Textes

Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre II, 7, GF Flammarion © 2004,

La vertu

 


6.4 Vanité de la philosophie sans habitudes vertueuses


La plupart [...] cherchent refuge dans l'argumentation, croyant se consacrer à la philosophie et ainsi pouvoir être vertueux. Ils font un peu comme les [1105 b 15] personnes souffrantes qui écoutent attentivement parler leurs médecins, mais ne font rien de ce qu'ils prescrivent. Pas plus donc que ceux-là n'auront la santé du corps en se soignant de la sorte, ils n'auront, eux non plus, celle de l'âme en se consacrant à la philosophie de cette façon.

7.2.2.1 Le milieu jugé relativement à nous


Ainsi, dans tout ce qui est continu et divisible, on peut trouver le plus, le moins et l'égal. Et cela se détermine, soit dans la chose même, soit relativement à nous. — Or l'égal est une sorte de milieu entre l'excès et le défaut.

D'autre part, j'appelle milieu de la chose [1106 a 30] ce qui se trouve à égale distance de chacun des deux extrêmes, milieu qui est un et le même aux yeux de tous. En revanche, le milieu déterminé relativement à nous, c'est ce qui n'est, pour nous, ni trop ni trop peu ; or ce milieu n'est pas une chose unique, ni la même pour tous.

Par exemple, si dix est beaucoup et deux peu, on prend six comme le milieu dans la série, puisqu'il dépasse et est dépassé par une quantité égale. Et ce milieu est conforme au rapport arithmétique. En revanche, le milieu relatif à nous-mêmes ne doit pas être pris de cette façon. En effet, [1106 b 1] si pour un homme, dix mines à manger c'est beaucoup et que deux, c'est peu, le diététicien ne va pas pour autant prescrire invariablement six mines, car c'est peut-être encore beaucoup pour celui qui doit les prendre, ou bien trop peu. Pour Milon, en effet, c'est peu, mais pour qui débute en gymnastique, c'est beaucoup. Il en va de même pour la course ou la lutte.

7.2.2.2 La vertu fait viser le milieu


Ainsi, quiconque s'y connaît fuit alors l'excès et le défaut. Il cherche au contraire le milieu et c'est lui qu'il prend pour objectif. Et ce milieu n'est pas celui de la chose, mais celui qui se détermine relativement à nous. Dès lors, si c'est ainsi que toute connaissance réussit à remplir son office en gardant en vue le milieu et en oeuvrant dans sa direction — d'où l'habitude de [1106 b 10] déclarer, à propos des oeuvres réussies, qu'on n'y peut ni retrancher, ni ajouter quoi que ce soit, dans l'idée que l'excès et le défaut ruinent la perfection, tandis que la moyenne la préserve —, et si de leur côté, les bons artisans, comme nous le disons, l'ont en point de mire lorsqu'ils travaillent, mais que la vertu, comme la nature, surclasse toute forme d'art en rigueur et en valeur, alors la vertu est propre à faire viser le milieu.

7.3 Définition de la vertu


Par conséquent, la vertu est un état décisionnel qui consiste en une moyenne [1107 a 1] fixée relativement à nous. C'est sa définition formelle et c'est ainsi que la définirait l'homme sagace. D'autre part, elle est une moyenne entre deux vices, l'un par excès, l'autre par défaut ; et cela tient encore au fait que les vices, ou bien restent en deçà, ou bien vont au-delà de ce qui est demandé dans les affections et les actions, alors que la vertu découvre le milieu et le choisit.

7.4.2 Le mal [n'est ni] excès ni défaut [ni moyenne]


D'autre part, il n'y a pas dans tout genre d'action ou d'affection une moyenne à trouver. Quelques-unes, en effet, ont un nom qui, [1107 a 10] d'emblée, les associe à la perversité : par exemple, la jubilation maligne, l'impudence, l'envie et, parmi les actions, l'adultère, le vol, le meurtre. Toutes ces choses, en effet, et celles du même genre sont blâmées parce qu'elles sont elles-mêmes vilaines, et ce n'est pas l'excès ou le défaut, dans leurs cas, qui les rend blâmables. Il n'y a donc jamais, quand on s'y livre, possibilité d'une attitude correcte ; au contraire, il y a toujours faute. Et l'on ne peut trouver bien ou mal, dans ces conditions, de commettre par exemple l'adultère avec celle qu'il faut, quand il faut et de la manière qu'il faut ; au contraire, le simple fait de commettre l'un quelconque de ces forfaits constitue une faute.