μεταφυσικά

La fin de vingt-cinq siècles de métaphysique...
PAUL VEYNE, Professeur au Collège de France
LE MONDE du 27.06.1984

 

Il y a plus de vingt ans, dans son Histoire de la folie, Foucault enseignait par exemple que le métier d'historien exigeait que l'on rompe avec les continuités que notre esprit ne cesse de projeter dans le passé à partir du présent. La leçon me parut être à la fois d'avant-garde et trop évidente. Mettre la différence à la place de l'identité, pensais-je, c'est justement là ce que nous faisons sans cesse, entre autres ambitions aussi, à l'école des Annales (qui, en ce temps-là, était encore une petite église militante). Foucault était un philosophe qui avait redécouvert notre idéal et le réalisait avec plus de talent que d'autres, voilà tout.

Ce que je n'avais pas compris était le caractère plus vaste de l'entreprise. Poursuivie jusqu'au bout, la thèse des fausses continuités historiques mène à la fin de tout rationalisme (la " mort de la vérité ") et à l'abolition de tout privilège du sujet - c'est-à-dire à la fin de vingt-cinq siècles de métaphysique. Accessoirement, à la fin de toute causalité intelligible: au lieu d'un sens global qui confirme l'esprit dans ses convictions, on a un polygone de causes de hasard. Il n'y a plus de moteur de l'histoire, ni, par exemple, de politologie. Pouvait-on encore parler d'explication causale ? Passant le pas sans trop le dire (le scientisme historique serait horrifié à l'idée qu'il existe d'autres intelligibilités qu'explicatives), il fallait se résoudre à considérer l'histoire comme une herméneutique des pratiques, une compréhension sans invariants de langage et sans grammaire générale. L'histoire n'explique pas: elle explicite.

Pour ma part, je n'ai commencé à apercevoir l'ampleur de l'entreprise qu'il y a quelques années, peu après être devenu un collègue de Foucault au Collège de France. Or, du point de vue de l'historien, l'intérêt de cette destruction de la raison est qu'elle laisse le champ libre à la construction d'algèbres herméneutiques beaucoup plus puissantes que celles dont nous disposions aux Annales. Elle ne les dicte pas: seul l'évènement, en sa particularité, peut le faire, de même que chaque langue dicte sa grammaire propre aux linguistes qui l'étudient. Mais elle supprime les invariants et les généralités qui font obstacle à une algèbre enfin capable d'analyser sans résidu l'événement.

Si j'écrivais aujourd'hui mon étude sur le Pain et le Cirque, je l'écrirais tout autrement. Depuis quelques années, j'ai vu Foucault étudier l'amour antique, sujet qui m'est familier, et les deux volumes qui viennent de paraître illustrent la puissance de cette algèbre. Même chose pour la notion de pouvoir politique (où on a bruyamment réfuté Foucault sans avoir compris un seul mot à ce qu'il voulait dire).

L'œuvre de Foucault me semble être l'événement de pensée le plus important de notre siècle. Elle est la mise en œuvre de la partie critique de la pensée de Nietzsche, indépendamment de ses options élitistes et en réduisant à une " métaphysique négative " sa nouvelle métaphysique de la volonté de puissance. Cela fait un virage à angle droit dans l'évolution de l'historiographie, qui prend alors la place de la philosophie devenue sans objet, à moins d'être la théorie de cette herméneutique.

PAUL VEYNE, Professeur au Collège de France