Textes

Herder (1744-1803)

Le latin médiéval


Enfin, ce n'était pas un instrument sans inconvénients que ce latin monacal, qui formait le lien de toutes les contrées catholiques. Outre qu'il retint longtemps dans une grossière enfance les langues modernes et avec elles le génie des nations qui les parlaient, il en résulta que l'intelligence des intérêts publics fut interdite aux peuples. Avec la langue, le caractère national disparut dans les affaires politiques ; en retour, sous cet idiome monacal se glissait en rampant l'esprit du monastère, toujours prêt, soit à flatter, soit à mentir, quand il en était besoin. Autant, pendant des siècles, il fut avantageux au clergé, c'est-à-dire à la classe instruite, que les actes publics, les lois, les décrets, les histoires locales, même les titres de commerce et les testaments fussent écrits en latin, autant les peuples en souffrirent. Une nation ne peut sortir de la barbarie qu'en cultivant sa langue ; et les habitants de l'Europe ne sont restés si longtemps dans leur premier état, que parce qu'une langue étrangère, contraire à leur génie naturel, achevant de détruire leurs monuments, a, pendant près de dix siècles, empêché de se former une jurisprudence ou une constitution véritablement indigène. L'histoire de la Russie est la seule qui soit fondée sur des monuments écrits dans la langue vulgaire, cet État étant resté indépendant de la hiérarchie romaine, dont Wladimir ne voulut pas recevoir les envoyés. Partout ailleurs, en Europe, l'idiome monacal flétrit ce qu'il put atteindre, et ce triste enfant du besoin ne mérite d'éloges que parce qu'il a sauvé du naufrage les débris de l'antiquité classique.

Ce n'est pas sans regrets que j'ai mêlé de tant de blâmes les éloges dus au moyen âge. Je sens tous les avantages qu'ont encore pour nous beaucoup des établissements de la hiérarchie ; je reconnais les nécessités des siècles où ils prirent naissance, et j'aime à m'enfoncer sous l'obscurité mystérieuse de ces monuments et de ces institutions gothiques. Comme un grossier navire, fait pour résister à la tempête des Barbares, rien ne pouvait les remplacer, et ils prouvent à la fois la force et la prévoyance de ceux qui confièrent à leur garde les trésors du genre humain. Seulement il serait difficile de trouver en eux un caractère d'utilité permanent, indépendant des temps et des lieux. Quand le fruit est mûr, l'écorce s'en détache (p.297-298).