Textes

L’usurier Gobsek

 

Je dois commencer par vous parler d’un personnage que vous ne pouvez pas connaître. Il s’agit d’un usurier. Saisirez-vous bien cette figure pâle et blafarde, à laquelle je voudrais que l’académie me permît de donner le nom de face lunaire, elle ressemblait à du vermeil dédoré ? Les cheveux de mon usurier étaient plats, soigneusement peignés et d’un gris cendré. Les traits de son visage, impassible autant que celui de Talleyrand, paraissaient avoir été coulés en bronze. Jaunes comme ceux d’une fouine, ses petits yeux n’avaient presque point de cils et craignaient la lumière ; mais l’abat-jour d’une vieille casquette les en garantissait. Son nez pointu était si grêlé dans le bout que vous l’eussiez comparé à une vrille. Il avait les lèvres minces de ces alchimistes et de ces petits vieillards peints par Rembrandt ou par Metzu. Cet homme parlait bas, d’un ton doux, et ne s’emportait jamais. Son âge était un problème : on ne pouvait pas savoir s’il était vieux avant le temps, ou s’il avait ménagé sa jeunesse afin qu’elle lui servît toujours. Tout était propre et râpé dans sa chambre, pareille, depuis le drap vert du bureau jusqu’au tapis du lit, au froid sanctuaire de ces vieilles filles qui passent la journée à frotter leurs meubles. En hiver les tisons de son foyer, toujours enterrés dans un talus de cendres, y fumaient sans flamber. Ses actions, depuis l’heure de son lever jusqu’à ses accès de toux le soir, étaient soumises à la régularité d’une pendule. C’était en quelque sorte un homme-modèle que le sommeil remontait. Si vous touchez un cloporte cheminant sur un papier, il s’arrête et fait le mort ; de même, cet homme s’interrompait au milieu de son discours et se taisait au passage d’une voiture, afin de ne pas forcer sa voix. A l’imitation de Fontenelle, il économisait le mouvement vital, et concentrait tous les sentiments humains dans le moi. Aussi sa vie s’écoulait-elle sans faire plus de bruit que le sable d’une horloge antique. Quelquefois ses victimes criaient beaucoup, s’emportaient ; puis après il se faisait un grand silence, comme dans une cuisine où l’on égorge un canard. Vers le soir l’homme-billet se changeait en un homme ordinaire, et ses métaux se métamorphosaient en cœur humain. S’il était content de sa journée, il se frottait les mains en laissant échapper par les rides crevassées de son visage une fumée de gaieté, car il est impossible d’exprimer autrement le jeu muet de ses muscles, où se peignait une sensation comparable au rire à vide de Bas-de-Cuir. Enfin, dans ses plus grands accès de joie, sa conversation restait monosyllabique, et sa contenance était toujours négative. Tel est le voisin que le hasard m’avait donné dans la maison que j’habitais rue des Grès, quand je n’étais encore que second clerc et que j’achevais ma troisième année de Droit. Cette maison, qui n’a pas de cour, est humide et sombre. Les appartements n’y tirent leur jour que de la rue. La distribution claustrale qui divise le bâtiment en chambres d’égale grandeur, en ne leur laissant d’autre issue qu’un long corridor éclairé par des jours de souffrance, annonce que la maison a jadis fait partie d’un couvent. A ce triste aspect, la gaieté d’un fils de famille expirait avant qu’il n’entrât chez mon voisin : sa maison et lui se ressemblaient. Vous eussiez dit de l’huître et son rocher. Le seul être avec lequel il communiquait, socialement parlant, était moi ; il venait me demander du feu, m’empruntait un livre, un journal, et me permettait le soir d’entrer dans sa cellule, où nous causions quand il était de bonne humeur. Ces marques de confiance étaient le fruit d’un voisinage de quatre années et de ma sage conduite, qui, faute d’argent, ressemblait beaucoup à la sienne. Avait-il des parents, des amis ? Etait-il riche ou pauvre ? Personne n’aurait pu répondre à ces questions. Je ne voyais jamais d’argent chez lui. Sa fortune se trouvait sans doute dans les caves de la Banque. Il recevait lui-même ses billets en courant dans Paris d’une jambe sèche comme celle d’un cerf. Il était d’ailleurs martyr de sa prudence. Un jour, par hasard, il portait de l’or ; un double napoléon se fit jour, on ne sait comment, à travers son gousset ; un locataire qui le suivait dans l’escalier ramassa la pièce et la lui présenta. — Cela ne m’appartient pas, répondit-il avec un geste de surprise. A moi de l’or ! Vivrais-je comme je vis si j’étais riche ? Le matin il apprêtait lui-même son café sur un réchaud de tôle, qui restait toujours dans l’angle noir de sa cheminée ; un rôtisseur lui apportait à dîner. Notre vieille portière montait à une heure fixe pour approprier la chambre. Enfin, par une singularité que Sterne appellerait une prédestination, cet homme se nommait Gobseck. Quand plus tard je fis ses affaires, j’appris qu’au moment où nous nous connûmes il avait environ soixante-seize ans. Il était né vers 1740, dans les faubourgs d’Anvers, d’une Juive et d’un Hollandais, et se nommait Jean-Esther Van Gobseck. Vous savez combien Paris s’occupa de l’assassinat d’une femme nommée la belle Hollandaise ? quand j’en parlai par hasard à mon ancien voisin, il me dit, sans exprimer ni le moindre intérêt ni la plus légère surprise : — C’est ma petite nièce. Cette parole fut tout ce que lui arracha la mort de sa seule et unique héritière, la petite-fille de sa sœur. Les débats m’apprirent que la belle Hollandaise se nommait en effet Sara Van Gobseck. Lorsque je lui demandai par quelle bizarrerie sa petite nièce portait son nom : — Les femmes ne se sont jamais mariées dans notre famille, me répondit-il en souriant. Cet homme singulier n’avait jamais voulu voir une seule personne des quatre générations femelles où se trouvaient ses parents. Il abhorrait ses héritiers et ne concevait pas que sa fortune pût jamais être possédée par d’autres que lui, même après sa mort. Sa mère l’avait embarqué dès l’âge de dix ans en qualité de mousse pour les possessions hollandaises dans les grandes Indes, où il avait roulé pendant vingt années. Aussi les rides de son front jaunâtre gardaient elles les secrets d’événements horribles, de terreurs soudaines, de hasards inespérés, de traverses romanesques, de joies infinies : la faim supportée, l’amour foulé aux pieds, la fortune compromise, perdue, retrouvée, la vie maintes fois en danger, et sauvée peut-être par ces déterminations dont la rapide urgence excuse la cruauté. Il avait connu M. de Lally, M. de Kergarouët, M. d’Estaing, le bailli de Suffren, M. de Portenduère, lord Cornwallis, lord Hastings, le père de Tippo-Saeb et Tippo-Saeb lui-même. Ce Savoyard, qui servit Madhadjy-Sindiah, le roi de Delhy, et contribua tant à fonder la puissance des Marhattes, avait fait des affaires avec lui. Il avait eu des relations avec Victor Hughes et plusieurs célèbres corsaires, car il avait long-temps séjourné à Saint-Thomas. Il avait si bien tout tenté pour faire fortune qu’il avait essayé de découvrir l’or de cette tribu de sauvages si célèbres aux environs de Buenos-Ayres. Enfin il n’était étranger à aucun des événements de la guerre de l’indépendance américaine. Mais quand il parlait des Indes ou de l’Amérique, ce qui ne lui arrivait avec personne, et fort rarement avec moi, il semblait que ce fût une indiscrétion, il paraissait s’en repentir. Si l’humanité, si la sociabilité sont une religion, il pouvait être considéré comme un athée. Quoique je me fusse proposé de l’examiner, je dois avouer à ma honte que jusqu’au dernier moment son cœur fut impénétrable. Je me suis quelquefois demandé à quel sexe il appartenait. Si les usuriers ressemblent à celui-là, je crois qu’ils sont tous du genre neutre. Etait-il resté fidèle à la religion de sa mère, et regardait-il les chrétiens comme sa proie ? s’était-il fait catholique, mahométan, brahme ou luthérien ? Je n’ai jamais rien su de ses opinions religieuses. Il me paraissait être plus indifférent qu’incrédule. Un soir j’entrai chez cet homme qui s’était fait or, et que, par antiphrase ou par raillerie, ses victimes, qu’il nommait ses clients, appelaient papa Gobseck. Je le trouvai sur son fauteuil immobile comme une statue, les yeux arrêtés sur le manteau de la cheminée où il semblait relire ses bordereaux d’escompte. Une lampe fumeuse dont le pied avait été vert jetait une lueur qui, loin de colorer ce visage, en faisait mieux ressortir la pâleur. Il me regarda silencieusement et me montra ma chaise qui m’attendait. — A quoi cet être-là pense-t-il ? me dis-je. Sait-il s’il existe un Dieu, un sentiment, des femmes, un bonheur ? Je le plaignis comme j’aurais plaint un malade. Mais je comprenais bien aussi que, s’il avait des millions à la Banque, il pouvait posséder par la pensée la terre qu’il avait parcourue, fouillée, soupesée, évaluée, exploitée. — Bonjour, papa Gobseck, lui dis-je. Il tourna la tête vers moi, ses gros sourcils noirs se rapprochèrent légèrement ; chez lui, cette inflexion caractéristique équivalait au plus gai sourire d’un Méridional. — Vous êtes aussi sombre que le jour où l’on est venu vous annoncer la faillite de ce libraire de qui vous avez tant admiré l’adresse, quoique vous en ayez été la victime. — Victime ? dit-il d’un air étonné. — Afin d’obtenir son concordat, ne vous avait-il pas réglé votre créance en billets signés de la raison de commerce en faillite ; et quand il a été rétabli, ne vous les a-t-il pas soumis à la réduction voulue par le concordat ? — Il était fin, répondit-il, mais je l’ai repincé. — Avez-vous donc quelques billets à protester ? nous sommes le trente, je crois. Je lui parlais d’argent pour la première fois. Il leva sur moi ses yeux par un mouvement railleur ; puis, de sa voix douce dont les accents ressemblaient aux sons que tire de sa flûte un élève qui n’en a pas l’embouchure : — Je m’amuse, me dit-il. — Vous vous amusez donc quelquefois ? — Croyez-vous qu’il n’y ait de poètes que ceux qui impriment des vers, me demanda-t-il en haussant les épaules et me jetant un regard de pitié. — De la poésie dans cette tête ! pensé-je, car je ne connaissais encore rien de sa vie. — Quelle existence pourrait être aussi brillante que l’est la mienne ? dit-il en continuant, et son œil s’anima. Vous êtes jeune, vous avez les idées de votre sang, vous voyez des figures de femme dans vos tisons, moi je n’aperçois que des charbons dans les miens. Vous croyez à tout, moi je ne crois à rien. Gardez vos illusions, si vous le pouvez. Je vais vous faire le décompte de la vie. Soit que vous voyagiez, soit que vous restiez au coin de votre cheminée et de votre femme, il arrive toujours un âge auquel la vie n’est plus qu’une habitude exercée dans un certain milieu préféré. Le bonheur consiste alors dans l’exercice de nos facultés appliquées à des réalités. Hors ces deux préceptes, tout est faux. Mes principes ont varié comme ceux des hommes, j’en ai dû changer à chaque latitude. Ce que l’Europe admire, l’Asie le punit. Ce qui est un vice à Paris, est une nécessité quand on a passé les Açores. Rien n’est fixe ici-bas, il n’y existe que des conventions qui se modifient suivant les climats. Pour qui s’est jeté forcément dans tous les moules sociaux, les convictions et les morales ne sont plus que des mots sans valeur. Reste en nous le seul sentiment vrai que la nature y ait mis : l’instinct de notre conservation. Dans vos sociétés européennes, cet instinct se nomme intérêt personnel. Si vous aviez vécu autant que moi vous sauriez qu’il n’est qu’une seule chose matérielle dont la valeur soit assez certaine pour qu’un homme s’en occupe. Cette chose… c’est L’OR. L’or représente toutes les forces humaines. J’ai voyagé, j’ai vu qu’il y avait partout des plaines ou des montagnes : les plaines ennuient, les montagnes fatiguent ; les lieux ne signifient donc rien. Quant aux mœurs, l’homme est le même partout : partout le combat entre le pauvre et le riche est établi, partout il est inévitable ; il vaut donc mieux être l’exploitant que d’être l’exploité ; partout il se rencontre des gens musculeux qui travaillent et des gens lymphatiques qui se tourmentent ; partout les plaisirs sont les mêmes, car partout les sens s’épuisent, et il ne leur survit qu’un seul sentiment, la vanité ! La vanité, c’est toujours le moi. La vanité ne se satisfait que par des flots d’or. Nos fantaisies veulent du temps, des moyens physiques ou des soins. Eh ! bien, l’or contient tout en germe, et donne tout en réalité. Il n’y a que des fous ou des malades qui puissent trouver du bonheur à battre les cartes tous les soirs pour savoir s’ils gagneront quelques sous. Il n’y a que des sots qui puissent employer leur temps à se demander ce qui se passe, si madame une telle s’est couchée sur son canapé seule ou en compagnie, si elle a plus de sang que de lymphe, plus de tempérament que de vertu. Il n’y a que des dupes qui puissent se croire utiles à leurs semblables en s’occupant à tracer des principes politiques pour gouverner des événements toujours imprévus. Il n’y a que des niais qui puissent aimer à parler des acteurs et à répéter leurs mots ; à faire tous les jours, mais sur un plus grand espace, la promenade que fait un animal dans sa loge ; à s’habiller pour les autres, à manger pour les autres ; à se glorifier d’un cheval ou d’une voiture que le voisin ne peut avoir que trois jours après eux. N’est-ce pas la vie de vos Parisiens traduite en quelques phrases ? Voyons l’existence de plus haut qu’ils ne la voient. Le bonheur consiste ou en émotions fortes qui usent la vie, ou en occupations réglées qui en font une mécanique anglaise fonctionnant par temps réguliers. Au-dessus de ces bonheurs, il existe une curiosité, prétendue noble, de connaître les secrets de la nature ou d’obtenir une certaine imitation de ses effets. N’est-ce pas, en deux mots, l’Art ou la Science, la Passion ou le Calme ? Hé ! bien, toutes les passions humaines agrandies par le jeu de vos intérêts sociaux, viennent parader devant moi qui vis dans le calme. Puis, votre curiosité scientifique, espèce de lutte où l’homme a toujours le dessous, je la remplace par la pénétration de tous les ressorts qui font mouvoir l’Humanité. En un mot, je possède le monde sans fatigue, et le monde n’a pas la moindre prise sur moi. Ecoutez-moi, reprit-il, par le récit des événements de la matinée, vous devinerez mes plaisirs. Il se leva, alla pousser le verrou de sa porte, tira un rideau de vieille tapisserie dont les anneaux crièrent sur la tringle, et revint s’asseoir. — Ce matin, me dit-il, je n’avais que deux effets à recevoir, les autres avaient été donnés la veille comme comptant à mes pratiques. Autant de gagné ! car, à l’escompte, je déduis la course que me nécessite la recette, en prenant quarante sous pour un cabriolet de fantaisie. Ne serait-il pas plaisant qu’une pratique me fît traverser Paris pour six francs d’escompte, moi qui n’obéis à rien, moi qui ne paye que sept francs de contributions. Le premier billet, valeur de mille francs présentée par un jeune homme, beau fils à gilets pailletés, à lorgnon, à tilbury, cheval anglais, etc., était signé par l’une des plus jolies femmes de Paris, mariée à quelque riche propriétaire, un comte. Pourquoi cette comtesse avait-elle souscrit une lettre de change, nulle en droit, mais excellente en fait ; car ces pauvres femmes craignent le scandale que produirait un protêt dans leur ménage et se donneraient en paiement plutôt que de ne pas payer ? Je voulais connaître la valeur secrète de cette lettre de change. Etait-ce bêtise, imprudence, amour ou charité ? Le second billet, d’égale somme, signé Fanny Malvaut, m’avait été présenté par un marchand de toiles en train de se ruiner. Aucune personne, ayant quelque crédit à la Banque, ne vient dans ma boutique, où le premier pas fait de ma porte à mon bureau dénonce un désespoir, une faillite près d’éclore, et surtout un refus d’argent éprouvé chez tous les banquiers. Aussi ne vois-je que des cerfs aux abois, traqués par la meute de leurs créanciers. La comtesse demeurait rue du Helder, et ma Fanny rue Montmartre. Combien de conjectures n’ai-je pas faites en m’en allant d’ici ce matin ? Si ces deux femmes n’étaient pas en mesure, elles allaient me recevoir avec plus de respect que si j’eusse été leur propre père. Combien de singeries la comtesse ne me jouerait-elle pas pour mille francs ? Elle allait prendre un air affectueux, me parler de cette voix dont les câlineries sont réservées à l’endosseur du billet, me prodiguer des paroles caressantes, me supplier peut-être, et moi… Là, le vieillard me jeta son regard blanc. — Et moi, inébranlable ! reprit-il Je suis là comme un vengeur, j’apparais comme un remords. Laissons les hypothèses. J’arrive. — Madame la comtesse est couchée, me dit une femme de chambre. — Quand sera-t-elle visible ? — A midi. — Madame la comtesse serait-elle malade ? — Non, monsieur ; mais elle est rentrée du bal à trois heures. — Je m’appelle Gobseck, dites-lui mon nom, je serai ici à midi. Et je m’en vais en signant ma présence sur le tapis qui couvrait les dalles de l’escalier. J’aime à crotter les tapis de l’homme riche, non par petitesse, mais pour leur faire sentir la griffe de la Nécessité. Parvenu rue Montmartre, à une maison de peu d’apparence, je pousse une vieille porte cochère, et vois une de ces cours obscures où le soleil ne pénètre jamais. La loge du portier était noire, le vitrage ressemblait à la manche d’une douillette trop long-temps portée, il était gras, brun, lézardé. — Mademoiselle Fanny Malvaut ? — Elle est sortie, mais si vous venez pour un billet, l’argent est là. — Je reviendrai, dis-je. Du moment où le portier avait la somme, je voulais connaître la jeune fille ; je me figurais qu’elle était jolie. Je passe la matinée à voir les gravures étalées sur le boulevard ; puis à midi sonnant, je traversais le salon qui précède la chambre de la. comtesse. — Madame me sonne à l’instant, me dit la femme de chambre, je ne crois pas qu’elle soit visible. — J’attendrai, répondis-je en m’asseyant sur un fauteuil. Les persiennes s’ouvrent, la femme de chambre accourt et me dit : — Entrez, monsieur. A la douceur de sa voix, je devinai que sa maîtresse ne devait pas être en mesure. Combien était belle la femme que je vis alors ! Elle avait jeté à la hâte sur ses épaules nues un châle de cachemire dans lequel elle s’enveloppait si bien que ses formes pouvaient se deviner dans leur nudité. Elle était vêtue d’un peignoir garni de ruches blanches comme neige et qui annonçait une dépense annuelle d’environ deux mille francs chez la blanchisseuse en fin. Ses cheveux noirs s’échappaient en grosses boucles d’un joli madras négligemment noué sur sa tête à la manière des créoles. Son lit offrait le tableau d’un désordre produit sans doute par un sommeil agité. Un peintre aurait payé pour rester pendant quelques moments au milieu de cette scène. Sous des draperies voluptueusement attachées, un oreiller enfoncé sur un édredon de soie bleue, et dont les garnitures en dentelle se détachaient vivement sur ce fond d’azur, offrait l’empreinte de formes indécises qui réveillaient l’imagination. Sur une large peau d’ours, étendue aux pieds des lions ciselés dans l’acajou du lit, brillaient deux souliers de satin blanc, jetés avec l’incurie que cause la lassitude d’un bal. Sur une chaise était une robe froissée dont les manches touchaient à terre. Des bas que le moindre souffle d’air aurait emportés, étaient tortillés dans le pied d’un fauteuil. De blanches jarretières flottaient le long d’une causeuse. Un éventail de prix, à moitié déplié, reluisait sur la cheminée. Les tiroirs de la commode restaient ouverts. Des fleurs, des diamants, des gants, un bouquet, une ceinture gisaient çà et là. Je respirais une vague odeur de parfums. Tout était luxe et désordre, beauté sans harmonie. Mais déjà pour elle ou pour son adorateur, la misère, tapie là-dessous, dressait la tête et leur faisait sentir ses dents aiguës. La figure fatiguée de la comtesse ressemblait à cette chambre parsemée des débris d’une fête. Ces brimborions épars me faisaient pitié ; rassemblés, ils avaient causé la veille quelque délire. Ces vestiges d’un amour foudroyé par le remords, cette image d’une vie de dissipation, de luxe et de bruit, trahissaient des efforts de Tantale pour embrasser de fuyants plaisirs. Quelques rougeurs semées sur le visage de la jeune femme attestaient la finesse de sa peau, mais ses traits étaient comme grossis, et le cercle brun qui se dessinait sous ses yeux semblait être plus fortement marqué qu’à l’ordinaire. Néanmoins la nature avait assez d’énergie en elle pour que ces indices de folie n’altérassent pas sa beauté. Ses yeux étincelaient. Semblable à l’une de ces Hérodiades dues au pinceau de Léonard de Vinci (j’ai brocanté les tableaux), elle était magnifique de vie et de force ; rien de mesquin dans ses contours ni dans ses traits, elle inspirait l’amour, et me semblait devoir être plus forte que l’amour. Elle me plut. Il y avait long-temps que mon cœur n’avait battu. J’étais donc déjà payé ! je donnerais mille francs d’une sensation qui me ferait souvenir de ma jeunesse. — Monsieur, me dit-elle en me présentant une chaise, auriez-vous la complaisance d’attendre ? — Jusqu’à demain midi, madame, répondis-je en repliant le billet que je lui avais présenté, je n’ai le droit de protester qu’à cette heure-là. Puis, en moi-même, je me disais : — Paie ton luxe, paie ton nom, paie ton bonheur, paie le monopole dont tu jouis. Pour se garantir leurs biens, les riches ont inventé des tribunaux, des juges, et cette guillotine, espèce de bougie où viennent se brûler les ignorants. Mais, pour vous qui couchez sur la soie et sous la soie, il est des remords, des grincements de dents cachés sous un sourire, et des gueules de lions fantastiques qui vous donnent un coup de dent au cœur. — Un protêt ! y pensez-vous ? s’écria-t-elle en me regardant, vous auriez si peu d’égards pour moi ! — Si le roi me devait, madame, et qu’il ne me payât pas, je l’assignerais encore plus promptement que tout autre débiteur. En ce moment nous entendîmes frapper doucement à la porte de la chambre. — Je n’y suis pas ! dit impérieusement la jeune femme. — Anastasie, je voudrais cependant bien vous voir. — Pas en ce moment, mon cher, répondit-elle d’une voix moins dure, mais néanmoins sans douceur. — Quelle plaisanterie ! vous parlez à quelqu’un, répondit en entrant un homme qui ne pouvait être que le comte. La comtesse me regarda, je la compris, elle devint mon esclave. Il fut un temps, jeune homme, où j’aurais été peut-être assez bête pour ne pas protester. En 1763, à Pondichéry, j’ai fait grâce à une femme qui m’a joliment roué. Je le méritais, pourquoi m’étais-je fié à elle ? — Que veut monsieur ? me demanda le comte. Je vis la femme frissonnant de la tête aux pieds, la peau blanche et satinée de son cou devint rude, elle avait, suivant un terme familier, la chair de poule. Moi, je riais, sans qu’aucun de mes muscles ne tressaillît. — Monsieur est un de mes fournisseurs, dit-elle. Le comte me tourna le dos, je tirai le billet à moitié hors de ma poche. A ce mouvement inexorable, la jeune femme vint à moi, me présenta un diamant : — Prenez, dit elle, et allez-vous-en. Nous échangeâmes les deux valeurs, et je sortis en la saluant. Le diamant valait bien une douzaine de cents francs pour moi. Je trouvai dans la cour une nuée de valets qui brossaient leurs livrées, ciraient leurs bottes ou nettoyaient de somptueux équipages. — Voilà, me dis-je, ce qui amène ces gens-là chez moi. Voilà ce qui les pousse à voler décemment des millions, à trahir leur patrie. Pour ne pas se crotter en allant à pied, le grand seigneur, ou celui qui le singe, prend une bonne fois un bain de boue ! En ce moment, la grande porte s’ouvrit, et livra passage au cabriolet du jeune homme qui m’avait présenté le billet. — Monsieur, lui dis-je quand il fut descendu, voici deux cents francs que je vous prie de rendre à madame la comtesse, et vous lui ferez observer que je tiendrai à sa disposition pendant huit jours le gage qu’elle m’a remis ce matin. Il prit les deux cents francs, et laissa échapper un sourire moqueur, comme s’il eût dit : — Ha ! elle a payé. Ma foi, tant mieux ! J’ai lu sur cette physionomie l’avenir de la comtesse. Ce joli monsieur blond, froid, joueur sans âme se ruinera, la ruinera, ruinera le mari, ruinera les enfants, mangera leurs dots, et causera plus de ravages à travers les salons que n’en causerait une batterie d’obusiers dans un régiment. Je me rendis rue Montmartre, chez mademoiselle Fanny. Je montai un petit escalier bien raide. Arrivé au cinquième étage, je fus introduit dans un appartement composé de deux chambres où tout était propre comme un ducat neuf. Je n’aperçus pas la moindre trace de poussière sur les meubles de la première pièce où me reçut mademoiselle Fanny, jeune fille parisienne, vêtue simplement : tête élégante et fraîche, air avenant, des cheveux châtains bien peignés, qui, retroussés en deux arcs sur les tempes, donnaient de la finesse à des yeux bleus, purs comme du cristal. Le jour, passant à travers de petits rideaux tendus aux carreaux, jetait une lueur douce sur sa modeste figure. Autour d’elle, de nombreux morceaux de toile taillés me dénoncèrent ses occupations habituelles, elle ouvrait du linge. Elle était là comme le génie de la solitude. Quand je lui présentai le billet, je lui dis que je ne l’avais pas trouvée le matin. — Mais, dit-elle, les fonds étaient chez la portière. Je feignis de ne pas entendre. — Mademoiselle sort de bonne heure, à ce qu’il paraît ? — Je suis rarement hors de chez moi ; mais quand on travaille la nuit, il faut bien quelquefois se baigner. Je la regardai. D’un coup d’oeil, je devinai tout. C’était une fille condamnée au travail par le malheur, et qui appartenait à quelque famille d’honnêtes fermiers, car elle avait quelques-uns de ces grains de rousseur particuliers aux personnes nées à la campagne. Je ne sais quel air de vertu respirait dans ses traits. Il me sembla que j’habitais une atmosphère de sincérité, de candeur, où mes poumons se rafraîchissaient. Pauvre innocente ! elle croyait à quelque chose : sa simple couchette en bois peint était surmontée d’un crucifix orné de deux branches de buis. Je fus quasi touché. Je me sentais disposé à lui offrir de l’argent à douze pour cent seulement, afin de lui faciliter l’achat de quelque bon établissement. — Mais, me dis-je, elle a peut-être un petit cousin qui se ferait de l’argent avec sa signature, et grugerait la pauvre fille. Je m’en suis donc allé, me mettant en garde contre mes idées généreuses, car j’ai souvent eu l’occasion d’observer que quand la bienfaisance ne nuit pas au bienfaiteur, elle tue l’obligé. Lorsque vous êtes entré, je pensais que Fanny Malvaut serait une bonne petite femme ; j’opposais sa vie pure et solitaire à celle de cette comtesse qui, déjà tombée dans la lettre de change, va rouler jusqu’au fond des abîmes du vice ! Eh ! bien, reprit-il après un moment de silence profond pendant lequel je l’examinais, croyez-vous que ce ne soit rien que de pénétrer ainsi dans les plus secrets replis du cœur humain, d’épouser la vie des autres, et de la voir à nu ? Des spectacles toujours variés : des plaies hideuses, des chagrins mortels, des scènes d’amour, des misères que les eaux de la Seine attendent, des joies de jeune homme qui mènent à l’échafaud, des rires de désespoir et des fêtes somptueuses. Hier, une tragédie : quelque bonhomme de père qui s’asphyxie parce qu’il ne peut plus nourrir ses enfants. Demain, une comédie : un jeune homme essaiera de me jouer la scène de monsieur Dimanche, avec les variantes de notre époque. Vous avez entendu vanter l’éloquence des derniers prédicateurs, je suis allé parfois perdre mon temps à les écouter, ils m’ont fait changer d’opinion, mais de conduite, comme disait je ne sais qui, jamais. Hé ! bien, ces bons prêtres, votre Mirabeau, Vergniaud et les autres ne sont que des bègues auprès de mes orateurs. Souvent une jeune fille amoureuse, un vieux négociant sur le penchant de sa faillite, une mère qui veut cacher la faute de son fils, un artiste sans pain, un grand sur le déclin de la faveur, et qui, faute d’argent, va perdre le fruit de ses efforts, m’ont fait frissonner par la puissance de leur parole. Ces sublimes acteurs jouaient pour moi seul, et sans pouvoir me tromper. Mon regard est comme celui de Dieu, je vois dans les cœurs. Rien ne m’est caché. L’on ne refuse rien à qui lie et délie les cordons du sac. Je suis assez riche pour acheter les consciences de ceux qui font mouvoir les ministres, depuis leurs garçons de bureau jusqu’à leurs maîtresses : n’est-ce pas le Pouvoir ? Je puis avoir les plus belles femmes et leurs plus tendres caresses, n’est-ce pas le Plaisir ? Le Pouvoir et le Plaisir ne résument-ils pas tout votre ordre social ? Nous sommes dans Paris une dizaine ainsi, tous rois silencieux et inconnus, les arbitres de vos destinées. La vie n’est-elle pas une machine à laquelle l’argent imprime le mouvement. Sachez-le, les moyens se confondent toujours avec les résultats : vous n’arriverez jamais à séparer l’âme des sens, l’esprit de la matière. L’or est le spiritualisme de vos sociétés actuelles. Liés par le même intérêt, nous nous rassemblons à certains jours de la semaine au café Thémis, près du Pont-Neuf. Là, nous nous révélons les mystères de la finance. Aucune fortune ne peut nous mentir, nous possédons les secrets de toutes les familles. Nous avons une espèce de livre noir où s’inscrivent les notes les plus importantes sur le crédit public, sur la Banque, sur le Commerce. Casuistes de la Bourse, nous formons un Saint-Office où se jugent et s’analysent les actions les plus indifférentes de tous les gens qui possèdent une fortune quelconque, et nous devinons toujours vrai. Celui-ci surveille la masse judiciaire, celui-là la masse financière ; l’un la masse administrative, l’autre la masse commerciale. Moi, j’ai l’oeil sur les fils de famille, les artistes, les gens du monde, et sur les joueurs, la partie la plus émouvante de Paris. Chacun nous dit les secrets du voisin. Les passions trompées, les vanités froissées sont bavardes. Les vices, les désappointements, les vengeances sont les meilleurs agents de police. Comme moi, tous mes confrères ont joui de tout, se sont rassasiés de tout, et sont arrivés à n’aimer le pouvoir et l’argent que pour le pouvoir et l’argent même. Ici, dit-il, en me montrant sa chambre nue et froide, l’amant le plus fougueux qui s’irrite ailleurs d’une parole et tire l’épée pour un mot, prie à mains jointes ! Ici le négociant le plus orgueilleux, ici la femme la plus vaine de sa beauté, ici le militaire le plus fier prient tous, la larme à l’oeil ou de rage ou de douleur. Ici prient l’artiste le plus célèbre et l’écrivain dont les noms sont promis à la postérité. Ici enfin, ajouta-t-il en portant la main à son front, se trouve une balance dans laquelle se pèsent les successions et les intérêts de Paris tout entier. Croyez-vous maintenant qu’il n’y ait pas de jouissances sous ce masque blanc dont l’immobilité vous a si souvent étonné, dit-il en me tendant son visage blême qui sentait l’argent. Je retournai chez moi stupéfait. Ce petit vieillard sec avait grandi. Il s’était changé à mes yeux en une image fantastique où se personnifiait le pouvoir de l’or. La vie, les hommes me faisaient horreur. — Tout doit-il donc se résoudre par l’argent ? me demandais-je. Je me souviens de ne m’être endormi que très-tard. Je voyais des monceaux d’or autour de moi. La belle comtesse m’occupa. J’avouerai à ma honte qu’elle éclipsait complètement l’image de la simple et chaste créature vouée au travail et à l’obscurité ; mais le lendemain matin, à travers les nuées de mon réveil, la douce Fanny m’apparut dans toute sa beauté, je ne pensai plus qu’à elle…

A la fin de la seconde année, de 1818 à 1819, mon patron, homme de plaisir et fort dépensier, se trouva dans une gêne considérable, et fut obligé de vendre sa charge. Quoique en ce moment les Etudes n’eussent pas acquis la valeur exorbitante à laquelle elles sont montées aujourd’hui, mon patron donnait la sienne, en n’en demandant que cent cinquante mille francs. Un homme actif, instruit, intelligent pouvait vivre honorablement, payer les intérêts de cette somme, et s’en libérer en dix années pour peu qu’il inspirât de confiance. Moi, le septième enfant d’un petit bourgeois de Noyon, je ne possédais pas une obole, et ne connaissais dans le monde d’autre capitaliste que le papa Gobseck. Une pensée ambitieuse, et je ne sais quelle lueur d’espoir me prêtèrent le courage d’aller le trouver. Un soir donc, je cheminai lentement jusqu’à la rue des Grès. Le cœur me battit bien fortement quand je frappai à la sombre maison. Je me souvenais de tout ce que m’avait dit autrefois le vieil avare dans un temps où j’étais bien loin de soupçonner la violence des angoisses qui commençaient au seuil de cette porte. J’allais donc le prier comme tant d’autres. — Eh ! bien, non, me dis-je, un honnête homme doit partout garder sa dignité. La fortune ne vaut pas une lâcheté, montrons-nous positif autant que lui. Depuis mon départ, le papa Gobseck avait loué ma chambre pour ne pas avoir de voisin ; il avait aussi fait poser une petite chattière grillée au milieu de sa porte, et il ne m’ouvrit qu’après avoir reconnu ma figure. — Hé ! bien, me dit-il de sa petite voix flûtée, votre patron vend son Etude. — Comment savez-vous cela ? Il n’en a encore parlé qu’à moi. Les lèvres du vieillard se tirèrent vers les coins de sa bouche absolument comme des rideaux, et ce sourire muet fut accompagné d’un regard froid. — Il fallait cela pour que je vous visse chez moi, ajouta-t-il d’un ton sec et après une pause pendant laquelle je demeurai confondu. — Ecoutez-moi, monsieur Gobseck, repris-je avec autant de calme que je pus en affecter devant ce vieillard qui fixait sur moi des yeux impassibles dont le feu clair me troublait. Il fit un geste comme pour me dire : — Parlez. — Je sais qu’il est fort difficile de vous émouvoir. Aussi ne perdrai-je pas mon éloquence à essayer de vous peindre la situation d’un clerc sans le sou, qui n’espère qu’en vous, et n’a dans le monde d’autre cœur que le vôtre dans lequel il puisse trouver l’intelligence de son avenir. Laissons le cœur. Les affaires se font comme des affaires, et non comme des romans, avec de la sensiblerie. Voici le fait. L’étude de mon patron rapporte annuellement entre ses mains une vingtaine de mille francs ; mais je crois qu’entre les miennes elle en vaudra quarante. Il veut la vendre cinquante mille écus. Je sens là, dis-je en me frappant le front, que si vous pouviez me prêter la somme nécessaire à cette acquisition, je serais libéré dans dix ans. — Voilà parler, répondit le papa Gobseck qui me tendit la main et serra la mienne. Jamais, depuis que je suis dans les affaires, reprit-il, personne ne m’a déduit plus clairement les motifs de sa visite. Des garanties ? dit-il en me toisant de la tête aux pieds. Néant, ajouta-t-il après une pause. Quel âge avez-vous ? — Vingt-cinq ans dans dix jours, répondis-je ; sans cela, je ne pourrais traiter. — Juste ! — Hé ! bien ? — Possible. — Ma foi, il faut aller vite sans cela, j’aurai des enchérisseurs. — Apportez moi demain matin votre extrait de naissance, et nous parlerons de votre affaire : j’y songerai. Le lendemain, à huit heures, j’étais chez le vieillard. Il prit le papier officiel, mit ses lunettes, toussa, cracha, s’enveloppa dans sa houppelande noire, et lut l’extrait des registres de la mairie tout entier. Puis il le tourna, le retourna, me regarda, retoussa, s’agita sur sa chaise, et il me dit : — C’est une affaire que nous allons tâcher d’arranger. Je tressaillis. — Je tire cinquante pour cent de mes fonds, reprit-il, quelquefois cent, deux cents, cinq cents pour cent. A ces mots je pâlis. — Mais, en faveur de notre connaissance, je me contenterai de douze et demi pour cent d’intérêt par… Il hésita. — Eh ! bien oui, pour vous je me contenterai de treize pour cent par an. Cela vous va-t-il ? — Oui, répondis-je. — Mais si c’est trop, répliqua-t-il, défendez-vous, Grotius ! Il m’appelait Grotius en plaisantant. En vous demandant treize pour cent, je fais mon métier ; voyez si vous pouvez les payer. Je n’aime pas un homme qui tope à tout. Est-ce trop ? — Non, dis-je, je serai quitte pour prendre un plus de mal. — Parbleu ! dit-il en me jetant son malicieux regard oblique, vos clients paieront. — Non, de par tous les diables, m’écriai-je, ce sera moi. Je me couperais la main plutôt que d’écorcher le monde ! — Bonsoir, me dit le papa Gobseck. — Mais les honoraires sont tarifés, repris-je. — Ils ne le sont pas, reprit-il, pour les transactions, pour les attermoiements, pour les conciliations. Vous pouvez alors compter des mille francs, des six mille francs même, suivant l’importance des intérêts, pour vos conférences, vos courses, vos projets d’actes, vos mémoires et votre verbiage. Il faut savoir rechercher ces sortes d’affaires. Je vous recommanderai comme le plus savant et le plus habile des avoués, je vous enverrai tant de procès de ce genre-là, que vous ferez crever vos confrères de jalousie. Werbrust, Palma, Gigonnet, mes confrères, vous donneront leurs expropriations ; et, Dieu sait s’ils en ont ! Vous aurez ainsi deux clientèles, celle que vous achetez et celle que je vous ferai. Vous devriez presque me donner quinze pour cent de mes cent cinquante mille fracs. — Soit, mais pas plus, dis-je avec la fermeté d’un homme qui ne voulait plus rien accorder au delà. Le papa Gobseck se radoucit et parut content de moi. — Je paierai moi-même, reprit-il, la charge à votre patron, de manière à m’établir un privilége bien solide sur le prix et le cautionnement. — Oh ! tout ce que vous voudrez pour les garanties. — Puis, vous m’en représenterez la valeur en quinze lettres de change acceptées en blanc, chacune pour une somme de dix mille francs. — Pourvu que cette double valeur soit constatée. — Non, s’écria Gobseck en m’interrompant. Pourquoi voulez-vous que j’aie plus de confiance en vous que vous n’en avez en moi ? Je gardai le silence. — Et puis vous ferez, dit-il en continuant avec un ton de bonhomie, mes affaires sans exiger d’honoraires tant que je vivrai, n’est-ce pas ? — Soit, pourvu qu’il n’y ait pas d’avances de fonds. — Juste ! dit-il. Ah çà, reprit le vieillard dont la figure avait peine à prendre un air de bonhomie, vous me permettrez d’aller vous voir ? — Vous me ferez toujours plaisir. — Oui, mais le matin cela sera bien difficile. Vous aurez vos affaires et j’ai les miennes. — Venez le soir. — Oh ! non, répondit-il vivement, vous devez aller dans le monde, voir vos clients. Moi j’ai mes amis, à mon café. — Ses amis ! pensai-je. Eh ! bien, dis-je ? pourquoi ne pas prendre l’heure du dîner ? — C’est cela, dit Gobseck. Après la Bourse, à cinq heures. Eh ! bien, vous me verrez tous les mercredis et les samedis. Nous causerons de nos affaires comme un couple d’amis. Ah ! ah ! je suis gai quelquefois. Donnez-moi une aile de perdrix et un verre de vin de Champagne, nous causerons. Je sais bien des choses qu’aujourd’hui l’on peut dire, et qui vous apprendront à connaître les hommes et surtout les femmes. — Va pour la perdrix et le verre de vin de Champagne. — Ne faites pas de folies, autrement vous perdriez ma confiance. Ne prenez pas un grand train de maison. Ayez une vieille bonne, une seule. J’irai vous visiter pour m’assurer de votre santé. J’aurai un capital placé sur votre tête, hé ! hé ! je dois m’informer de vos affaires. Allons, venez ce soir avec votre patron. — Pourriez-vous me dire, s’il n’y a pas d’indiscrétion à le demander, dis-je au petit vieillard quand nous atteignîmes au seuil de la porte, de quelle importance était mon extrait de baptême dans cette affaire ? Jean-Esther Van Gobseck haussa les épaules, sourit malicieusement et me répondit : — Combien la jeunesse est sotte ! Apprenez donc, monsieur l’avoué, car il faut que vous le sachiez pour ne pas vous laisser prendre, qu’avant trente ans la probité et le talent sont encore des espèces d’hypothèques. Passé cet âge, l’on ne peut plus compter sur un homme. Et il ferma sa porte. Trois mois après, j’étais avoué.