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Hannah Arendt, philosophe d'action
LE MONDE DES LIVRES du 28.06.2012

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Ce qu'il y a de singulier dans la longue redécouverte en France de la philosophe allemande puis américaine Hannah Arendt (1906-1975), c'est que chaque étape de ces retrouvailles tardives paraît précéder ou accompagner un temps fort de notre vie intellectuelle la plus présente. Retrouvailles tout d'abord parce que, comme d'autres fugitifs juifs ayant quitté l'Allemagne nazie et dont elle fut proche (Walter Benjamin, par exemple), la première station de son exil fut Paris, où elle demeura de 1933 à 1941, avant de partir dans des conditions extrêmement précaires pour les Etats-Unis. Là, à l'instar d'un autre exilé, Siegfried Kracauer, elle fit le choix de vivre et d'écrire en anglais, de sorte que la plupart de ses grands livres de maturité ont été rédigés dans cette langue.

Toutefois, comme le montre Condition de l'homme moderne (1958) aujourd'hui réédité par Gallimard comme texte principal du "Quarto" L'Humaine condition, jamais elle n'aura cessé d'abreuver sa pensée aux sources allemandes, grecques et latines, à commencer par la phénoménologie d'Edmund Husserl, la théologie de saint Augustin et la philosophie de Karl Jaspers ainsi que de celui qui fut un temps son amant, Martin Heidegger. Mieux, son entreprise intellectuelle peut apparaître, à bien des égards, comme une extension de la phénoménologie à la philosophie politique.

Hannah Arendt est donc demeurée une Européenne, aussi admirative qu'elle ait été de la révolution et du fédéralisme américain, qu'elle oppose souvent à la Révolution française. D'où l'impression de familiarité que suscite le vivier théorique de cette polyglotte où surgissent de nombreuses références françaises qui lui sont contemporaines (Jean-Pierre Vernant, Alain Touraine, Georges Friedmann, Jules Vuillemin, etc.).

INCLASSABLE

Traduits et édités pour l'essentiel à partir des années 1960 dans la collection "Liberté de l'esprit" dirigée par Raymond Aron chez Calmann-Lévy, les textes d'Arendt, malgré leur caractère inclassable, semblaient plutôt trouver une place dans une bibliothèque libérale et conservatrice. Arendt fut ainsi abordée et connue surtout à partir de ses réflexions sur les Origines du totalitarisme (1951). Militante sioniste dans sa jeunesse, mais très critique vis-à-vis de la politique de l'Etat d'Israël, elle prit ses distances avec ces questions après 1948 pour n'y revenir, sur un mode spectaculaire, qu'au début des années 1960, par son très controversé Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal.

De la profondeur de ce lien témoigne la compilation de ses Ecrits juifs rassemblés en 2011 et édités par Fayard, incluant, dans une traduction de Sylvie Courtine-Denamy, les articles qu'Arendt, toujours attentive au monde tel qu'il allait et modèle de journalisme, livra dans les années 1940 à la revue de l'émigration allemande aux Etats-Unis Aufbau.

Paradoxalement, le réveil d'une mémoire juive et non juive de la Shoah, à la fin des années 1970, mit les conceptions d'Arendt, très critique vis-à-vis de l'attitude des dirigeants juifs et dont la charge se voulait avant tout politique, quelque peu en porte à faux avec l'attention nouvelle portée aux victimes du génocide. De même que l'effacement relatif du paradigme antitotalitaire, à la suite de l'effondrement du communisme dans les années 1990, aurait pu cantonner l'auteur des Origines... au rôle de pionnier théorique d'autrefois légèrement dépassé par les bouleversements du contexte historique.

Ce serait sans compter avec l'autre partie de l'oeuvre arendtienne, qui nous est restituée grâce à ce "Quarto". Il comprend, aux côtés de textes inspirés par la politique américaine de son époque, l'un des écrits les plus purement philosophiques d'Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne (connu dans sa version allemande sous le titre mieux adapté de Vita activa). Certes, comme le rappelle l'éditeur du volume, Philippe Raynaud, dans la préface, Hannah Arendt se voulait "écrivain politique" et non philosophe. Pourtant, ces pages, par leur acuité, leur discussion serrée de la tradition philosophique des Grecs à Descartes, restituent une Arendt dont la pensée n'est pas seulement liée aux circonstances mais qui a produit aussi un des grands livres de philosophie politique, discipline qu'elle estimait menacée.

Il s'agit moins cette fois de penser l'événement ou les horreurs du "siècle de fer" (nazisme ou communisme) que de définir la cassure d'où est issue la modernité. Modernité décrite en des termes quasi tocquevilliens, livrée à la consommation animale sans but ni fin, soit affectée d'un mal autre que la maladie totalitaire.

TRAVAIL, OEUVRE, ACTION

Dans Condition de l'homme moderne, Hannah Arendt met en place une hiérarchie de concepts - travail, oeuvre, action - qui lui permet d'analyser un retournement typique, selon elle, de la modernité. Au sommet se situe l'action. Avant tout politique, l'action permet la création d'un monde commun, un domaine public où l'homme dépasse le confinement biologique de la famille et l'isolement du soi. L'existence de ce monde commun est la condition de notre relation au réel.

L'action nous met par ailleurs en relation avec la pluralité humaine qui, selon Arendt, est notre seule voie d'accès à la réalité infinie du monde. Tant il est vrai que nous n'éprouvons celui-ci comme vrai que parce que d'autres l'éprouvent avec nous. Contre la tradition platonicienne qui privilégie la vie contemplative, à la "vita activa", Arendt pense que l'action est le seul remède à l'"acosmisme", c'est-à-dire au refus du monde.

L'oeuvre, en revanche, se distingue de l'action par son caractère fini et prévisible. Homo faber, l'artisan, produit certes un monde d'objets extérieurs dont la durabilité contraste avec la brièveté de l'existence. Mais parce qu'il évolue dans un espace exclusivement concentré sur l'adaptation des moyens et de la fin, il engendre un monde fondé sur l'utilitarisme, l'efficacité et politiquement dominé par l'expertise. Quant au travail, il ravale l'homme à ses besoins vitaux. Dans sa critique savante de Marx se profile l'horreur que suscite chez Arendt la perspective d'un monde humain entièrement "socialisé", où rien n'échappe à la vie réduite à la reproduction mécanique des désirs et des besoins aussi vite effacés que suscités, ce qu'Arendt appelle le triomphe de l'"animal laborans".

Dans la société de masse contemporaine de plus en plus apolitique la hiérarchie s'inverse. L'homme le plus prisé est le travailleur, tandis que l'action est méprisée. Le privé l'emporte sur le public, la nature sur l'humanité et la cité. Sans utiliser le terme de "biopolitique", popularisé plus tard par Michel Foucault dans ses cours du Collège de France, Hannah Arendt voit dans la modernité un processus inquiétant de naturalisation du social. L'heure est à l'activisme et au pragmatisme, le faire caricature l'agir. Cette évolution n'a d'ailleurs guère profité aux philosophes, dont elle constate l'abaissement.

On retrouve dans ce pessimisme des échos de la célèbre condamnation de la technique par Heidegger et de l'inquiétude du fondateur de la phénoménologie, Husserl, face à la crise des sciences européennes de moins en moins préoccupées de fonder leur incontestable réussite sur du sens. Chez Arendt aussi la dérive de la modernité s'explique par l'histoire même de ces sciences, dont elle a une connaissance précise. Le malheur de l'homme moderne tiendrait en effet à ce que, depuis l'invention du télescope, il situe la perspective de son savoir physique, astronomique, etc., non plus à partir de la Terre, mais du point de vue de Sirius !

Ce détachement de la science et de nos perceptions coïncide avec le doute cartésien au XVIIe siècle, et c'est depuis lors que la seule certitude est censée venir de notre seule intériorité. Si cette méfiance vis-à-vis de la science peut agacer, ce serait une erreur d'y voir un quelconque accès de "misologie" (haine de la raison). Tout au contraire : de même que Simone Weil, dont Hannah Arendt fréquente les textes les moins accessibles, prônait un retour à la science des Grecs, de même Hannah Arendt veut une science et une pensée qui retrouvent le "souci du monde".

Antérieur à la révolution informatique et aux préoccupations écologiques mais déjà marqué par les désillusions du progrès propre à une ère industrielle révolue, taraudé par les capacités destructrices de l'atome, le prologue de Condition de l'homme moderne lançait un appel : "Il se pourrait que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre, c'est-à-dire de penser ou d'exprimer, les choses que nous sommes capables de faire (...). S'il s'avérait que le savoir (au sens moderne de savoir-faire) et la pensée sont séparés pour de bon, nous serions bien alors les jouets et les esclaves (...) de nos connaissances pratiques, créatures écervelées à la merci de tous les engins techniquement possibles, si meurtriers soient-ils." Cet appel à retrouver le réel est toujours à entendre.

L'Humaine Condition, d'Hannah Arendt, édité sous la direction de Philippe Raynaud, multiples traducteurs de l'anglais, Gallimard, "Quarto", 1 056 p., 26 €.

Nicolas Weill

Parcours


1906 Hannah Arendt naît à Hanovre.
1924-1933 Elle étudie la philosophie et devient l'élève de Martin Heidegger, Edmund Husserl et Karl Jaspers.
1933 Fuyant le nazisme, elle gagne la France.
1941 Elle parvient à émigrer aux Etats-Unis.
1951 Elle obtient la nationalité américaine, publie Les Origines du totalitarisme (Seuil, 1972-1982) et entame une carrière d'enseignante en sciences politiques.
1958 Condition de l'homme moderne (Calmann-Lévy, 1961).
1961-1962 Elle couvre pour le New Yorker le procès du criminel nazi Adolf Eichmann.
1963 Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (Gallimard, 1966).
1975 Elle meurt à New York.