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Malédiction du pouvoir 4

malédiction pouvoir puissance

L'autorité

On a, ou on n'a pas de l'autorité ... c'est ce que l'on entend souvent à propos des enseignants, justifiant que celle-ci était indispensable à l'exercice de cette noble profession mais reconnaissant en même temps que celle-là ne s'apprenait pas, qu'elle était inné - ce qui a longtemps été un fabuleux prétexte pour justifier l'absence de formation des enseignants comme si la compétence des savoirs suffisait pour celle de leur transmission.

L’autorité qui désigne le plus impalpable de ces phénomènes, et qui de ce fait est fréquemment l’occasion d’abus de langage, peut s’appliquer à la personne – on peut parler d’autorité personnelle, par exemple dans es rapports entre parents et enfants, entre professeurs et élèves – ou encore elle peut constituer un attribut des institutions, comme par exemple dans le cas du Sénat romain (auctoritas in senatu) ou de la hiérarchie de l’Eglise (un prêtre en état d’ivresse peut valablement donner l’absolution). Sa caractéristique essentielle est que ceux dont l’obéissance est requise la reconnaissent inconditionnellement ; il n’est en ce cas nul besoin de contrainte ou de persuasion. (Un père peut perdre son autorité, soit en battant son fils, soit en acceptant de discuter avec lui, c’est-à-dire soit en se conduisant comme un tyran, soit en le traitant en égal.) L’autorité ne peut se maintenir qu’autant que l’institution ou la personne dont elle émane sont respectées. Le mépris est ainsi le plus grand ennemi de l’autorité et le rire est pour elle la menace la plus redoutable. 1

Il faudrait pouvoir reprendre ici le passage en entier, terme à terme, mais notons d'abord cet impalpable inaugural. Dans ce passage, Arendt souligne la progression qui sous-tend son analyse : du pouvoir à l'autorité en passant par la puissance, on va bien du plus tangible au plus impalpable, du plus concret au plus abstrait.

Tout à l'air de se passer comme si le pouvoir avant d'être une réalité politique dont on puisse analyser les agissements, les stratégies, les rapports de force ou bien encore les objectifs avoués ou sous-jacents, était d'abord une question de représentation. Ce n'est pas tant du pouvoir dont nous parlons ici, que de ses conditions de possibilité, des représentations idéologiques qui le rendent possible mais aussi efficient. Ce que nous avons déjà repéré à propos de la puissance, dans son étrange acception de virtualité, l'est encore plus ici au sujet de l'autorité. Quoiqu'il ne faille évidemment pas réduire la question à un simple facteur psychologique non plus qu'à sa seule facette théorique, il se confirme bien que pouvoir, autorité, puissance ne prennent sens et réalité que dans un subtil face à face où sujet du pouvoir et objet du pouvoir semblent tour à tour avoir la main sans d'ailleurs jamais pouvoir la garder.

Remarquons encore qu'identiquement au pouvoir, l'autorité se peut perdre et, par les exemples donnés ici, on voit bien que c'est la pratique même du pouvoir qui peut faire perdre toute autorité.

C'est d'ailleurs la thèse qu'Arendt défend dans Qu'est-ce que l'autorité ? (1959)

Pour éviter tout malentendu, il aurait peut-être été plus sage, dans le titre de poser la question : que fut l'autorité ? - et non : qu'est-ce que l'autorité ? Car c'est, à mon avis, le fait que l'autorité a disparu du monde moderne qui nous incite et nous fonde à soulever cette question.

La mise en évidence dès 59, qui serait pour elle la marque même de la modernité, de la disparition de tout système d'autorité propose au sujet du XXe siècle une grille de lecture tout à fait originale puisqu'au contraire de toutes les analyses fréquentes laissant à penser que ce serait l'émergence des systèmes totalitaires qui aurait sapé l'autorité, Arendt estime au contraire que ce serait la disparition préalable de l'autorité qui aurait préparé le terrain, rendu possible l'émergence des totalitarismes du XXe siècle. 2

Auteur, autorité

Il n'est pas très difficile de repérer sous auctoritas, le verbe augeo qui signifie augmenter d'où nous tirons non seulement auguste mais aussi augure. Mais encore, et peut-être surtout, heur d'où malheur ou bonheur. L'heur, c'est-à-dire l'augure renvoie au sort, à la destinée. L'auteur c'est d'abord le garant, celui qui dans une procédure juridique répond de ou donne son aval. L'autorité est donc d'abord une garantie que l'on retrouve dans l'expression autorité de la chose jugée. Ce n'est que dans un second temps que le terme prend le sens de référence et donc de poids que peut prendre la parole ou du charisme dans le commandement. Enfin dans un dernier sens, l'auteur devient le maître ou le promoteur et donc le créateur d'une oeuvre ou d'une action. Il n'en reste pas moins que s'y joue la responsabilité : déclarer être l'auteur d'un acte, c'est en répondre, c'est se donner en garantie, c'est le signer. Assumer ses responsabilités, c'est dire être l'auteur d'un acte et en assumer les conséquences. D'où la signature mais aussi la force de la parole donnée. Donner sa parole à quelqu'un c'est s'engager à la respecter c'est-à-dire à faire ou dire ce que l'on s'était s'engagé à faire ou dire.

Remonter le fil de l'expression n'est pas vain qui dit pouvoir d'agir sur autrui après avoir dit être la cause pleine et entière d'un acte ou d'un objet, après avoir signalé la référence et la garantie ... Il en va de ce terme comme de crise et critique qui après avoir quitté les prétoires s'en vont vivre leurs vies qui dans l'économie et la médecine, qui dans le politique ou l'art mais toujours en étant le doublet de l'objet qu'ils sont supposés représenter. Il y a fort à parier que quelque chose de la question que pose l'autorité s'y joue.

L'auteur, c'est ce qu'il y a derrière l'oeuvre ou l'acte, ou la parole. L'auteur c'est le sujet. Sauf dans les cas individuels de décisions bien circonscrites et limitées, qui peut jamais dire qu'il est l'auteur d'un acte ? qui peut jamais prétendre être la cause pleine et entière de quoique ce soit. Qui peut prétendre qu'il n'y a pas derrière, en dessous, d'autres chaînes, inconscientes ou simplement ignorées qui vous auraient déterminé. Dire je relève toujours un peu de l'illusion ou de la forfanterie ; du mensonge ou de la forfaiture. Dire c'est moi, c'est donner un terme à l'investigation et à la recherche ; c'est offrir un début à la chaîne causale. A tout prendre il n'est jamais, nulle part, de véritable auteur pas plus que d'origine. Hormis qui peut se dire à soi-même sa propre cause : Dieu. Toute autre origine est fiction ; tout autre auteur est leurre ou mensonge. Qui parle de son propre fonds est diabolique, on l'a vu. Par voie de conséquence, toute autorité procède de Dieu, n'existe elle-même que par délégation.

Qui s'écrit c'est moi se contente donc d'interrompre la chaîne causale en donnant sa garantie : l'auteur est celui qui empêche qu'on remonte plus haut, plus loin. Mais il est en même temps celui qui permet tout. En littérature, il semble dominer et l'histoire et les personnages si l'interprétation qu'on fera de son oeuvre lui échappera toujours. C'est bien ce qui fascine chez l'auteur - qu'on n'appelle pas créateur pour rien - il semble dominer tout et tous qui répondent à ses volontés au doigt et à la plume.

Nous y voici ! Créer c'est déterminer. Etre auteur c'est causer ; c'est réduire le reste à n'être que conséquence.

Voire !

Car en même temps celui qui crée, invariablement donne plus qu'il ne prend, est, finalement l'exact opposé du parasite. Toujours en arrière, au-dessus peut-être, mais toujours caché, il est celui qu'on cherche sans jamais vraiment pouvoir le trouver, car au-devant de lui s'étale ce qu'il a créé. L'auteur c'est celui qui donne sa chance à sa création, qui laisse la bride sur le cou de ses personnages.

Je me suis toujours demandé par quel étrange maléfice ce beau mot d'autorité qui renvoie quand même à ce qu'il y a de plus positif dans la force et la conviction pouvait si systématiquement prendre une connotation péjorative sitôt devenu qualificatif. Autoritaire sonne si mal quand autorité appelle le respect ! Ceci doit bien dépendre un peu de cette bride que l'auteur laisse ou ne laisse pas à ses personnages. Que le politique accorde ou non à ses administrés.

C'est on le sait le grand reproche que Sartre adressa à Mauriac :

Voulez-vous que vos personnages vivent ? Faites qu'ils soient libres. Il ne s'agit pas de définir, encore moins d'expliquer (dans un roman les meilleurs analyses psychologiques sentent la mort), mais seulement de présenter des passions et des actes imprévisibles.(...) [Mauriac] nous fait prendre ces vues extérieures pour la substance intime de ses créatures, il transforme celles-ci en choses.(...) Seules les choses sont, elles n'ont que des dehors. Les consciences ne sont pas : elle se font. Ainsi M. Mauriac, en ciselant sa Thérèse sub specie aeternitatis en fait d'abord une chose. Après qu'il rajoute, par en dessus, toute une épaisseur de conscience. (...) Il a choisi la toute-connaissance et la toute puissance divines... Dieu n'est pas un artiste ; M. Mauriac non plus 3

C'est bien toute la différence qui se joue entre l'art et la technique mais sans doute aussi entre le politique et l'art. Il y a autorité quand elle est reconnue inconditionnellement ce qui est une autre manière pour Arendt de redire ce qu'elle a dit pour le pouvoir : elle n'existe que pour autant qu'il y ait un groupe, un peuple, un public qui lui donne corps. Et il en va de même en réalité pour la puissance, on l'a vu. Il y a autoritarisme quand l'obéissance est en quelque sorte mécanique, contrainte, inscrite pour ainsi dire dans les gènes de qui obéit. L'autoritarisme réduit l'autre à l'état de chose ; l'autorité vise à former, à augmenter, à entraîner.

Il n'est pas possible de ne pas revenir sur ce passage déjà cité de l'intervention de Goebbels en réponse à l'article de Furwängler :

La politique est elle aussi un art, peut-être même l'art le plus élevé et le plus large qui existe et nous, qui donnons forme à la politique allemande moderne, nous nous sentons comme des artistes auxquels a été confiée la haute responsabilité de former, à partir de la masse brute, l'image solide et pleine du peuple. [...] Il est de [notre] devoir de créer, de donner forme, d'éliminer ce qui est malade et d'ouvrir la voie à ce qui est sain. 4

Vouloir faire de la politique un art demeure le signe de la grande tentation totalitaire - et force est de constater que le synonyme de autoritaire verse incontinent vers totalitaire, au moins depuis le milieu du XXe siècle. Identiquement, cette réification de ce sur quoi porte le pouvoir ou l'autorité : le peuple est réduit à une chose, à une matière brute, virtuelle, qui ne manquerait que d'une forme pour être réelle, d'une idée - donc d'une volonté.

C'est en cela que M Serres pointe juste en rappelant que l'auteur est celui qui augmente, vous enrichit quand le critique, le courtisan, le commentateur et l'analyste s'enrichissent à nos dépends.

Extériorité, intériorité

Ce qui ressort des définitions qu'Arendt donne d'autorité, pouvoir et puissance c'est bien qu'il y a toujours un extérieur. La puissance, mise à part - et encore ! dans la mesure où il faut encore que cette dernière quoiqu'intime à un individu soit reconnue par le grand nombre quitte pour cela à ce qu'elle soit rejetée et honnie - il faut toujours un groupe, extérieur, qui confère le pouvoir ; qui obéisse à l'autorité qu'il aura jugé incontournable. En réalité le politique est un système axiomatique : il y a toujours, dehors, un principe qui le fonde et justifie.

La différence entre la tyrannie et le gouvernement autoritaire a toujours été que le tyran gouverne conformément à sa volonté et à son intérêt, tandis que même le plus draconien des gouvernements autoritaires est lié par des lois. Ses actes sont contrôlés par un code dont l'auteur ne fut pas un homme, comme dans le cas de la loi de la nature, des commandements de Dieu, ou des Idées platoniciennes, ou du moins aucun des hommes qui sont effectivement au pouvoir. La source de l'autorité dans un gouvernement autoritaire est toujours une force extérieure et supérieure au pouvoir qui est le sien ; c'est toujours de cette source, , de cette force extérieure qui transcende le domaine politique, que les autorités tirent leur "autorité", c'est à dire leur légitimité et celle-ci peut borner leur pouvoir.

Arendt utilise, ce qui est classique, la métaphore de la pyramide pour désigner les gouvernements autoritaires mais celle de l'iognon pour désigner les systèmes totalitaires. La chose est d'autant plus intéressante qu'elle relève que ce qui distingue précisément totalitarisme de système autoritaire tient en ceci :

au centre, dans une sorte d'espace vide, est situé le chef ; quoiqu'il fasse - qu'il intègre le corps politique comme dans une hiérarchie autoritaire, ou qu'il opprime ses sujets, comme un tyran - il le fait de l'intérieur et non de l'extérieur ou du dessus. Toutes les parties, extraordinairement multiples, du mouvement : les organisations de sympathisants, les diverses associations professionnelles, les membres du parti, la bureaucratie du parti, les formations d'élite et les polices, sont reliées de telle manière qye chacune constitue la façade dans une direction, et le centre dans l'autre, autrement dit joue le rôle de l'extrémisme radical pour l'autre.

La grande nouveauté du système totalitaire tient justement en sa capacité à faire totalité, à n'avoir pas d'extérieur - et c'est aussi ce qui le rend si redoutable.

 


1) Arendt, ibid.

2)

Cette crise, manifeste dès le début du siècle, est d'origine et de nature politique. La montée de mouvements politiques résolus à remplacer le système des partis, et le développement d'une forme totalitaire nouvelle de gouvernement, ont eu pour arrière fond un effondrement plus ou moins général, plus ou moins dramatique, de toutes les autorités traditionnelles. Nulle part cet effondrement n'a été le résultat direct des régimes ou des mouvements eux-mêmes. Tout s'est passé plutôt comme si le totalitarisme, sous la forme des mouvements aussi bien que des régimes, était le mieux fait pour tirer parti d'une atmosphère sociale et d'une politique générale dans laquelle le système des partis avait perdu tout prestige et dans laquelle l'autorité du gouvernement n'était plus reconnue.

Le symptôme le plus significatif de la crise, et qui indique sa profondeur et son sérieux, est qu'elle a gagné des sphères prépolitiques, comme l'éducation et l'instruction des enfants, où l'autorité au sens le plus large, a toujours été acceptée comme une nécessité naturelle, manifestement requise autant par des besoins naturels, la dépendance de l'enfant, que par une nécessité politique, la continuité d'une civilisation constituée, qui ne peut être assurée que si les nouveaux vens par naissance sont introduits dans un monde préétabli où ils naissent en étrangers. Etant donné son caractère simple et élémentaire, cette forme d'autorité a servi de modèle, durant toute l'histoire de la pensée politique, à une grande variété de formes autoritaires de gouvernement. Par conséquent, le fait même que cette autorité prépolitique qui présidait aux relations entre adultes et enfants, maîtres et élèves, n'est plus assurée, signifie que toutes les métaphores et tous les modèles de relations autoritaires traditionnellement à l'honneur ont perdu leur plausibilité. En pratique aussi bien qu'en théorie, nous ne sommes plus en mesure de savoir ce que l'autorité est réellement.

La thèse que je soutiens dans les réflexions suivantes est que la réponse à cette question ne peut aucunement être trouvée dans une définition de la nature de l'essence de l'"autorité en général". L'autorité que nous avons perdue dans le monde moderne n'est pas une telle "autorité en général" mais bien plutôt une forme bien spécifique d'autorité, qui a eu cours à travers tout le monde occidental, pendant une longue période.
ibid.

3) Sartre Nouvelle Revue Française 1 Février 1939

4) voir

5) relire