Textes

Aristote, Poétique, Chapitre 6,
Gallimard © 1996,

Art, imitation, tragédie et catharsis

 


[...] la tragédie est l'imitation d'une action de caractère élevé et complète, d'une certaine étendue, dans un langage relevé d'assaisonnements d'une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d'un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à pareilles émotions. J'appelle « langage relevé d'assaisonnements » celui qui a rythme, mélodie et chant ; et j'entends par « assaisonnements d'une espèce particulière » que certaines parties sont exécutées simplement à l'aide du mètre [Nature du vers], tandis que d'autres, par contre, le sont à l'aide du chant.

Puisque ce sont des personnages en action qui font l'imitation, nécessairement on peut d'abord considérer comme partie de la tragédie l'ordonnance du spectacle ; puis il y a le chant et l'élocution ; car tels sont bien les moyens employés pour faire l'imitation. J'appelle « élocution » le seul assemblage des vers ; quant à « chant », le mot a un sens parfaitement clair. Comme d'autre part, il s'agit de l'imitation d'une action et que celle-ci suppose des personnages agissants, lesquels sont nécessairement tels ou tels de caractère ou de pensée (car c'est en tenant compte de ces différences que nous qualifions les actions humaines), il y a deux causes naturelles qui déterminent les actions, à savoir la pensée et le caractère, et ce sont les actions qui toujours nous font réussir ou échouer. C'est la fable qui est l'imitation de l'action, car j'appelle ici « fable » l'assemblage des actions accomplies ; j'appelle « caractère » ce qui nous fait dire des personnages que nous voyons agir qu'ils ont telles ou telles qualités ; j'entends par « pensée » tout ce que les personnages disent pour démontrer quelque chose ou déclarer ce qu'ils décident.

Donc nécessairement il y a dans toute tragédie six parties constitutives qui font qu'elle est telle ou telle ; ce sont la fable, les caractères, l'élocution, la pensée, le spectacle et le chant. Car les moyens d'imiter constituent deux parties, la façon d'imiter en constitue une et l'objet de l'imitation trois, et il n'y en a pas d'autres. Ces parties constitutives, tous les poètes pour ainsi dire les ont employées, car toutes les tragédies comportent également appareil scénique, caractère, fable, élocution, chant et pensée.

La plus importante de ces parties est l'assemblage des actions accomplies, car la tragédie imite non pas les hommes, mais une action et la vie, le bonheur < et l'infortune ; or, le bonheur > et l'infortune sont dans l'action [12] et la fin de la vie est une certaine manière d'agir, non une manière d'être ; et c'est en raison de leur caractère que les hommes sont tels ou tels, mais c'est en raison de leurs actions qu'ils sont heureux ou le contraire. Donc les personnages n'agissent pas pour imiter les caractères, mais ils reçoivent leurs caractères par surcroît et en raison de leurs actions ; de sorte que les actes et la fable sont la fin de la tragédie ; et c'est la fin qui en toutes choses est le principal.

De plus, sans action il ne peut y avoir de tragédie, mais il peut y en avoir sans caractères. En effet les tragédies de la plupart des auteurs modernes sont dépourvues de caractères, et, de façon générale, c'est le cas pour beaucoup de poètes ; comme c'est le cas aussi, parmi les peintres, de Zeuxis par rapport à Polygnote : car Polygnote est un bon peintre de caractères tandis que la peinture de Zeuxis n'a aucun trait moral.

En outre, si on met à la file des tirades qui reflètent un caractère, si bien réussies qu'elles soient sous le rapport de l'élocution et de la pensée, on n'effectuera pas ce qui est l'oeuvre propre de la tragédie, mais on l'effectuera bien davantage avec une tragédie inférieure sous ces rapports, mais ayant fable, assemblage d'actions. Ajoutons que dans une tragédie, la principale source de plaisir pour l'âme du spectateur est dans des parties de la fable, je veux dire les péripéties et les reconnaissances.

Un autre indice c'est que ceux qui débutent en poésie arrivent à l'exacte vérité dans l'élocution et les caractères avant de savoir combiner les actions, comme c'est le cas aussi chez presque tous les anciens poètes.

1. La fable est donc le principe et comme l'âme de la tragédie ; en second lieu seulement viennent 2. les caractères. En effet c'est à peu près comme en peinture où quelqu'un qui appliquerait les plus belles couleurs pêle-mêle charmerait moins qu'en esquissant une image. La tragédie est l'imitation d'une action et c'est avant tout en raison de l'action qu'elle imite les hommes agissant.

En troisième lieu vient 3. la pensée. Elle consiste dans la faculté de trouver le langage qu'implique la situation, le langage approprié, ce qui dans les discours est l'oeuvre de la politique et de la rhétorique ; en effet les anciens poètes prêtaient à leurs personnages le langage de la vie civile et ceux d'aujourd'hui les font parler en rhéteurs.

Le caractère est ce qui montre la ligne de conduite, le parti que, le cas étant douteux, on adopte de préférence ou évite (aussi n'y a-t-il pas de caractère dans les paroles où il n'y a absolument aucun parti adopté ou évité par celui qui parle) ; et il y a pensée là où on démontre que telle chose est ou n'est pas, ou énonce quelque idée générale.

La quatrième des parties inhérentes au langage est 4. l'élocution, j'entends par là, comme je l'ai dit antérieurement, la traduction de la pensée par les mots ; elle a les mêmes propriétés dans les écrits en vers et dans les écrits en prose.

Parmi les autres parties constitutives 5. le chant est le principal des assaisonnements. 6. Le spectacle, bien que de nature à séduire le public, est tout ce qu'il y a d'étranger à l'art et de moins propre à la poétique ; car le pouvoir de la tragédie subsiste même sans concours ni acteurs, et en outre, pour la mise en scène, l'art de l'homme préposé aux accessoires est plus important que celui du poète.