Textes

Le parfumeur César Birotteau

 

Dis donc, sommes-nous les seuls parfumeurs qui soient dans les honneurs ? N’y a-t-il pas des vinaigriers, des marchands de moutarde qui commandent la garde nationale, et qui sont très-bien vus au château ? Imitons-les, étendons notre commerce, et en même temps poussons-nous dans les hautes sociétés.

— Tiens, Birotteau, sais-tu ce que je pense en t’écoutant ? Eh bien ! tu me fais l’effet d’un homme qui cherche midi à quatorze heures. Souviens-toi de ce que je t’ai conseillé quand il a été question de te nommer maire : ta tranquillité avant tout ! " Tu es fait, t’ai-je dit, pour être en évidence, comme mon bras pour faire une aile de moulin. Les grandeurs seraient ta perte. " Tu ne m’as pas écoutée, la voilà venue notre perte. Pour jouer un rôle politique, il faut de l’argent, en avons-nous ? Comment, tu veux brûler ton enseigne qui a coûté six cents francs, et renoncer à la Reine des Roses, à ta vraie gloire ? Laisse donc les autres être des ambitieux. Qui met la main à un bûcher en retire de la flamme, est-ce vrai ? la politique brûle aujourd’hui. Nous avons cent bons mille francs, écus, placés en dehors de notre commerce, de notre fabrique et de nos marchandises ? Si tu veux augmenter la fortune, agis aujourd’hui comme en 1793 : les rentes sont à soixante-douze francs, achète des rentes. Tu auras dix mille livres de revenu, sans que ce placement nuise à nos affaires. Profite de ce revirement pour marier notre fille, vends notre fonds et allons dans ton pays. Comment, pendant quinze ans, tu n’as parlé que d’acheter les Trésorières, ce joli petit bien près de Chinon, où il y a des eaux, des prés, des bois, des vignes, deux métairies, qui rapporte mille écus, dont l’habitation nous plaît à tous deux, que nous pouvons avoir encore pour soixante mille francs, et monsieur veut aujourd’hui devenir quelque chose dans le gouvernement ? Souviens- toi donc de ce que nous sommes, des parfumeurs. Il y a seize ans, avant que tu n’eusses inventé la DOUBLE PATE DES SULTANES et l’EAU CARMINATIVE, si l’on était venu te dire : " Vous allez avoir l’argent nécessaire pour acheter les Trésorières " ne te serais-tu pas trouvé mal de joie ? Eh bien ! tu peux acquérir cette propriété, dont tu avais tant envie que tu n’ouvrais la bouche que de ça, maintenant tu parles de dépenser en bêtises un argent gagné à la sueur de notre front, je peux dire le nôtre, j’ai toujours été assise dans ce comptoir par tous les temps comme un pauvre chien dans sa niche. Ne vaut-il pas mieux avoir un pied à terre chez ta fille, devenue la femme d’un notaire de Paris, et vivre huit mois de l’année à Chinon, que de commencer ici à faire de cinq sous six blancs, et de six blancs rien. Attends la hausse des fonds publics, tu donneras huit mille livres de rente à ta fille, nous en garderons deux mille pour nous, le produit de notre fonds nous permettra d’avoir les Trésorières. Là, dans ton pays, mon bon petit chat, en emportant notre mobilier qui vaut gros, nous serons comme des princes, tandis qu’ici faut au moins un million pour faire figure.

— Voilà où je t’attendais, ma femme, dit César Birotteau. Je ne suis pas assez bête encore (quoique tu me croies bien bête, toi !) pour ne pas avoir pensé à tout. Ecoute-moi bien. Alexandre Crottat nous va comme un gant pour gendre, et il aura l’étude de Roguin ; mais crois-tu qu’il se contente de cent mille francs de dot (une supposition que nous donnions tout notre avoir liquide pour établir notre fille, et c’est mon avis. J’aimerais mieux n’avoir que du pain sec pour le reste de mes jours, et la voir heureuse comme une reine, enfin la femme d’un notaire de Paris, comme tu dis). Eh bien ! cent mille francs ou même huit mille livres de rente ne sont rien pour acheter l’étude à Roguin. Ce petit Xandrot, comme nous l’appelons, nous croit, ainsi que tout le monde, bien plus riches que nous ne le sommes. Si son père, ce gros fermier qui est avare comme un colimaçon, ne vend pas pour cent mille francs de terres, Xandrot ne sera pas notaire, car l’étude à Roguin vaut quatre ou cinq cent mille francs. Si Crottat n’en donne pas moitié comptant, comment se tirerait-il d’affaire ? Césarine doit avoir deux cent mille francs de dot ; et je veux nous retirer bons bourgeois de Paris avec quinze mille livres de rentes. Hein ! Si je te faisais voir ça clair comme le jour, n’aurais-tu pas la margoulette fermée ?

— Ah ! si tu as le Pérou…

— Oui, j’ai, ma biche. Oui, dit-il en prenant sa femme la taille et la frappant à petits coups, ému par une joie qui anima tous ses traits. Je n’ai point voulu te parler de cette affaire avant qu’elle ne fût cuite ; mais, ma foi, demain je la terminerai, peut-être. Voici : Roguin m’a proposé une spéculation si sûre qu’il s’y met avec Ragon, avec ton oncle Pillerault et deux autres de ses clients. Nous allons acheter aux environs de la Madeleine des terrains que, suivant les calculs de Roguin, nous aurons pour le quart de la valeur à laquelle ils doivent arriver d’ici à trois ans, époque à laquelle, les baux étant expirés, nous deviendrons maîtres d’exploiter. Nous sommes tous six par portions convenues. Moi je fournis trois cent mille francs, afin d’y être pour trois huitièmes. Si quelqu’un de nous a besoin d’argent, Roguin lui en trouvera sur sa part en l’hypothéquant. Pour tenir la queue de la poêle et savoir comment frira le poisson, j’ai voulu être propriétaire en nom pour la moitié qui sera commune entre Pillerault, le bonhomme Ragon et moi. Roguin sera sous le nom d’un monsieur Charles Claparon, mon co-propriétaire, qui donnera, comme moi, une contre-lettre à ses associés. Les actes d’acquisition se font par promesses de vente sous seing privé jusqu’à ce que nous soyons maîtres de tous les terrains. Roguin examinera quels sont les contrats qui devront être réalisés, car il n’est pas sûr que nous puissions nous dispenser de l’enregistrement et en rejeter les droits sur ceux à qui nous vendrons en détail, mais ce serait trop long à t’expliquer. Les terrains payés, nous n’aurons qu’à nous croiser les bras, et dans trois ans d’ici nous serons riches d’un million. Césarine aura vingt ans, notre fonds sera vendu, nous irons alors à la grâce de Dieu modestement vers les grandeurs.

— Eh bien ! où prendras-tu donc tes trois cent mille francs ? dit madame Birotteau.

— Tu n’entends rien aux affaires, ma chatte aimée. Je donnerai les cent mille francs qui sont chez Roguin, j’emprunterai quarante mille francs sur les bâtiments et les jardins où sont nos fabriques dans le faubourg du Temple, nous avons vingt mille francs en portefeuille ; en tout, cent soixante mille francs. Reste cent quarante mille autres, pour lesquels je souscrirai des effets à l’ordre de monsieur Charles Claparon, banquier ; il en donnera la valeur, moins l’escompte. Voilà nos cent mille écus payés : qui a terme ne doit rien. Quand les effets arriveront à échéance, nous les acquitterons avec nos gains. Si nous ne pouvions plus les solder, Roguin me remettrait des fonds à cinq pour cent, hypothéqués sur ma part de terrain. Mais les emprunts seront inutiles : j’ai découvert une essence pour faire pousser les cheveux, une Huile Comagène ! Livingston m’a posé là-bas une presse hydraulique pour fabriquer mon huile avec des noisettes qui, sous cette forte pression, rendront aussitôt toute leur huile. Dans un an, suivant mes probabilités, j’aurai gagné cent mille francs, au moins. Je médite une affiche qui commencera par : A bas les perruques ! dont l’effet sera prodigieux. Tu ne t’aperçois pas de mes insomnies, toi ! Voilà trois mois que le succès de l’ Huile de Macassar m’empêche de dormir, Je veux couler Macassar !

— Voilà donc les beaux projets que tu roules dans ta caboche depuis deux mois, sans vouloir m’en rien dire. Je viens de me voir en mendiante à ma propre porte, quel avis du ciel ! Dans quelque temps, il ne nous restera que les yeux pour pleurer. Jamais tu ne feras ça, moi vivante, entends-tu, César ? Il se trouve là-dessous quelques manigances que tu n’aperçois pas, tu es trop probe et trop loyal pour soupçonner des friponneries chez les autres. Pourquoi vient-on t’offrir des millions ? Tu te dépouilles de toutes tes valeurs, tu t’avances au delà de tes moyens, et si ton huile ne prend pas, si l’on ne trouve pas d’argent, si la valeur des terrains ne se réalise pas, avec quoi paieras-tu tes billets ? est-ce avec les coques de tes noisettes ? Pour te placer plus haut dans la société, tu ne veux plus être en nom, tu veux ôter l’enseigne de la Reine des Roses, et tu vas faire encore tes salamalecs d’affiches et de prospectus qui montreront César Birotteau au coin de toutes les bornes et au-dessus de toutes les planches, aux endroits où l’on bâtit.

— Oh ! tu n’y es pas. J’aurai une succursale sous le nom de Popinot, dans quelque maison autour de la rue des Lombards, où je mettrai le petit Anselme. J’acquitterai ainsi la dette de la reconnaissance envers monsieur et madame Ragon, en établissant leur neveu, qui pourra faire fortune. Ces pauvres Ragonnins m’ont l’air d’avoir été bien grêlés depuis quelque temps.

— Tiens, ces gens-là veulent ton argent.

— Mais quelles gens donc, ma belle ? Est-ce ton oncle Pillerault qui nous aime comme ses petits boyaux et dîne avec nous tous les dimanches ? Est-ce ce bon vieux Ragon, notre prédécesseur, qui voit quarante ans de probité devant lui, avec qui nous faisons notre boston ? Enfin serait-ce Roguin, un notaire de Paris, un homme de cinquante-sept ans, qui a vingt-cinq ans de notariat ? Un notaire de Paris, ce serait la fleur des pois, si les honnêtes gens ne valaient pas tous le même prix. Au besoin, mes associés m’aideraient ! Où donc est le complot, ma biche blanche ? Tiens, il faut que je te dise ton fait ! Foi d’honnête homme, je l’ai sur le cœur.

Tu as toujours été défiante comme une chatte ! Aussitôt que nous avons eu pour deux sous à nous dans la boutique, tu croyais que les chalands étaient des voleurs.

Il faut se mettre à tes genoux afin de te supplier de te laisser enrichir ! Pour une fille de Paris, tu n’as guère d’ambition ! Sans tes craintes perpétuelles, il n’y aurait pas eu d’homme plus heureux que moi !

Si je t’avais écoutée, je n’aurais jamais fait ni la Pâte des Sultanes, ni l’ Eau carminative. Notre boutique nous a fait vivre, mais ces deux découvertes et nos savons nous ont donné les cent soixante mille francs que nous possédons clair et net !

Sans mon génie, car j’ai du talent comme parfumeur, nous serions de petits détaillants, nous tirerions le diable par la queue pour joindre les deux bouts, et je ne serais pas un des notables négociants qui concourent à l’élection des juges au tribunal de commerce, je n’aurais été ni juge ni adjoint. Sais-tu ce que je serais ? un boutiquier comme a été le père Ragon, soit dit sans l’offenser, car je respecte les boutiques, le plus beau de notre nez en est fait !

Après avoir vendu de la parfumerie pendant quarante ans, nous posséderions, comme lui, trois mille livres de rente ; et au prix où sont les choses dont la valeur a doublé, nous aurions, comme eux, à peine de quoi vivre. (De jour en jour, ce vieux ménage-là me serre le cœur davantage. Il faudra que j’y voie clair, et je saurai le fin mot par Popinot, demain !)

Si j’avais suivi tes conseils, toi qui as le bonheur inquiet et qui te demandes si tu auras demain ce que tu tiens aujourd’hui, je n’aurais pas de crédit, je n’aurais pas la croix de la Légion-d’Honneur, et je ne serais pas en passe d’être un homme politique. Oui, tu as beau branler la tête, si notre affaire se réalise, je puis devenir député de Paris. Ah ! je ne me nomme pas César pour rien, tout m’a réussi.