Elysées 2012

Sur la référence au care

Une quête morale

L'autre chez Lévinas

Tout dans ce personnage est remarquable et son parcours universitaire particulier n'en est pas le moindre aspect. Sa grande originalité reste néanmoins, à nos yeux, d'avoir sur les assises solides de la philosophie allemande qu'il connaissait parfaitement, su dialoguer avec la phénoménologie d'Husserl, l'existentialisme plutôt d'Heidegger que de Sartre d'ailleurs, et intégrer dans ce dialogue des références juives, bibliques et talmudiques.

On sait que Lévinas pense autrui comme un visage : l'autre est une extériorité irréductible, une transcendance qui se présente face à moi de manière très concrète.

Or c'est précisément parce que l'autre ne se peut jamais réduire à moi, non plus qu'à ma pensée, que c'est sa présence comme autre qui me fait ressentir tout le poids de la réalité. C'est d'ailleurs ceci qui pointe toute l'originalité de la philosophie de Lévinas : contrairement à Platon et toute la philosophie grecque, à Descartes et toute la philosophie classique, il fera de cette expérience éthique de la rencontre de l'autre le point de départ de la pensée philosophique plutôt que la connaissance du monde.

Une véritable inversion, dans la mesure où, on l'a vu, la démarche classique aura abouti certes à une exploration poussée du monde, à un surinvestissement technique du monde pour s'en assurer via le travail, la domination mais à une ignorance de soi ; aura abouti surtout à une méconnaissance totale des rapports de l'homme au monde. Ce que Merleau-Ponty définissait comme ce qui rendait le monde habitable et dont il attribuait la gloire à l'artiste (1) Lévinas quant à lui l'attribue à la rencontre de l'autre.

Ce n'est pas seulement l'autre qui se présente à moi dans son irréductibilité mais le monde. Si l'homme est au monde, ou, pour parler comme Arendt, s'il peut éviter le risque d'être acosmique c'est précisément grâce à l'autre, à la rencontre de l'autre.

Dès lors le rapport au monde cesse d'avoir cette connotation conflictuelle que lui confère la dialectique hégélienne pour devenir cette positivité pure qui me constitue, moi dans mon rapport à l'autre. On est ici aux antipodes de toute la philosophie de système, qui culminera en Allemagne avec Hegel, mais en France avec Comte, où Lénivas voit s'exprimer une invraisemblable volonté de domination, de toutes ces démarches qui ne peuvent penser le sujet que face à un ob-jet, une étonnante hybris d'un homme assurer de pouvoir de medurer avec le monde, et donc de pouvoir l'égaler et bientôt le dominer, et ceci par la pensée.

Force est de constater qu'effectivement la pensée occidentale aura bien abouti à cette chosification du monde, avant que les sciences n'achèvent de le désenchanter ; avant que les techniques n'achèvent de l'arraisonner.

Au lieu de ceci Lévinas propose une approche où, finalement par leur extériorité même, autrui et le monde, au lieu de s'opposer à moi, au contraire me constituent. Où c'est précisément l'absence de l'autre, son irrépressible tendance à s'éloigner et différer de moi, qui constitue sa présence comme autre. Où, par le même mouvement ce serait par son extériorité radicale, que le monde me constituerait.

Ce visage qu'est l'autre, mais que je suis pour lui, est signification sans contexte : il n'est pas X ou Y, déterminé par la surabondance de ses attributs sociaux, culturels, génétiques etc, il est au contraire l'indéterminable, ce que je ne puis cerner, ce qui excède toujours ma pensée et qui pour cela parfois m'excède.

Le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins ce dont le sens consiste à dire: “Tu ne tueras point”.

Mais aussi ce qui sans doute excède mon pouvoir.

Pour cette positivité-là, tellement aux antipodes du l'enfer c'est les autres d'un Sartre ; pour cette érection de l'expérience éthique en chemin vers la pensée plutôt qu'une pensée, nécessairement dominatrice, qui se targuerait de pouvoir s'achever en éthique, pour ce lien d'avec l'autre qui appelle la réciprocité et récuse d'emblée la violence, on peut effectivement affirmer que Lévinas est une des sources possibles qui pourrait donner à la reliance de Morin, au soin du care toute l'épaisseur d'une démarche novatrice, globale ; moderne.

Nous sommes loin des petits arrangements d'une campagne électorale. Loin d'un programme. Bien plus proche d'un effort ; de celui que Morin appelait métamorphose. Si tel est le cas, la démarche est honorable et courageuse.

Résistera-t-elle aux affronts médiocres et aux assauts cyniques d'une campagne électorale ?


1) de Merleau-Ponty :

Quelle est l’attitude du savant face au monde? Celle de l’ingéniosité, de l’habileté. Il s’agit toujours pour lui de manipuler les choses, de monter des dispositifs efficaces, d’inviter la nature à répondre à ses questions. Galilée l’a résumé d’un mot: l’essayeur. Homme de l’artifice, le savant est un activiste… Aussi évacue-t-il ce qui fait l’opacité des choses, ce que Galilée appelait les qualités: simple résidu pour lui, c’est pourtant le tissu même de notre présence au monde, c’est également ce qui hante l’artiste. Car l’artiste n’est pas d’abord celui qui s’exile du monde, celui qui se réfugie dans les palais abrités de l’imaginaire. Qu’au contraire l’imaginaire soit comme la doublure du réel, l’invisible, l’envers charnel du visible, et surgit la puissance de l’art: pouvoir de révélation de ce qui se dérobe à nous sous la proximité de la possession, pouvoir de restitution d’une vision naissante sur les choses et nous-mêmes. L’artiste ne quitte pas les apparences, il veut leur rendre leur densité… Si pour le savant le monde doit être disponible, grâce à l’artiste il devient habitable.