Il y a 100 ans ....

La nature allemande 15 août 1914

 


Je vois bien l'avantage qu'on peut trouver à concentrer l'attention publique sur de petits faits particuliers, que provisoirement nous considérons comme exceptionnels, tel le mot des prisonniers de la Woëvre 1 : « Ce n'est pas une guerre nationale, c'est une guerre d'officiers », ou la parole de cet autre arrivé hier à Versailles : « Kaiser kaputt… Ja, ich bin Sozialdemokrat 2 ». Mais si la tendance et l'objectif de ces sortes de considérations sont très clairs, il est encore plus clair qu'elles risquent de jeter l'opinion française sur la pente d'une illusion très dangereuse. C'est très joli de dire qu'on ne fait pas la guerre aux peuples ! Si la manœuvre ne persuade point le peuple ennemi, elle a le grave inconvénient d'exposer le nôtre à des élans de confiance dont il serait infailliblement la victime.


L'exception est l'exception, il faut la connaître, et elle est précieuse, mais c'est le général qui est la règle, qui se présente et s'applique dans la plupart des cas !


Ceux qui ont vu de près l'Allemand se rendent compte, comme Pierre Lasserre l'expliquait ici même il y a peu de jours, de l'importance et de la généralité de la haine qui nous est vouée en Allemagne. Ce ne sont pas des unités d'exception qui agonisent les Français de basses injures et excitent les troupes allemandes à « taper sur les vauriens de Français. » Ce sont les foules qui encombrent les brasseries allemandes. À cela se marque le caractère et en cela s'affirme la volonté naturelle de cette nation. Nous avons dit, nous redirons tout ce qu'il faut penser de la ridicule démence qui s'est emparée de Guillaume II et de ses fils. Toutefois, ce mal-là ne se comprend tout à fait qu'à la condition d'y reconnaître le mal sacré de l'Allemagne éternelle, celui qui fut propre à tous les peuples allemands, à toutes les époques de leur histoire, celui qui caractérisa toutes les « querelles d'Allemand » auxquelles répondirent nos plus beaux « tumultes gaulois ».


L'Allemagne contemporaine était gardée et défendue depuis un demi-siècle par la forme héréditaire de son gouvernement, enfin arraché au système électif, qui l'avait séculairement désolée, par une loi successorale imitée du royaume de France et aussi, dans quelque mesure, par certaines qualités de sérieux et d'application qui furent strictement particulières au peuple prussien, le plus excentrique et le moins allemand des peuples d'Allemagne. Mais le furor teutonicus a fini par tout envahir et tout dominer. C'est lui, c'est cet esprit de rage grossière, de brutale forfanterie, d'arrogance démesurée qui, avant de s'imposer à la politique, a profondément pénétré les mœurs administratives, remplaçant un esprit de discipline rigoureux, mais formaliste et ainsi un peu garanti contre lui-même, par la sauvagerie innée des instincts de la chair et du sang allemands. Les fouilleurs effrontés de la frontière de Hollande 3 ont fourni un brillant échantillon de ce genre de sauvagerie. On en relève un autre à la frontière de Russie, où des Allemands ont tué la femme d'un officier de gendarmerie qui refusait de leur indiquer le mouvement des troupes russes. Un autre encore, non moins ignoble, aura brillé dans l'évacuation du sanatorium de Francfort que les malades à peine opérés ont dû quitter à la hâte, même une femme en couche avec son enfant !


Que dites-vous encore de l'espionnage pratiqué avec tant de simplicité, de facilité et de naturel ? Comment l'empire a-t-il trouvé tant de brutes retorses à utiliser dans un emploi généralement en horreur aux peuples policés ? Il faut que l'Allemand ait le génie de l'espionnage, comme de l'insolence et de la muflerie. Ces choses-là ne sauraient tenir à la seule impulsion venue d'en haut. Affaires d'exécution, donc affaires de personnes humaines, inhérentes à l'état du cœur de chacun, au degré de la civilisation morale, à l'épaisseur ou à la sensibilité de la fibre. Ces choses-là donnent la mesure exacte de la valeur individuelle allemande. Elles fixent l'état des mœurs d'un peuple avec la précision que le dynamomètre apporte à chiffrer la vigueur d'un muscle donné.


Il est d'humanité et de bon sens élémentaire d'épargner aux Français toute espèce d'erreur à ce sujet, au moins pour tout le temps que cette guerre sera balancée. Oh ! quand nous marcherons en Allemagne, la férocité allemande sera sujette à changer d'aspect ! Elle tournera bonnement en servilité. Tant mieux sans doute. Mais tant mieux à la condition de rester en garde ! Il est inutile de laisser nos soldats se reposer sur la bonne foi ou sur la bonhomie du peuple allemand. La méprise pourrait coûter des flots du plus beau sang de France, sang de héros dont nous avons plus que jamais le devoir d'être ménagers. Il y a des rois et des chefs allemands dont on pourra peut-être tirer un parti judicieux : ne les rejetons pas en bloc ; la fable complaisante de la bonne nation opprimée et amie n'est pas non plus à rejeter en bloc. N'adoptons rien qu'avec précaution et vigilance, et réglons tout plan d'avenir sur la vue exacte de ce qui est.


Le rédacteur en chef du Rappel, M. Charles Briand 4, vient d'exprimer dans les termes les plus nobles et les plus éloquents le sentiment de gratitude qu'il veut bien éprouver envers Léon Daudet, auteur de L'Avant-Guerre, et envers moi. Il est bien exact que nous n'avons jamais partagé cette longue erreur sur la bonté allemande et nous nous sommes efforcés d'en préserver quiconque nous écoutait. Mais voici les Français avertis par le fer et le feu : ce n'est pas l'instant de les laisser se jeter dans des erreurs nouvelles ! 5


Charles Maurras