnons sur la distinction des amphibologies, comme nous avons fait des sophismes. Si l'ambiguïté consiste dans un mot qui ait deux ou plusieurs significations, et si les mots signifient par institution; ceux qui sont exercés dans quelque art que ce soit, distingueront les significations qu'il est important de distinguer, (savoir celles qui dépendent de l'expérience, parce qu'ils ont la pratique et un usage positif et d'institution des mots qui sont établis pour signifier les choses. Au lieu que les dialecticiens ne les distingueront pas, comme par exemple, dans cette proposition à double sens, Il ne faut pas désapprouver un changement de régime dans les relâchements des maladies.

Nous voyons de plus que dans les choses d'usage, les enfants même distinguent fort bien les ambiguïtés, dont la distinction leur paraît être utile. Car si quelqu'un, ayant deux esclaves nommés tous deux Manès, dit à un enfant de faire venir Manès, l'enfant lui demandera lequel des deux il doit appeler. Et si quelqu'un ayant des vins de différentes sortes, dit à un enfant, verse moi à boire ; l'enfant lui demandera duquel il veut. Ainsi l'expérience que l'on a de ce qui est utile dans toutes les choses de la vie, fait trouver les distinctions nécessaires. Mais à l'égard des ambiguïtés, sur lesquelles on n'a point une expérience qui appartienne à l'usage ordinaire de la vie, et qui ne consistent que dans les sentiments des dogmatiques, et dont la distinction est peut-être inutile pour vivre, si on veut se passer d'établir aucune opinion, à l'égard, dis-je, de ces ambiguïtés, un dialecticien même qui aura quelque sentiment particulier, sera obligé de s'abstenir d'en juger, en suivant la méthode des sceptiques, parce qu'elles se trouveront avoir quelque liaison avec des choses obscures, incompréhensibles et qui n'existent peut-être point. Mais nous parlerons de cela ailleurs.

Au reste si quelque dogmatique prétend réfuter quelque chose de ce que nous avons dit, il fortifiera par là, les raisons des sceptiques ; car par les efforts qu'il sera pour nous réfuter, et par la controverse qui fera entre lui et nous, et dans laquelle il fera impossible de juger qui aura tort ou raison, il nous confirmera toujours davantage dans la pensée que nous devons nous abstenir de décider sur les choses en question.

Après avoir parlé des amphibologies en dernier lieu, nous finissons ici le second livre