μεταφυσικά

« La fin de la métaphysique ouvre une nouvelle carrière à la philosophie »
ITV JL Marion
Le Monde Septembre 98

 

« Votre parcours intellectuel commence, en 1975, par un essai épistémologique, Sur l'ontologie grise de Descartes, suivi d'une série de livres sur le même philosophe. Pourquoi une si longue attention portée à René Descartes ?

- Il est clair qu'une longue tradition d'exégèse de Descartes s'est développée en France. Pourtant, ce n'est pas seulement à cause d'elle et de mon maître Alquié que j'ai pris cette orientation. Ce fut pour aborder de front la question centrale pour le débutant en philosophie que j'étais en 1968 : qu'est-ce qu'une métaphysique ? Car, pour éventuellement dépasser la métaphysique, encore faut-il savoir ce qu'est la métaphysique. Et quel meilleur cas que la métaphysique de Descartes, supposée bien connue et pourtant si profondément énigmatique ? » Le premier moment fut d'aborder la question de la doctrine cartésienne de ce qui est (de l'étant), en comparant le texte de jeunesse majeur, les Règles pour la direction de l'esprit, au corpus d'Aristote. J'ai fini par montrer que cette doctrine de la science, en réfutant pas à pas chaque thèse de l'ontologie d'Aristote, construisait non seulement une théorie de l'objet en général, réduit à l'ordre et à la mesure (aux modèles et aux paramètres), mais assumait une ontologie inversée (« grise »), celle de la modernité, à savoir de la technique. Le second moment fut de déterminer quel étant tenait le premier rang selon Descartes. Le point de départ fut l'étrange doctrine de la création des vérités éternelles (mathématiques et logiques), qui contredisait le consensus des scientifiques (Képler, Galilée, Mersenne), des théologiens (Suarez, Bérulle), et même des cartésiens à venir (Spinoza, Malebranche, Leibniz). En fait, Descartes y assumait la transcendance du fondement, contre la tendance dominante à l'univocité entre fini et infini : notre science est bien certaine, mais son fondement (notre esprit) reste fini, parce que créé. Que la rationalité scientifique soit certaine et pourtant finie, voilà un second trait de la modernité. » Troisième moment : si l'on admet, comme je le fais encore à la suite de Heidegger, que toute métaphysique se construit en une onto-théologie, peut-on en trouver une chez Descartes ? En fait, il m'apparut qu'on en peut trouver deux. L'une selon la cause : tout ce qui est est cause ou effet, l'étant suprême se nommant alors causa sui (rôle tenu par le « Dieu » métaphysique). L'autre, plus dissimulée, où tout ce qui est est pensant ou pensé (ce sera Berkeley), l'étant suprême se déclarant alors pensée de soi (cogitatio sui, si l'on peut dire), rôle tenu par le sujet, désormais transcendantal (ce sera Kant). Une telle ambiguïté de l'onto-théologie en interdit l'usage polémique, lui rend une pertinence en histoire de la philosophie et caractérise parfaitement bien la modernité jusqu'à Hegel au moins, comme le montrent de plus récents travaux.

- Heidegger affirme procéder à la fin de la métaphysique. Doit-on parler de fin de la métaphysique ou de fin de la philosophie ?

- Heidegger tend à identifier les deux fins. Pour moi, après une longue hésitation, je me suis persuadé que la « fin de la métaphysique », loin de signifier la fin de la philosophie, lui ouvre une nouvelle carrière. Mais cette distinction implique un concept précis de métaphysique. - Un concept hérité d'Aristote ? - Au contraire. Historiquement, le concept de métaphysique ne s'impose qu'à partir du XIVe siècle. Aristote l'ignore, et Thomas d'Aquin l'utilise très peu. Il faut, pour qu'une métaphysique se déploie, un concept univoque et représenté de l'étant en général, donc aussi un sujet transcendantal. Cela vaut de Duns Scot à Hegel, puis, négativement, jusqu'à Nietzsche. Dans ce champ, on peut tenter de repérer des types variés de constitution onto-théologique. Ailleurs, tout devient imprécis. Je n'aime pas l'imprécision.

- Si l'on vous suit, il y aurait une fin de la métaphysique et non pas une fin de la philosophie ?

- Oui, mais il faut, là aussi, s'entendre. Nous ne pouvons rationnellement parler de « fin de la métaphysique » qu'à partir du concept précis de métaphysique que je viens d'évoquer. D'autre part, Ia « destruction de l'ontologie » et de la métaphysique constitue le travail positif de la philosophie, toutes tendances ou presque confondues, depuis plus d'un siècle. S'y retrouvent Nietzsche, Wittgenstein, Heidegger, comme aussi Bergson, Gilson, Deleuze, Habermas et tant d'autres. Enfin, il faut comprendre que si la métaphysique arrive à son terme, ce n'est pas parce qu'elle a échoué (il serait alors facile de la dépasser), mais parce qu'elle a accompli toutes ses possibilités, donné tout ce qu'elle pouvait donner, bref a réussi toutes les levées possibles avec les cartes dont elle disposait. Il faut donc, pour aller plus loin qu'elle, une nouvelle distribution du jeu. D'où l'immense difficulté à faire ne fût-ce qu'un pas de plus qu'elle, puisqu'elle a réussi à atteindre son but, la technique.

- C'est un accomplissement ?

- En un sens, oui. Comme la peinture fut accomplie avec Ingres et David et a dû attendre Courbet, Manet et Cézanne pour repartir, mais ailleurs. De même aujourd'hui, avec la fin de l'abstraction et même, peut-être, d'une certaine figure de la peinture en général, nous attendons une nouvelle donne. Encore une fois, la technique accomplit sous nos yeux la magnifique et terrifiante perfection de la métaphysique : tout ce qui est effectif est désormais vraiment rationnel, tout ce qui est rationnel devient vraiment effectif.

- Pensez-vous qu'au rebours de l'esprit du temps, inspiré, dans les années 60 et 70, par le marxisme, la psychanalyse ou le structuralisme, tout à la critique du sujet comme fondement de l'entreprise philosophique, l'heure soit au triomphe de la subjectivité ? Au point que l'alternative paraisse se résumer désormais au choix entre le sujet ou la barbarie ? Comment vous situez-vous dans ce débat ?

- Les termes de ce débat ont été imposés par Habermas, mais je refuse de m'y inscrire. D'abord, parce que je n'en suis pas encore arrivé à la philosophie politique, abordant à peine l'éthique. Ensuite, parce que le concept de sujet ici invoqué reste faible, abstrait, confus, parfaitement exposé aux anciennes critiques marxistes contre les libertés formelles et la subjectivité « bourgeoise ». D'ailleurs, les dissidents nous l'ont démontré, la force de la démocratie tient précisément à ce qu'elle ne requiert aucun fondement, pas même le sujet. Elle réussit simplement parce qu'elle seule affronte (et éventuellement résout) les problèmes de la cité. La crainte d'une prétendue restauration du sujet me paraît en fait reposer sur une sombre équivoque : ni Levinas, ni Ricoeur, ni Henry (ni les philosophes de la démocratie) ne recherchent un nouveau pôle transcendantal. Leur entreprise ne contredit donc en rien les critiques de la subjectivité (Deleuze, Foucault, Lacan, j'ajoute avec respect Clavel, etc.), qui stigmatisaient précisément ce sujet transcendantal et fondateur, bref la conscience supposée transparente à soi. La phénoménologie ne s'oppose pas à la critique du transcendantal, elle l'assume. Dans mon propre travail, en particulier dans Etant donné, je tente de faire définitivement apparaître un Je non fondateur, mais fondé ; non constituant, mais rendu au phénomène qui se donne ; non transcendantal, mais adonné ; non conscient de soi, mais en retard sur un appel plus originaire à lui que lui-même. Comme Carthage, le sujet doit être détruit non pour le plaisir, mais parce que sa prétention transcendantale faisait obstacle à la manifestation d'autres phénomènes, encore restés invisibles : l'être, l'angoisse et l'ennui, la chair, autrui, le Soi, etc. Il est parfaitement inexact de réduire la phénoménologie à une restauration de la subjectivité métaphysique.

- Le pape Jean Paul II est un bon spécialiste de la phénoménologie. Cette doctrine a-t-elle fini par devenir une sorte de philosophie officielle de l'Eglise ?

- Karol Wojtyla, lorsqu'il enseignait à l'université de Lublin, a écrit sur Scheler et Husserl, fort bien d'ailleurs. Mais je suppose que, devenu Jean Paul II, il connaît trop bien les excès du néo-thomisme pour imaginer la folie d'une philosophie officielle pour l'Eglise catholique. Il faudrait s'en assurer auprès de ses interlocuteurs en philosophie, qui furent, il me semble, deux non-catholiques, Levinas et Ricoeur. L'Eglise n'a nul besoin d'une philosophie, ni d'une pensée unique. Saint Paul l'a avertie qu'elle n'y a rien à gagner, mais tout à y perdre. Le Christ lui suffit comme horizon indépassable de la rationalité.

- Si, comme vous le suggérez, le donné précède le constitué, cela n'entraîne-t-il pas que toute vérité soit de l'ordre de l'interprétation, et non du fait ? Le savoir de l'interprétation ne risque-t-il pas de sombrer dans le relativisme ?

- Au contraire, parce que le donné précède l'interprétation et seul la supporte. Ensuite, parce qu'il faut distinguer entre les phénomènes. Les phénomènes communs (physiques par exemple), où l'intuition reste contenue par le concept, relèvent toujours de schémas métaphysiques, donc se laissent constituer. En revanche, les phénomènes saturés, où l'intuition déborde tout concept délimité, ne peuvent se comprendre par simple causalité : nul ne peut les provoquer, ni les reproduire, ni les constituer en une signification unifiée. Il en va ainsi pour l'événement, autrui, la chair ou le tableau. Inconstituables, ils surgissent et exigent une interprétation infinie. Elle ne réduit pas le donné, elle lui rend hommage. Devant le donné pur, imprévisible, je dois renoncer à le constituer, mais dois m'adonner à lui, en l'interprétant et en m'y laissant interpréter. » Toute herméneutique qui tenterait de réduire le fait et le donné contredirait de front la phénoménologie de la donation. Car elle veille à ce que ce qui se donne se montre autant que possible. Nous avons besoin de phénoménologie précisément lorsque le donné ne se phénoménalise pas de prime abord. L'herméneutique commence donc devant l'incompréhensible, l'inouï, parfois l'inadmissible. Car, devant l'indicible, que faire ? Tenter précisément de le dire. A la question : comment prier après Auschwitz ? la réponse s'impose : en priant. A la question : comment faire de la philosophie après Auschwitz ? la réponse s'impose : en philosophant. »