Elysées 2012

L’euro comme l’Europe sont au bord du gouffre
Le Soir, 18 Août

Angela Merkel et Nicolas Sarkozy peuvent revoir leur copie : pour l’ancien président de la Commission européenne (1985-1994) qui initia le marché unique (1), la chancelière Allemande et le président Français ont continué, mardi à Paris, de formuler des réponses floues et insuffisantes aux questions posées par la crise.

Alors qu’un sursaut immédiat de coopération, notamment sous la forme d’une mutualisation partielle des dettes souveraines au sein de l’UE, est indispensable pour ramener le calme et la confiance des marchés. Croyez-vous au futur « gouvernement économique » de la zone euro proposé mardi à Paris par Angela Merkel et Nicolas Sarkozy ?

De quoi parle-t-on ? D’un engagement général ? D’un nouveau dispositif intergouvernemental destiné à afficher un minimum de coopération et à limiter tout transfert implicite de souveraineté ? Tel quel, cela ne servira à rien. Le dialogue franco-allemand se poursuit et je m’en réjouis mais madame Merkel, une fois encore, n’a fait aucune concession sur le fond. L’autre idée en vogue, celle d’un ministre des Finances de la zone euro, est du même acabit : c’est un gadget farfelu. La diplomatie européenne fonctionne-t-elle mieux depuis la création, par le Traité de Lisbonne, d’un pseudo-« ministre des Affaires étrangères de l’UE » ? Ouvrons les yeux : l’euro et l’Europe sont au bord du gouffre. Et pour ne pas tomber, le choix me paraît simple : soit les Etats membres acceptent la coopération économique renforcée que j’ai toujours réclamée, soit ils transfèrent des pouvoirs supplémentaires à l’Union. La seconde option étant refusée par une majorité des Vingt-sept, reste la première…

Renforcer cette coopération, cela veut dire prendre d’urgence des décisions ?

Oui, en mutualisant partiellement les dettes des États jusqu’à hauteur de 60 % de leur produit intérieur brut, le seuil conforme au Traité de Maastricht. Cela doit se faire au niveau des dix-sept pays dotés de la monnaie unique. Les États concernés seraient ainsi couverts par une garantie partielle de l’Union économique et monétaire, avec pour conséquence automatique de tirer les taux d’intérêt vers le bas. J’ai toujours dit que le succès de l’Europe, sur le plan économique, repose sur un triangle : la compétition qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit. Il faut passer à l’acte. Car si on ne le fait pas, les marchés continueront de douter. Je dénonce les rumeurs qui agitent les Bourses, mais j’ai toujours été pragmatique. Or, depuis le début de la crise, les dirigeants européens sont passés à côté des réalités. Comment peuvent-ils penser que les marchés vont croire aux promesses du sommet de la zone euro, le 21 juillet, s’il faut attendre la fin septembre pour les transformer en actes ?

Que répondez-vous aux partisans de l’option inverse : une restructuration dure de la dette grecque et une éventuelle sortie des pays les plus vulnérables de la zone euro ?

Qui est coupable ? La Grèce toute seule ? Non. Ce serait trop simple. La responsabilité incombe aux ministres des Finances de l’eurozone, qui n’ont pas demandé des comptes aux autorités d’Athènes ou exigé des audits statistiques renforcés. Pourquoi a-t-on laissé l’Espagne accroître son endettement privé ou l’Irlande favoriser indûment ses banques ? Des mesures auraient dû être prises et elles ne l’ont pas été, tandis que parallèlement, les institutions communautaires, à commencer par la Commission européenne, ont été de plus en plus affaiblies. Sortir la Grèce de l’euro aurait, dans ce contexte de dysfonctionnement généralisé, miné encore plus la monnaie unique. Quand aux partisans, dans les pays les plus touchés, d’un retour à la monnaie nationale synonyme d’inflation et de dévaluation, je comprends leur position et leur espoir d’une compétitivité retrouvée.

Mais qui peut prédire que la drachme grecque retrouvera un bon équilibre ? Je suis convaincu que l’appauvrissement généralisé, qui résultera d’une sortie de la monnaie unique, sera supérieur aux avantages de celle-ci. J’y ajoute enfin une affirmation politique : l’euro est une aventure collective. Elle a été mal gérée, donc corrigeons. Mais continuons ensemble.

D’autres propositions sont sur la table : le renforcement de la capacité d’emprunt du Fonds de stabilité financière, ou la création d’euro-obligations…

Le Fonds de stabilité, qui deviendra permanent en 2013, est une bonne chose ; et je plaide par ailleurs fortement pour le lancement séparé d’euro-obligations pour financer uniquement des projets porteurs d’avenir. Imaginez ce qu’un grand emprunt de 20 milliards d’euros consacré à l’innovation pourrait apporter comme stimulation à l’UE ? Mais nous sommes, une fois encore, aujourd’hui au bord du gouffre. Il faut des pompes à incendie, puis des architectes pour reconstruire. La mutualisation partielle des dettes, c’est la pompe pour éteindre le feu et redonner un sens à la coopération communautaire. Les Etats membres, simultanément, doivent lever leurs dernières objections aux six projets de directives sur la gouvernance économique, dont le Parlement européen a logiquement durci le contenu pour rendre plus automatique les sanctions en cas de dérapage budgétaire.

Il n’empêche : les déçus de l’euro sont légion, les Allemands ne veulent plus payer. Le délitement est perceptible. Il vous inquiète ?

Je le redis : la responsabilité de cette crise est collective. Et il faut donc, pour en sortir, une volonté tenace. Le risque actuel, c’est que les dix-sept pays membres de l’euro, sur lesquels toute l’attention se focalise, paralysent le projet européen. L’Europe a des défis immenses : ses futures relations avec les Etats-Unis ou avec la Russie, les négociations commerciales mondiales, la mise en œuvre d’un nouveau modèle de croissance « verte », son élargissement dans les Balkans, ses pourparlers avec la Turquie à laquelle j’ai toujours estimé qu’il ne fallait pas dire « un non sans appel ». On n’affronte pas une pareille situation avec des demi-mesures. Il faut aussi savoir, comme j’en avais la réputation, claquer la porte et dire « ça suffit » ! Les autres dirigeants européens, à commencer par le président de la Commission, doivent se battre pour ces coopérations renforcées concrètes, comme la mutualisation partielle des dettes, dont Angela Merkel ne veut pas et que Nicolas Sarkozy n’ose pas demander. Il faut aussi, surtout, parler aux Allemands et les comprendre. J’aime l’Allemagne. Son économie sociale de marché, le dynamisme mondialisé de ses PME, son régime parlementaire avancé, son fédéralisme qui impose, comme en Suisse, la subsidiarité et engendre une démocratie « à portée de la main » sont des références. Mais ce n’est pas une raison pour refuser les concessions nécessaires pour continuer à vivre ensemble.

Scénario du pire : votre appel n’est pas entendu. L’Europe tombe dans le gouffre ?

Je ne peux pas écarter ce risque. Il est réel. On tentera alors de sauver la face en substituant à l’Union actuelle un grand espace de libre-échange. Nous aurons un grand marché – avec des trous ! – au lieu d’une grande Europe. Je sais bien sûr, en disant cela, qu’on me répondra que les circonstances ont changé depuis mon départ. Ce que je reconnais.

Ma période à Bruxelles fut plus facile. Il n’y avait pas, comme aujourd’hui, cette montée problématique de l’individualisme qui mine les aventures collectives, ce choc entre le local et le global qui alimente les peurs et les nationalismes étroits, ou cette dictature de l’instantané qui ne tient pas compte du temps politique nécessaire. D’accord. Mais qu’ai-je fait, sinon convaincre mes interlocuteurs Helmut Kohl, François Mitterrand ou Margaret Thatcher ?

Ma proposition, face au déclin européen, a été de proposer un marché unique pour stimuler les économies. Et ce fut une vraie relance pour la croissance et l’emploi. Il nous faut impérativement, pour éviter le gouffre, garder une vision géopolitique à l’horizon 2050, proposer un projet mobilisateur, et surtout vouloir une Europe forte et solidaire dans le monde.


1 Fondateur du think tank Notre Europe.